21 Juillet 1656,
Maman m’a offert ce journal et m’a dit que je devais y coucher toutes mes observations pour qu’elles ne me restent pas dans la tête. Elle a ajouté qu’elle comptait sur moi pour l’enrichir de détails et de réflexions qui me permettront non seulement de mûrir mais également d’affiner mon style écrit.
Il est vrai que j’ai désormais dix ans. Je ne me rends pas vraiment compte de ce que cela signifie, mais Léonie m’a dit que c’était ma première décennie, et que c’était important. La preuve, elle m’a mis ma belle robe de taffetas rose, et nous sommes allées voir Grand-Mère dans son hôtel. Nous (Maman, père et moi) habitons au château de Rambouillet, qui est à quatre heures de l’hôtel de Rambouillet à Paris où Catherine, ma grand-mère, réside. Aussi nous allons passer deux nuits ici à Paris, et demain je pourrai assister à une session littéraire dans la chambre bleue (là où grand-mère reçoit les convives du salon) ! En arrivant, j’ai taché de me tenir convenablement malgré ma grande fatigue, et l’on m’a offert une ombrelle rouge ornée de fleurs brodées. J’ai remercié en italien, ce qui a fait plaisir à Grand-Mère qui est toujours nostalgique de son pays natal.
En allant l’essayer dans les jardins de l’hôtel, j’ai remarqué que Léonie n’arrêtait pas de regarder un des valets de Grand-mère… Je crois qu’elle est amoureuse : ce n’est pas la première fois que ça arrive. Devrais-je prévenir Maman ? Comme cela m’amuse, je crois plutôt que je vais me taire, ils sont amusants à regarder. Quelle belle journée !
♔
18 Décembre 1658,
Je dois rester dans ma chambre cet après-midi. Léonie m’a vu prendre le panier de fraises que je voulais manger au fond des jardins. Je suis bien triste. Je n’ai pas pu aller me plaindre à Maman car elle est avec Grand-mère qui reçoit à l’Hôtel de Rambouillet.
J’aimerais aller lire le recueil de poème que Maman m’a offert mais il est à la bibliothèque, je ne l’ai pas monté dans ma chambre. Je m’ennuie, je pense finir Œdipe Roi puis aller continuer la broderie que je voudrais offrir à Grand-mère pour le 25 décembre.
Demain, je demanderai à retourner en séjour chez Grand-mère. J’avais aimé participer à son salon littéraire : la dernière fois j’ai même réussi à me faire remarquer en citant l’Ancien Testament. Je sentais que Maman était fort satisfaite. Après tout, elle aussi se faisait remarquer dans sa jeunesse. Léonie m’a appris qu’on la surnommait l’Incomparable Julie, alors qu’elle s’appelle en réalité Julie Luciana d'Angennes. Elle était belle et pleine d’esprit, et mon père, le duc de Montausier, fut si bien envouté par ses charmes qu’il lui offrit un recueil de 62 poèmes, qu’on appela la couronne de Julie, écrit par les plus grands tels que Malleville ou Monsieur ! Maman est la preuve vivante que les amours de roman ne sont parfois pas si loin de la réalité. En vérité, une déclaration d’amour comparable à celle de Père pour Maman m’enchanterait.
♔
9 Juin 1960,
J’ai assisté ce matin aux noces de notre monarque avec Marie-Thérèse d’Autriche. Pour cela, nous nous sommes rendu à Saint-Jean de Luz, et avons ainsi côtoyé la cour pendant un mois. Maman m’a confié que c’est parce que j’ai plu à Anne d’Autriche, la reine mère, que nous avons pu nous y rendre, et j’ai été tellement surprise que j’ai rougis.
Nous nous y sommes rendus dès le matin pour participer à la messe. Je portais une robe blanche piquée de broderies rouges, avec des gants assortis. La robe était plus encombrante que d’habitude, et me gênait quelque peu pour mes révérences, mais Maman m’a dit que ce genre de tenue ferait très bientôt partie de mon quotidien. Elle était magnifique dans sa robe de soie et de dentelle, tout comme père qui avait mis un riche pourpoint.
