14 Juillet 1789, dans la journée…
Bernard Renée Jourdan, Marquis de Launay, farfouillait avec frénésie dans les tiroirs de son bureau, alors qu’à l’extérieur, les grondements de la foule se faisaient de plus en plus denses, proches, angoissants. Paris était tombé sur la tête. Launay sentait bien la tension dans la capitale ces dernières semaines, mais jamais, au grand jamais, du haut de la vieille bâtisse, réputée imprenable, malgré son état de plus en plus alarmant, il n’aurait imaginé cela. La Bastille était, pour les parisiens, la représentation du pouvoir royal, lointain de seulement quelques lieux, et qui ne répondait pas à leurs souffrances.
-Monsieur ! Monsieur ! Il faut fuir, nous ne tiendront pas la place ! s’exclama l’un des gardes.
-Fuir ? Et pour où ? rétorqua le marquis, cynique.
Il n’avait même pas relevé les yeux, cherchant tout au fond de ce tiroir, dans ce vieux meuble datant du roi Louis XIII, si ce n’était pas son père, le bon roi Henri IV, et il n’avait dut ouvrir ce tiroir précis qu’une seule fois, le jour où il avait reçu les clefs – et la place – du gouverneur de la part de son père. Ce fameux tiroir contenait tous les dossiers des prisonniers les plus sensibles ou les plus mystérieux que la Bastille avait jamais contenus. Et il y en avait au moins un que le gouverneur se devait de sortir de là. Retrouvant la enveloppe qui retenait le dossier, il la sorti, et en tira les documents, vieux de plusieurs dizaines d’années, pour en vérifier rapidement la contenance, plus pour authenticité que parce qu’il y avait jamais eus accès. Le garde, curieux, jeta un coup d’œil, mais le marquis fut plus rapide. Il enveloppa le dossier dans une enveloppe vierge, et la scella de cire avec un sceau vierge, anonyme, avant de le tendre au garde :
-Cela doit parvenir au roi, et sans être ouvert ! Partez, maintenant.
-Mais, Monsieur le gouverneur, vous ne pouvez pas rester ici !
-Je vous donnerai du temps. A Versailles ! Vous serez peut être celui qui avertirez le roi de ce massacre. Après une dernière hésitation, le garde prit la petite porte du bureau et s’échappa par les escaliers de service.
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Paris, 1646,
Le jeune Eustache courrait du plus vite qu’il le pouvait, sautant par dessus les ordures encombrant les rues de Paris, le petit plis qu’on lui avait confié serré contre son cœur, en direction d’une adresse qu’on lui avait indiquée, celle d’un parlementaire. Il était encore un enfant, d’une famille de bon nom, et la position que son père lui avait confiée était importante pour toute la famille, c’était du moins ce qu’on lui avait dit. Bouffi d’orgueil par cette importance qu’on lui avait donnée, le distinguant du reste de son importante fratrie, Eustache ne pouvait se permettre d’échouer ou de décevoir. A la vérité, il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il pouvait bien transporter serrer contre sa poitrine, mais il était le premier page que Monsieur Colbert, le conseiller de Mazarin, premier ministre de France, avait trouvé au moment où ce message devait partir. Il fallait être discret en ces temps troublés, la guerre d’Espagne rendant les rues dangereuses et tendues, alors pourquoi faire tout un tapage avec un coursier, quand on peut se contenter d’envoyer un enfant ? Les petits de l’âge d’Eustache pullulaient dans les rues de Paris. Le petit Eustache l’avait plus ou moins compris, s’il accomplissait correctement sa mission, il pourrait revenir chez son père en se pavanant devant sa multitude de frères et sœurs parce qu’il avait eut la confiance du Ministre. Enfin, de son secrétaire, mais c’était pareil aux yeux du petit garçon. Il arriva enfin à destination. Il n’avait pas tout comprit, mais savait qu’on attendait la lettre chez le parlementaire auquel le courrier était adressé. Il toqua à la porte, et une servante, qui aurait pu au moins être son arrière-grand-mère à ses yeux, lui ouvrit la porte :
-Qu’est ce que c’est ? Elle baissa les yeux vers l’enfant et lui jeta un regard méprisant, malgré les jolis vêtements qu’il portait, mais qui, heureusement pour lui, ne rappelaient pas la livrée du Cardinal.