La messe fut grandiose. J’ai pu apercevoir Monsieur, le frère du roi, dont la tenue et la mine rayonnaient dans toute l’église. Il était accompagné de princesses toutes plus belles les unes que les autres. Le roi semblait grave, ce qui n’est pas étonnant puisque c’est la raison d’Etat qui l’a poussé à épouser l’infante. Mais cette dernière semblait en admiration devant notre roi, peut-être l’aime-t-elle ?
♔
23 Novembre 1960,
Quelle frayeur ! A mon réveil, j’ai vu mes draps tachés de sang, et j’ai bien cru mourir. En entendant mes cris, Léonie est arrivée en trombe, a éclaté de rire puis m’a serré dans ses bras.
Après un bain parfumé à la lavande, elle est partie prévenir Maman, qui m’a fait mander au petit salon. Elle paraissait heureuse, mais son sourire et son regard m’ont semblé teinté de regrets. « Ma fille, tu es maintenant une femme. Retiens cela : en préservant ta vertu, tu garantie ton honneur. Mais ai-je vraiment besoin de le répéter ? Tu es une jeune femme intelligente et je sais que tu tacheras de ne pas succomber à la passion ».
Ces paroles raisonnent désormais en moi de manière étrange. Je n’ai pas peur, mais j’ai l’impression que je suis désormais à un tournant de ma vie et que je m’apprête à rentrer dans un monde que je ne connais que par les livres…
♔
26 Novembre 1960,
Maman m’a annoncé que j’allais vivre chez Grand-mère à l’Hôtel de Rambouillet de manière permanente. « Tu as 15 ans ma fille. Tu dois commencer à véritablement asseoir ton influence dans le salon de ta grand-mère, car tu en seras l’héritière. ».
Ces mots m’ont fait frémir, mais m’ont également rempli de joie. J’ai certes l’habitude de ce salon, mais ses occupants me voient encore comme une enfant sans expérience. Ce n’est qu’une question de temps, bientôt je saurai manier le verbe et la plume comme personne, et surtout je démêlerai des intrigues complexes et passionnantes.
♔
16 Janvier 1961 L’année dernière, Grand-mère m’avait demandé de choisir un pseudonyme, conformément à la mode précieuse : elle-même est appelée Arthénice. Aussi, j’y ai souvent pensé sans pouvoir trouver aucun nom qui me correspondrait, mais un événement aujourd’hui me pousse à choisir le pseudonyme de « Diane ».
En effet, j’ai lu mon tout premier sonnet devant l’assemblée de la chambre bleue ce matin, et il a tant plu que nous en avons débattu jusqu’à la fin de la réception. Un gentilhomme m’a qualifié de « Diane parisienne » : «Car, Mademoiselle, telle la déesse qui chasse le cerf ou le marcassin, vous chassez le bon mot, les rimes et les figures de style ». Je dois avouer que cette comparaison me surprend mais me plait, et il me semble que je suis aussi bien une chasseuse de bon mot que de secrets. Toujours à l’affût, j’écoute et analyse tout ce qui se dit et se déroule autour de moi. Comme Diane je passe pour une jeune femme pure et vertueuse, et je suis bien aise de refléter cela.
Mais je me sens en réalité tel un loup déguisé en agneau qu’on ferai entrer dans une bergerie… Bergerie où la plupart des agneaux sont en réalité également des loups. Je pense que ma curiosité, mon calme et ma répartie me permettront de surpasser en esprit les hommes comme les femmes et de rendre ce salon flamboyant. J’aurai une telle influence que rien ne m’empêchera de réaliser un mariage splendide et faire honneur au nom de Sainte-Maure. Je ne devrai sans doute pas coucher ces ambitions sur papier, mais je n’ai pu résister à cet accès de passion. Désormais, mon nom de salon sera Diane, cela est dit.
♔
5 Avril 1961,
Maman va devenir dame d’honneur de la reine et gouvernante des enfants royaux ! C’est une charge incroyable, renommée, et pourtant je n’ai vu poindre aucun orgueil dans sa voix lorsqu’elle l’a annoncé au salon. Mais lorsque je suis allée m’entretenir avec elle dans son boudoir, j’ai vu à son sourire qu’elle était plus que satisfaite. C’est à ce moment que j’ai pris conscience de sa beauté malgré ses 54 ans : elle ne rayonne plus mais charme par ses traits fins et son air éveillé et pétillant. Maman a fait ses preuves et sa réputation n’est plus à faire.