-On ne reçoit pas de quémandeur dans cette maison ! Allez, ouste ! Elle lui referma la porte au nez. Après un instant de surprise et de déception, Eustache prit son courage dans ses deux petites mains, et toqua à nouveau. La même vieille servante lui ouvrit la porte.
-J’ai dis « ouste », tu ne vas pas rester là toute la journée à frapper à la porte ? J’ai du travail qui m’attend, moi ! s’exclama la vieille.
Elle allait à nouveau lui claquer la porte au nez, alors le petit garçon s’empressa de sortir la lettre de son petit pourpoint et la lui mit sous le nez.
-C’est du Cardinal, pour votre maître, et si je ne lui remets pas en personne, il y a pas que moi qui vais avoir des problèmes ! Etait-ce la lettre, l’assurance du petit Eustache, ou le mot « Cardinal » ? Eustache ne le sut pas, mais la vielle devait être dans une quelconque confidence, car au lieu de le rabrouer et de le renvoyer, elle le laissa entrer et lui fit signe d’attendre, il était hors de question qu’avec ses chaussures sales, il ruine tout son ménage. Eustache regarda ses pieds, ils étaient effectivement couverts de boue. Il en fut très ennuyé, sa mère lui avait toujours appris à être présentable en toute occasion. Il tenta plus ou moins de s’essuyer les pieds sur le tapis de l’entrée. L’attente ne fut pas longue, le maître de maison, un homme d’un certain âge, plus vieux que son père sans doute, vint lui réclamer le pli. Eustache, prenant des airs importants, fit mine d’hésiter, avant de finalement le lui remettre. Sans vraiment regarder l’enfant, le parlementaire lui lança une pièce que le petit attrapa à la volée, par réflexe, avant de s’éloigner de lui. Eustache n’eut pas le temps de le remercier que déjà, la vieille le mettait à la porte.
Il prit la pièce entre ses mains, la regardant sous toutes les coutures, émerveillé. Sa première vraie pièce rien qu’à lui… Il ne réalisait pas qu’il venait de commencer sa vie dans l’ombre des grands, par cette simple mission bien exécutée.
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-Tu te rends compte de l’honneur qui t’es fait, j’espère ? lança son père, encore plus incrédule que le fils.
Eustache, 15 ans, avait du mal à réaliser, lui aussi. Il n’y avait pas quelques jours qu’on avait amené la missive à la famille du jeune homme. Monsieur Colbert, un des bras droits du Cardinal, voulait de l’adolescent comme valet. Un insigne honneur qu’on lui faisait. Colbert, de son côté, était promis à un grand avenir. Nous étions en 1653 et la Fronde se finissait. Tout rentrait « dans l’ordre des choses » et les fidèles du Cardinal Mazarin, dont la famille Danger faisait partie, pouvaient de nouveau respirer. Ils avaient fait tête basse, puis avaient quitté Paris quelques temps, histoire d’attendre que tout cela se calme. Enfin, ils avaient repris possession de leurs biens et de leur statut. Et il ne manquait plus que cette nouvelle pour parachever leur retour à la normale, en mieux. Eustache avait l’impression d’être promis à un grand, un merveilleux avenir, et il en était ravi. Pourquoi se priver, alors ? Il en était sûr, sa bonne étoile brillait au dessus de sa tête. Son père n’était pas là pour le contredire, il le savait. Sa mère s’était empressée de le trainer jusque chez le tailleur pour lui dégoter une livrée convenable, retaillée à la taille du jeune garçon qui était déjà grand pour son âge. Dans cette tenue, il n’aurait pas pu être plus fier qu’un Pape. Il se regardait sous toutes les coutures dans le miroir, les yeux brillants. Il serait le meilleur, celui dont on ne pourrait plus se passer, jamais. Il en était certain ! Comment pourrait-il en être autrement ?
-Oui, Père. Et je ne vous décevrai pas, je vous le promets. ---
Décevoir son père ? Comment l’aurait-il pu, en passant, sur recommandation du cardinal, s’il vous plait, de page à son service, à valet de Colbert, la puissance montante dans la politique française ? Au contraire, Monsieur Danger était bien fier de son fils, et il ne cessait de vanter ses louanges dans le quartier. Modeste, Eustache ne disait pas grand-chose, mais au fond de lui, il était ravi. Comment aurait-il pu en être autrement, quand on est si proche d’un tel homme ? Et encore, il ne disait pas tout ce dont il était témoin. Comment aurait-il pu ? Cela aurait été braver la confiance que Monsieur Colbert avait mise en lui.
Cette confiance justement, ces derniers temps, il n’était plus certain de la mériter. Parce que voilà, le jeune homme doutait. Et à raison. Les événements récents l’avaient amenés à ne plus savoir sur quel pied danser. De loin, servant par ici un verre à son maître, apportant ou emportant une missive par là, il avait tout entendu de la machination de Colbert contre son rival, Nicolas Fouquet. Et voilà que l’Ecureuil, comme on l’appelait, venait de tomber de son arbre, et c’était bien Colbert qui jubilait. Aussi, ce soir là, alors que son maître travaillait, concentré sur sa tâche, Eustache se décida à percer l’abcès, du moins avec circonspection.
-Monsieur ?
-Mmh ?
-Pardonnez-moi d’être indiscret mais, cette histoire avec monsieur Fouquet ne risque-t-elle pas d’aller trop loin et de tourner à votre désavantage ?
-Qu’est-ce à dire ?
-Si jamais il revenait en grâce…
-Il n’y reviendra pas.
-Mais si…
-J’ai dis qu’il n’y reviendrait pas, Eustache ! Je crois que ma parole devrait suffire. Et après tout, qu’est ce qu’un valet comme vous peut bien comprendre aux subtilités de la politique ?
-Je m’excuse, monsieur, c’est simplement que…
-Il n’y a rien de plus à dire. Vous êtes assez intelligent pour un domestique, comprenez que votre place est là où elle est, et que vous n’avez plus à y revenir. Ai-je été assez clair ? Eustache, soufflé par le ton glacial, mordant et terriblement dédaigneux de son maître, baissa les yeux et prit congé. Pourtant, il se doutait au fond de lui que l’histoire était loin d’être terminée.
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Et ce fut effectivement le cas. A partir de ce moment-là, Eustache, jugé indigne de confiance, fut relégué aux basses tâches : veiller de nuit, aider à nettoyer les écuries… Des tâches qu’il n’effectuait plus depuis sa sortie de l’adolescence. Pire que cela, Colbert continuait à être horriblement dédaigneux et même humiliant à son encontre. Si cela avait passé, peut être Eustache aurait-il fini par oublier. Mais dura plusieurs mois. Le jeune homme finit par en ressentir une haine viscérale à l’encontre de son maître. Cela redit surement la tâche bien plus faciles aux hommes de son nouveau rival, Louvois, de le contacter et de se servir de lui. Contre forte somme d’argent, on lui avait dit d’administrer une liqueur à son maître. Eustache, dans sa soif de reconnaissance et pétri d’injustice, avait accepté. Et, alors que, discrètement, il avait versé la substance dans la soupe du maître et qu’il regardait le plat s’en aller vers la salle à manger, il fut prit de remord. Il n’était pas un assassin, n’avait ni l’âme ni la force qu’il y fallait. Il se rongeait les sangs. Le lendemain, on disait le maître fort malade, au point qu’on craignait pour sa vie. Inquiet de son avenir, Eustache ramassa ses maigres affaires et son pécule et profitant de sa charge, quitta les lieux en prétendant avoir une missive à transporter pour son maître. Il se rendit chez son père, hors d’haleine. Il allait le décevoir, mais il devait savoir, ainsi seulement il pourrait l’aider. Après une colère noire où il maudit son fils, le vieux Danger lui conseilla l’Angleterre, où il avait des amis, seul lieu où celui-ci serait en sureté. Eustache, qui n’avait jamais quitté Paris, allait découvrir un autre pays, et l’idée le tétanisait.