En retournant dans ma chambre, je suis resté songeuse car, contrairement à elle, j’ai encore tout à prouver. Physiquement, je ne lui ressemble pas, ou peu. Elle m’a cédé certains de ses traits, mais je suis d’une beauté plus discrète, que je tache de rehausser par des tenues coquettes. J’ai réussi à échapper à la petite vérole, aussi ma peau est encore lisse et mon teint pâle. Je sais bien que mes yeux sont quelque peu asymétriques, et je connais les moqueries qui circulent sur moi à ce sujet. Néanmoins, je suis d’assez grande taille et mon corps n’a rien à envier des autres femmes.
Déjà, certains gentilshommes se plaisent à jouer le jeu de la séduction avec moi, et je dois avouer que cela m’amuse beaucoup. Aussi, je ne pense pas avoir quoi que ce soit à envier à Maman. Tandis qu’elle servira la reine à Versailles, je resterai près de Grand-mère pour reprendre les rênes du salon. Cela me convient parfaitement.
♔
3 Décembre 1961 Nous avons sorti la Carte du Tendre pour voir commenter les amours de la comtesse de Monteaux et du comte de Cher, aucun des deux n’étant présent aujourd’hui. Nous avons ainsi constaté qu’ils avaient depuis peu quitté la ville de Nouvelle-Amitié pour prendre le Fleuve Inclination. En effet, la comtesse m’avait fait part de ses sentiments pour le comte, et il semblerait que ce dernier partage lesdits sentiments.
Au salon, j’ai commencé par exprimer ma méfiance vis-à-vis de la réussite de leurs amours : le Fleuve Inclination est le chemin le plus court pour parvenir à la vile de Tendre, mais elle est surtout la plus dangereuse. Cette route traverse certes la ville de Tendre sur Inclination, mais débouche sur la Mer Dangereuse, où les actions sont dictées par les passions et où le couple a de grandes chances de couler.
Aussi, je leur préconisais de se rendre à la ville de Billet Galant, afin d’entretenir graduellement une estime mutuelle pour ensuite rejoindre, justement, la ville de Tendre sur Estime. Le comte, connu pour sa manière délicieuse de manier le verbe, charmerait sans doute la comtesse par ses billets.
Le Duc de Nevers, qui nous rendait visite pour la première fois, pris alors la parole en faveur du Fleuve Inclination, arguant qu’il s’agissait de la voie la plus rapide et la plus sincère, partant d’un sentiment inexplicable et instinctif. J’avais ouï dire des extravagances de ce Mancini, qui profitait des richesses laissées par son oncle Mazarin, aussi je trouvais son intervention tout à fait prévisible.
Il était assis près de moi, aussi nous commencèrent à converser paisiblement tandis que Grand-Mère s’exprimait à son tour sur le sujet. Je lui trouvais une conversation très agréable, ainsi qu’une figure tout à fait séduisante, mais ne fut pas dupée par ses subtiles avances. Aussi, lorsqu’il me fit remarquer que nous semblions avoir pris la route de la ville de Grand Esprit, je rigolais doucement pour rétorquer qu’il semblait plutôt avoir pris le chemin de l’écueil Orgueil.
♔
28 Septembre 1962 Père m’a dévoilé l’identité du mari qu’il m’a choisi. Il s’agit de Louis Molé, le parlementaire érudit que j’ai déjà vu quelques fois au salon et qui ne m’a pas déplu. Si nos avis divergent souvent, ses prises de positions sont affirmées et ses arguments convaincants. La figure et l’esprit de cet homme me conviennent, et père fut bien aise de voir que j’acceptais cette union sans rechigner. Il s’agira d’un mariage de raison puisque ce fils de magistrat n’éveille en moi aucune passion. Mais je pense que nos caractères sont tout à fait compatibles : nous sommes tous deux intéressés par les arts et la politique. De plus, son statut de parlementaire me permettra plus d’implication dans ce milieu. Aussi, je respecte et approuve grandement le choix de mes parents et tacherai de me rendre désirable la semaine prochaine pour notre première rencontre « officielle ».