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-Eustache… appela une voix féminine encore engourdie par le sommeil, dans une voix teintée d’un fort accent.
Le jeune homme, déjà debout, finissait de s’habiller et de rassembler ses affaires. Pourtant, l’appel de la voix lui donna un frisson de plaisir. Il se pencha sur le lit et déposa un baiser sur les lèvres encore assoupies.
-Pourquoi faut-il que tu partes déjà ?
-Ne rend pas la chose plus difficile, Ann…Sept mois qu’il était parti de Paris, de France, pour l’Angleterre où, grâce à des amis de son père, il s’était fait assistant, secrétaire, teneur de compte… Un peu tous les petits travaux administratifs où on pouvait avoir besoin de force et de santé à rester éveillés, à défaut d’être déjà bien versé dans le commerce. Le jeune homme s’était vite rendu indispensable, et avait amassé pas mal d’argent, bien plus que son pécule de valet. Et maintenant… ? On lui avait proposé de repartir sur Le Havre, où on avait besoin de plus de monde. Le jeune homme avait accepté. Des mois avaient passés. On ne se rappelait certainement plus de lui. Son père lui avait assuré que Colbert s’était bien remit de son « trouble d’estomac » et qu’il était plus fort que jamais. Louvois en avait surement pour son compte. Si Eustache avait été mal intentionné, peut être aurait-il fait chanter le ministre. Mais voilà, il était déjà bien content d’avoir mit un monde entre lui et Paris pour ne plus y penser. Et Le Havre lui offrait bien des possibilités, à défaut de pouvoir y emmener Ann, cette jeune femme avait qui il avait passé de bons moments à Douvres.
-Je reviendrai, nous nous reverrons.
-Si tu savais combien m’ont dit ça… Eustache rit. Il riait encore quand il embarqua l’après-midi même. Le lendemain, en arrivant au Havre, alors que deux hommes lui tombaient dessus pour l’emmener à bord d’une voiture fermée, il riait beaucoup moins.
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Il se passa plusieurs jours avant qu’il comprenne enfin ce qu’il lui arrivait. On l’avait séquestré, sous ordre de Louvois. Au point que c’était une compagnie de mousquetaires qui étaient détenteurs de la lettre de cachet. Un comble, pour une affaire toute privée qui entachait le ministre lui-même. Au début, le jeune homme avait songé à crier la vérité, mais on lui avait fait comprendre que sa parole avait bien peu de foi face à Louvois, et il n’y avait aucune échappatoire possible, on ne le croirait jamais. Jeté dans une prison parisienne, il fit une bien étrange rencontre en la personne de Nicolas Fouquet. Si les premiers temps, Eustache n’avait osé lui dire la vérité, il s’en sentait bien coupable, l’ancien ministre en plein procès (ou ce qu’on tentait de faire passer comme tel) n’était que gentillesse envers le jeune homme qui pensait bien au fond de lui même qu’il n’en méritait pas tant. Ce ne fut qu’une fois que le jeune homme fut affecté valet de l’ancien ministre et que tous deux, transférés à Pignerol, cette forteresse loin de tout, glaciale, qu’Eustache trouva la force de lui raconter la vérité. Colbert, le plan, le fait qu’il n’a pas pu chercher à l’empêcher… Silencieux, Fouquet avait écouté toute l’histoire, les yeux dans le vague. Quand Eustache s’était tut, il avait attendu, longtemps, sans oser parler à nouveau, commençant à se demander si l’ancien ministre l’avait bel et bien entendu. Il allait reprendre la parole, quand Fouquet soupira.
-Je n’aurai jamais cru Colbert capable d’être aussi lâche… Comment a-t-il pu…-Je suis désolé, monseigneur… Je ne savais pas quoi faire, et un valet, c’est bien petit face à un ministre. -Evidemment que vous ne pouviez rien faire. C’était comme être un poisson nageant au milieu des requins. Vous auriez fini là où vous êtes. Est-ce aussi lui qui vous a envoyé me rejoindre ? Eustache avait rougi, mais n’avait pas répondu. Cette histoire-là, il la gardait pour une autre fois. Quand il aurait la force d’expliquer sa bêtise.
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Deux années avaient passées. Il y avait presque une routine rassurante entre les deux hommes, le valet et le maître, prisonniers l’un comme l’autre. Cependant, c’était une idée de leur geôlier, Monsieur Saint-Mars, qui allait venir briser ces petites habitudes. L’homme était bien ambitieux. Trop peut être, pour son propre bien. Il décida de se faire bien voir de tous et de gagner du galon. Mais comment faire, quand on est simplement geôlier de Pignerol et que le prisonnier de marque, Fouquet, n’intéresse plus personne d’autre que sa famille une fois l’affaire retombée ? Il faut créer un mythe, une légende, en se servant, peut être, de ces lettres bien étranges « de par le Roi », envoyées par Louvois, s’enquérant régulièrement de ce petit valet qui n’a pourtant pas l’air bien méchant. Pire, on l’informe que cet homme ne doit jamais côtoyer Fouquet. Prit de panique à l’idée qu’on découvre sa bévue faite depuis le début, Saint-Mars décide de mettre un peu de dynamisme dans la prison, et pour cela, il fait faire un masque, épousant la forme du visage mais en le rendant anonyme, en fer.
Ce masque, dont les arceaux se referment sur l’arrière de la tête et sont verrouillés par un cadenas, ne laisse plus que voir les cheveux du prisonnier. Eustache, ne comprenant rien à ce qui lui arrive, se voit faire changer de cellule, et enfermé dans cette arcane de fer, dont seul son geôlier peut le délivrer, et lui apporte à manger lui-même, interdisant aux gardes et au personnel de la prison de s’approcher. Cela crée bien sûr un mythe, une légende… Légende qui prend peu à peu de l’ampleur. Fouquet, de son côté, décidé à garder contact avec celui qui était devenu son petit protégé, réussi à soudoyer l’un des gardes, qui sert de courrier entre les deux hommes. Enfin, les efforts de la stratégie de Saint-Mars payent, il est nommé gouverneur de la Bastille ! Il partira avec son précieux prisonnier, laissant derrière lui Fouquet, malade, à son successeur, et ce sans regret. Si on lui avait dit qu’un valet aurait plus de poids dans l’avancement de sa carrière qu’un ancien ministre… Les derniers mots s’échangent entre Eustache et Fouquet, et le jeune homme jure qu’il n’oubliera jamais ce maître qui a été le meilleur des hommes pour lui. Un dernier conseil, pourtant, lui parvient de l’ancien ministre ;
« Prétendez être fou, l’Hôtel Dieu vous offrira plus de facilité à recouvrer la liberté ». Le conseil ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd.