Oh, et j’ai fait ce matin une rencontre bien déplaisante. Grand-mère a introduit Marie de Durfort au salon, une jeune femme de 15 ans que j’ai trouvé for débridée. Elle s’est présentée seule, sans ses parents ou même une amie, et m’a paru en décalage avec notre milieu. Elle revendique haut et fort son héritage protestant sans aucune finesse et avec un entrain presque déplacé. Elle n’a que peu de manières et ses prises de paroles sont si spontanées que cela en devient lassant. Mais je connais le désintérêt que ses parents ont eu pour son éducation, aussi, manières mises à part, je reconnais que son esprit cultivé et son projet d’école de femme en font une jeune personne intrigante.
♔
13 Mars 1663 Le duc de Gascogne, Philippe d’Artagnan, a enfin accepté mon invitation ! Je l’ai invité personnellement à une session d’une dizaine de convives, et nous avons passé l’après-midi à discuter devant un chocolat chaud. Je ne savais quoi attendre de ce personnage dont on m’avait dressé des portraits très contradictoires. Était-il introverti et discret comme j’ai pu l’entendre, ou bien lettré aux manières plus que convenables comme d’autres le prétendaient ?
Il m’a paru calme et réservé, et nous avons conversé for amicalement. Tout d’abord, je me suis réjoui de l’acquisition d’une jument grise de race napolitaine qui sera désormais ma monture personnelle. Le duc me demanda poliment quel nom je comptais lui donner et, comme je ne l’avais pas encore décidé, nous cherchâmes ensemble quelques idées (j’appris au passage que le sien se nommait Hébé). Nous choisîmes le nom d’Iphigénie, en référence à ma tragédie grecque préférée.
Peu à peu, nous en vinrent à nous demander pourquoi nous aimions donner des prénoms aux animaux, action qui visait à humaniser des êtres à priori sans conscience. Nous eûmes un véritable débat sur la conscience des animaux, qui, d’après moi, n’en possèdent pas même si ils disposent d’une forme intuition et d’instinct qui peut le faire croire. Il me raconta également certains de ses voyages, notamment celui en Espagne qui semblait l’avoir profondément marqué.
Ce jeune homme me semble plus complexe qu’il n’y parait au premier abord. Je décelais chez lui une profonde envie d’ailleurs et de liberté. Je lui fis promettre de revenir pour nous conter quelques histoires gasconnes, sa terre natale. J’espère bien en apprendre d’avantage sur ce mystérieux personnage lors de ses prochaines visites.
♔
24 Mars 1663 J’ai subi un effroyable affront. Au salon, nous avons débattu une énième fois de la nomination de ce parent de Colbert comme maître de requêtes. Je savais le sujet délicat car mon fiancé est un fervent défenseur de Fouquet, rival de Colbert que je soutiens. J’avais conscience que, dans son esprit, nous faisions désormais partie de deux camps distincts, mais j’avais taché de lui faire comprendre que nous n’avions pas à être ennemis et que, au contraire, nous pouvions nous apporter mutuellement. En nous unissant, j’aurais accès à des contacts du clan Fouquet, et inversement pour Louis.
Je suivis donc le débat avec prudence. Mon futur mari critiquait vertement la nouvelle nomination, et s’opposait à quelques colbertistes chevronnés. Le ton montait, tout comme son humeur, et nous en vinrent, lui et moi, à confronter nos points de vue. L’échange fut calme mais tendu, puis, après une réplique, Louis soupira, comme excédé, et me regarda. « Voyez, ma chère, que nous ne sommes décidément pas fait pour nous entendre. Comment pourrais-je m’unir avec une femme qui soutient cet infâme ? Non, je ne peux vous épouser, ce serait salir ma réputation, ce serait bafouer mon dévouement pour le marquis de Belle-Île ! ».
Il tourna les talons et sorti sans sourciller, après avoir calmement salué l’assemblée, me laissant hébétée et profondément émue par ce renversement de situation. Je sentie mes joue s’enflammer à la fois de honte et de colère. On fit monter des sels car, muette, pale et immobile telle une statue, je semblais sur le point de défaillir. Les convives, silencieux eux aussi, prirent peu à peu congé, me laissant entre les mains de Léonie pour aller répandre la nouvelle dans tout Paris et jusqu’à Versailles.