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A la Bastille, l’ambiance est morne. Heureusement pour Eustache, Saint-Mars voulant garder le prestige et le mystère intéressant autour de son prisonnier, ne lésine pas sur son train de vie : bonne chère, draps fins, meubles et bibelots… On veut faire croire à tous qu’il est un puissant seigneur enfermé au secret. Paris se passionne de cette histoire. Qui est donc ce masque de fer ? Pressé de questions, Saint-Mars répond qu’il tient ses ordres d’assez haut pour ne pouvoir risquer d’y contrevenir. Il se sait protégé par Louvois, qui suit presque quotidiennement les états d’âmes de cet homme qui pourrait causer sa perte, mais dont Saint-Mars ignore tout. C’est ainsi qu’Eustache, déprimé au possible, fait la connaissance d’un de ses geôliers. L’homme lui assure qu’il peut le faire libérer. En contrepartie ? Eustache doit faire éclater une émeute dans la forteresse. Comment ? Il ne côtoie personne ou presque.
-C’est la seule chose que je vous demande, elle facilitera votre évasion. Comment ne pas écouter le chant des sirènes… ? Eustache n’a que peu besoin de se prétendre fou, il est à bout, ses réactions sont excessives et parfois même violente. Personne ne reconnaîtrait, masque ou non, cet ancien valet de chambre de Colbert, pas même ses parents. Mais Saint-Mars n’a pas fini avec sa marionnette… Pour se donner plus de poids encore, il profite de l’arrestation du duc de Lauzun, le plaçant dans la cellule voisine de son « prestigieux » prisonnier, et pensant ainsi qu’une fois le duc sorti, il ira relancer l’histoire peut être même jusqu’à la cour. C’était sans compter l’intelligence de Lauzun, qui réalise qu’Eustache n’est pas si fou qu’il y paraît. Descellant une pierre dans le mur, les deux hommes réussissent à communiquer peu à peu, échangeant leurs histoires. Ils échafaudent un plan : une fois Eustache à l’Hôtel Dieu, Antoine viendra le récupérer, et ainsi, une cabale contre Louvois commencera, avant de s’attaquer à Colbert. Tout sera prêt ! Antoine jure, Eustache le croit. Antoine parti Eustache reprend espoir. La prison ne sera pas pour toujours. Et il finit par toucher au but. Louvois, inquiet des rapports que lui font ses espions sur la santé mentale de son prisonnier, et se méfiant de l’ambitieux Saint-Mars, décide de le faire transférer à l’Hôtel Dieu pour éviter que quiconque ne s’intéresse à ses digressions et qu’elles se précisent. Saint-Mars est forcé de voir son prisonnier s’en aller, récupérant ce masque qui a fait sa fortune et la torture d’Eustache. Il en gardera toujours les séquelles. Pourtant, c’est une autre forme de supplice qui l’attend.
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Antoine ne vient pas. Antoine ne viendra jamais. C’est du moins ce qu’Eustache finit par se dire. Il est loin d’imaginer que celui qui devait le libérer a en fait été exilé. Le régime donné aux fous et le traitement qui leur est administré le met au supplice. Il en vient presque à regretter la Bastille. Mais là encore, au milieu de ces irraisonnés, qui le croirait ? Son salut pourtant, apparaît en la personne de Françoise Scarron, bienfaitrice de l’établissement, qui voit bien qu’il n’a rien à voir avec les autres. Eustache, pourtant, comprenant que la dame a des amis à la cour, et pourquoi pas proche de sa cible, comprend qu’il faut la jouer fine. Il prétend s’appeler d’Urville, Thierry d’Urville. Et quand bien même le directeur de l’établissement a reçu des consignes sur cet interné, il ne peut pas non plus se mettre à dos cette dame qui fait tant pour ses pensionnaires. Aussi note-t-il, pour satisfaire tout le monde, le décès de ce prisonnier qui lui était arrivé sans nom, et que personne, pense-t-il, ne regrettera. Louvois soupire de soulagement, et Thierry d’Urville, marqué par ces années d’épreuve, repart dans la vie.
-Je ne sais, madame, ce que je pourrais faire pour vous remercier.
-Que savez-vous faire, qui puisse servir à ma cause, monsieur d’Urville ?