♔
15 Août 1665 Mon tout premier bal s’est tenu hier soir à l’hôtel. Il était temps : à 20 ans c’est la première réception que j’organise seule. Grand-mère est bien vieille et bien lasse désormais, et son salon semble lui aussi perdre en vigueur. Mais je compte bien le faire revivre et lui redonner une nouvelle jeunesse. Grand-mère ne m’a jamais laissé organiser de grand événement ici, mises à part quelques représentations d’opéra avec de rares convives. En acceptant que j’organise ce bal, elle m’accepte désormais comme nouvelle salonnière de l’hôtel de Rambouillet ! Elle n’a plus la force de s’en occuper, elle m’a avoué qu’elle allait désormais cesser d’assister aux réunions du salon pour se reposer, même si elle continuera à me conseiller. Je l’aime sincèrement, aussi j’ai promis de la tenir aux faits de mes décisions, ce qu’elle a semblé apprécier.
Le bal s’est merveilleusement bien déroulé. La grande majorité des invités ont répondu présent, signe que le salon reste encore influent. J’ai fait des rencontres délicieuses, notamment la duchesse Rebecca de Richmond, un personnage illustre, cousine par alliance du roi d’Angleterre arrivée en France depuis peu. Je la trouvais agréable et pleine d’esprit : nous nous entendîmes immédiatement. Je lui promis de l’inviter au salon très bientôt, et elle m’assura de sa présence. Je me réjouis de cette nouvelle amie influente, mais également pleine de mystère : lorsque je lui demandais la raison de sa venue en France, elle évita ma question en me complimentant sur ma robe.
♔
2 décembre 1665 Grand-mère est morte ce matin à 77 ans, entourée de sa famille et de ses gens. Elle laisse derrière elle un salon éminent et un hôtel qu’elle a personnellement architecturé et décoré. Cet hôtel, elle me le lègue tout entier, comme elle m’a légué un caractère fort et une passion pour les lettres, les langues, l’histoire, les arts, et tout ce qui touche de près ou de loin à la culture. En sa mémoire, je tacherai de perpétuer le féminisme et le modernisme qu’elle a initié en 1608 à l’ouverture de sa chambre bleue.
Pour l’heure, je suis toute entière accablée par le chagrin, et j’ai eu bien du mal à sécher mes larmes pour écrire ces lignes. Je repensais aux charmantes anecdotes que Grand-mère me racontait sur la vie du salon avant ma naissance. La fois où le poète Voiture y introduisit des ours, ou encore la farce qu’on avait joué au comte de Guiche en rapetissant ses habits et lui faisant croire qu’il avait été empoisonné par des champignons qui l’avaient fait enfler durant la nuit. Je sens les sanglots poindre, ces éclats de rire complices que je partageais avec Grand-mère, je ne les revivrais plus jamais.
Nous l’enterrerons au couvent des Carmélites, avec l’épitaphe qu’elle a elle-même composé et qu’elle voulait voir sur sa tombe.
« Ici gît Arthénice, exempte des rigueurs,
Dont l'âpreté du sort l'a toujours poursuivie;
Et si tu veux, passant, compter tous ses malheurs,
Tu n'auras qu’à compter les moments de sa vie. »
Ce texte me rappelle douloureusement le caractère nostalgique de Grand-mère, que je n’ai pas sû égayer. Elle ne restera pas moins dans mon cœur une femme généreuse et raffinée, une confidente qui me manquera toujours.
♔
6 Mai 1666 :
Je me suis vue contrainte de refuser publiquement les avances de Paris de Longueville. Il me courtisait depuis maintenant un mois avec grande insistance, et j’eu beau le repousser en privé, il ne semblait pas vouloir cesser, fidèle qu’il était à sa réputation de charmeur. Je n’ai donc pas trouvé d’autres moyens que de l’humilier en public pour qu’il cesse toute tentative de séduction. Pendant le salon, alors qu’il me complimentait sournoisement, je me levais et, après une réplique cinglante, lui signifiais de prendre congé. Il dû bien s’exécuter, et si il tâcha de faire bonne figure en s’éclipsant, je senti la colère bouillir en son sein. Je pense m’être fait là un bien redoutable ennemi, et les vers que je publierai à son sujet demain pour lui faire passer l’envie de me poursuivre n’arrangeront rien. J’attends donc sa réplique, mais espère que cette joute de cour ne prendra pas des dimensions extraordinaires, bien que je sois fermement déterminée à lui rendre coups pour coups tous les tours qu’il me jouera.
Après le salon, j’ai invité Philipe-Julien Mancini à une collation dans le jardin de l’hôtel : depuis que nous sommes bons amis, j’ai plaisir à converser avec lui en tête à tête. J’avais fait mander des macarons accompagnés d’une citronnade, mais n’y ai pas touché. J’avais trouvé quelques acheteurs potentiels pour la contrefaçon du buste d’Héra, mais aucun ne pouvait payer le prix affiché. Aussi, nous décidâmes de le baisser mais de faire payer la livraison du colis. Il était près de dix-huit heures lorsque le duc me quitta. Je me félicite du duo que nous formons tous deux, et espère que nos affaires de contrebande se porteront bien aussi longtemps que possible.
♔
10 Février 1667 :
Nous avons parlé amour ce matin au salon. Il s’agissait de débattre du pouvoir des femmes sur les pulsions masculines, et sur la légitimité de notre surnom de « sexe faible ». Marie du Durfort parla fort bien, avec ces manières que je trouve toujours aussi déplacées. Nous en vînmes à nous lancer un défi, comme nous en avons désormais l’habitude, mais d’une ampleur tout à fait formidable cette fois. Je prétendais qu’elle ne pourrait jamais se fiancer à Paris de Longueville, et elle me défia de séduire Derek de Saxe. Je savais que nous nous attaquions toutes deux aux séducteurs les plus notoires de la cour mais, dans un grand éclat de rire, j’acceptais de jouer le jeu. Aussi, j’inviterai dès demain le duc de Saxe et tacherai de prendre Mademoiselle de Duras de vitesse. Les paris sont ouverts.
♔
1er Mars 1967Alexandrine-Octavie d'Estampes est enceinte ! L’information est arrivée ce matin au salon, révélée par une courtisane ravie de l’apprendre à l’assemblée. Le scandale est imminent : la jeune femme n’est pas mariée ! Nous avons débattu des heures sur l’identité du père. Si j’ai ma petite idée sur la question, je n’en ai rien soufflé et me suis contentée d’écouter les accusations des autres participants.
Cet après-midi, j’ai rendu visite à mon ami Daniel de Cosnac. J’ai confiance en ses conseils et lui serai toujours reconnaissante pour l’aide qu’il m’apporta dans quelques affaires de cour. Nous parlâmes de cette affaire et je lui avouais que je soupçonnais Paris de Longueville d’être le père. Il me conseilla de ne pas le cacher et d’alimenter les rumeurs, mais de manière discrète. Aussi, je soufflerai mon accusation à quelques amies sur le ton de la confidence, et attendrai que la nouvelle se répande discrètement et sûrement.
♔
8 Avril 1667 J’ai encore une fois suivie le duc de Gascogne dans les rues de Paris après l’avoir aperçue non loin des boulevards. Je restais à bonne distance de lui, mon ombrelle rouge à la main telle une promeneuse nonchalante et mon grand chapeau couvrant mon visage. Il paraissait méfiant, comme à son habitude, regardant de temps à autre autour de lui comme si il courrait quelques périls. Après une dizaine de minutes, j’aperçue une ombre féminine vêtue de noir. Ne me remarquant manifestement pas, elle suivi elle aussi le duc dans la ruelle, le rejoint et tous deux s’éloignèrent, disparaissant en s’engageant dans une rue adjacente.
Ce n’est pas la première fois que j’assiste à ces rencontres. Une ombre semble suivre le duc, et je me demande de qui il s’agit. Cela sent l’aventure amoureuse. Elle expliquerait la méfiance du jeune homme lorsqu’il traverse Paris pour un rendez-vous, ses instants de silence au salon lorsqu'il pense à l'être aimé… Son cœur est éprit, tout simplement. Reste à découvrir l’identité de l’élue de son cœur. Elle ne doit pas être de noble famille puisqu’ils se rencontrent au milieu de la plèbe…
Comment lui faire comprendre que j’ai percé à jour son secret ? J’y ai pensé sur le chemin du retour et un moyen original et littéraire m’est apparu. Aussi vais-je commencer dès demain la rédaction d’un roman sur le duc de Gascogne, où j’expliciterai ses rencontres parisiennes. Dès que j’aurai fini sa rédaction, j’offrirai le manuscrit au duc. Puis je l’inviterai au boudoir et lui demanderai des corrections. Nous verrons bien sa réaction.