-Peu de chose, en vérité… Avant, j’aimais l’art, la peinture…
-Alors je connais l’homme qu’il vous faut. Sa vie chez Madame Scaron était mille fois plus belle qu’il aurait jamais pu l’imaginer. Il n’aurait même pas pu en rêver. Parfois, au milieu de la nuit, il se réveillait d’un cauchemar en criant, en sueur, pensant être de nouveau en prison ou à l’Hôtel Dieu. Mais ce n’était pas le cas, et il reprenait peu à peu son calme. Françoise était aux petits soins pour lui, elle en avait fait son protégé, lui présentant mille et une personnes, parmi lesquelles celui qui était devenu son maître, Le Brun, le grand peintre de la cour qui, s’il avait été réticent au début, devait bien trop à Françoise pour lui refuser quoi que ce soit. Eustache, devenu Thierry, ne sait pas vraiment où la vie le mènera, vu tout ce qu’elle lui a déjà fait traverser, mais cela semble s’améliorer. Le Brun est ravi de son nouvel élève, qui apprend et réagit très vite. Au point qu’il l’emmène avec lui un peu partout, et même à Versailles. Quel éblouissement que ce lieu qui semble être taillé dans l’or et le marbre ! Les toiles du maître lui donne un éclat encore plus important, qu’on n’aurait jamais pu imaginer. Cependant, il doit faire attention à ne pas se faire repérer des deux ministres. La chose est peu probable, vu que le jeune homme a bien changé physiquement depuis sa rencontre avec chacun d’entre eux, mais il pourrait bien avoir des ennuis.
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Versailles, c’est aussi des rencontres intéressantes. C’est ainsi, via son maître et François, qu’il rencontre le nouveau prodige des divertissements royaux, le jeune Racine, avec qui il est chargé de travailler sur des fonds de toiles pour Le Brun. Ils sont efficaces, cependant, Racine, sentant le talent, cherche à tout prix à approfondir cette relation qui pourrait leur être bénéfique à tous deux. Mais Eustache, prudent, préfère ne pas trop se laisser aller, et décide de ne pas laisser le dramaturge en savoir trop sur lui en l’évitant hors de leur travail commun. C’est hélas la seule manière qu’il trouve, et elle n’est pas la meilleure car Jean, en plus d’être encore plus insistant, en devient plus suspicieux. C’est d’ailleurs en cherchant à l’éviter, qu’il se retrouve entre son maître et Madame Le Tellier, Madeleine de son prénom, sœur de Louvois. Quand Le Brun le présenta à l’hautaine jeune femme, il ne fallut pas longtemps à Eustache pour retrouver une pulsion vengeresse. S’il ne pouvait atteindre le ministre, peut être pouvait-il le toucher à travers sa sœur. Le plan n’est pas encore bien défini dans son esprit, mais sans doute trouvera-t-il une idée…
-Madame ferait un modèle magnifique pour un portrait, qu’en pensez-vous, maître ?
-Mais quelle bonne idée ! Je cherche justement un portraitiste de talent ! s’exclama Madeleine
-C’est que… les commandes du roi me gardent bien occupé… Mais monsieur d’Urville, mon apprenti, fait un travail extraordinaire, si Madame voulait bien se prêter au jeu.Madeleine, dubitative, et un rien vexée, avait regardé Eustache de haut, fronçant les sourcils et pinçant les lèvres, avant que le Brun n’ajoute, mentant effrontément :
-Il peindra la Grande Mademoiselle sous peu…
-Ah ? S’il peignait la famille royale, il était sans doute assez talentueux pour elle. Une cible en vue pour Eustache !
Le portrait fut une réussite. Madeleine ne pouvait laisser le talentueux jeune homme la quitter, aussi décida-t-elle de lui commander toute une série sur sa famille. Eustache était ravi. Non seulement il se faisait un peu d’argent pour lui-même, au dépend de la famille de sa cible première, mais en plus, cela lui laissa une grande marge pour fureter à droite et à gauche dans la maison de la sœur de Louvois. On la disait très impliquée en politique, il ne lui fallut pas longtemps pour en trouver la preuve. Des lettres, bien compromettantes, d’une cabale montée contre Colbert, ne furent pas bien difficiles à trouver, surtout avec l’aide involontaire de la femme de chambre de Madeleine, qu’Eustache avait dessinée rapidement au fusain et qui ne s’était jamais vue aussi jolie. C’était bien là l’art du peintre, la vengeance était un plat qui se mangeait froid, mais qui prenait longtemps à être dégusté également. Associé à cela, Eustache fit une révélation « involontaire » à Racine, mais assez forte pour qu’elle soit entendue de tous : il avait une liaison avec Madeleine. L’histoire était bien entendue fausse, mais la cour jasait déjà de voir que la sœur de Louvois s’était entichée d’un artiste au point de ne plus vouloir le laisser quitter sa demeure ou presque. A peine Eustache était-il rentré à Paris ces dernières semaines.
Et il allait se faire taper sur les doigts par Rose. Rose Beauregard, seconde d’un bordel très prisé et réputé, qui voulait faire de sa maison l’une des meilleures de Paris, avait commandé une série de portraits… affriolant des filles de la maison. Le travail était plutôt agréable, mais les distractions ne manquaient pas, et Eustache était un faible avec les jeunes femmes… Ne manquait plus que leur chef qui était toujours sur son dos et lui donnait mille et un avis dont il se serait bien passé, l’empêchant encore plus de se concentrer. C’était à se demander comment et pourquoi il avait accepté ? Se faire un peu d’argent pour ne pas totalement dépendre de Françoise qu’il avait à peine le temps d’aller saluer, certes, mais au point de se faire harceler de la sorte… Il allait revoir sa copie… enfin le spectacle était agréable…
D’autres choses le retenaient à Paris : le retour d’exil d’Antoine de Lauzun. Devait-il aller le voir ? Le temps avait passé, le duc l’avait peut être – certainement – oublié. Eustache hésitait. Il n’était pas sûr…
Paris, Versailles, sa vengeance, sa double vie, ses cauchemars, sa fragilité psychologique et émotionnelle… Eustache était plutôt mal parti.
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1817
Louis XVIII tenait entre ses mains l’un des secrets les mieux gardés du règne de ses ancêtres. Et en fin de compte, celui-ci lui paraissait bien pauvre. Après avoir enflammé les idées les plus folles, donné lieu à de nombreuses théories – dont l’histoire abracadabrantesque de Voltaire qui disait avoir rencontré l’homme au masque de fer… Ce jour là, ce secret que son frère n’avait jamais voulut révéler à son épouse bien des années auparavant, le faisait doucement sourire. Eh bien, c’était donc seulement cela ? La tentative d’assassinat d’un ministre contre un autre qui se devait de rester secret ? Un simple valet qui aurait put, s’il l’avait voulut à l’époque, faire tomber le gouvernement de son aïeul le grand roi soleil ? Louis XVIII, roi des français, trouvait cela bien risible désormais. Mais il comprenait l’impact à l’époque. Louvois aurait sans doute perdu son poste, et le fait qu’un homme ait pu signé à la place du Grand Roi, se faisant passer pour lui, aurait ébranlé sa stature.
Le désormais vieux comte de Provence, que rien ne destinait à devenir roi, troisième fils du Dauphin et de son épouse, assis dans une bergère au coin du feu, soupira longuement. Ce rapport avait traversé bien des épreuves et faisait parti des rares papiers retrouvés. Et tout ce mystère, autour d’un papier ne signifiant que « Masque de Fer » et quelques dates désormais effacées, se révélait en fin de compte bien décevant. Pourtant, en souverain éclairé, Louis XVIII comprenait son importance pour l’image de la monarchie, récemment rétablie. Aussi réunit-il tous les papiers dans sa main, et la tendit vers le feu, où il lâcha le dossier compromettant. Désormais, il n’y en aurait plus de traces de qui avait été Eustache Danger, le masque de fer.