Monsieur ;
Les années et les circonstances passées n’ont pu nous faire nous rencontrer. Cette infortune aujourd’hui pèse plus lourd qu’auparavant et je ne saurais être pleinement satisfait de la vie que le Seigneur m’a confiée si je ne puis la combler de ce manque.
La Providence m’a conduit il y a peu auprès de madame la duchesse votre mère, laquelle a su me convaincre de vous faire parvenir aujourd’hui cette lettre et de vous faire part de cette volonté inexaucée.
J’ai foi, monsieur le duc, et espère que vous répondrez favorablement à cette demande avant que les années achèvent leur œuvre.
[…]
François de la Rochefoucauld
Paris replia la lettre soigneusement, selon les pliures déjà inscrites dans le papier. Pas une seule émotion ne transparaissait de son visage, mais en reposant sa main sur l’accoudoir du fauteuil dans lequel il s’était enfoncé, ses doigts se crispèrent autour du tissu.
Il relu à nouveau son nom sur le papier, écrit de cette écriture droite et courbée, révélant l’homme de lettre qu’était à présent le duc de la Rochefoucauld.
Paris soupira en posant la lettre sur le petit guéridon. Pourquoi avait-il fini par accéder à cette demande, près de deux semaines après réception de cette missive ? Certainement la peur d’être confronté à cette figure paternelle qu’il avait toujours rejetée. Pour une fois, le jeune prince s’avouait en lui-même son entière faiblesse face à une situation qu’il voyait lui échapper.
Il n’y avait aucun dupe ni fourberie dans cette rencontre ; aucune intrigue de cœur ou de complot pour éloigner Alençon. Cet entretien serait des plus francs, comme Paris les redoutait. Lui, le maître de son propre jeu, lui qui aimait bouger les pions à sa guise ne pourrait mener cet entretien.
Se levant de son siège, il arpenta silencieusement le salon, observant son reflet dans le miroir. Etait-ce l’inquiétude de ce duel du lendemain qui le vieillissait soudainement ? Il eu l’impression d’avoir peut-être dix ans de plus tant son front était marqué par cette barre soucieuse.
L’on toqua quelques coups discrets à la porte.
-Monseigneur, monsieur le duc de La Rochefoucauld vient d’arriver, annonça le valet en livrée.
-Ne le faites pas attendre, faites-le donc entrer !Le valet s’effaça avant d’ouvrir la porte en grand et de la refermer derrière la silhouette du duc. Un instant, père et fils se jaugèrent ainsi en silence, observant les traits de l’autre avec minutie. Mais Paris ne pouvait nier être déstabilisé par l’évidente ressemblance qui les liait l’un à l’autre.
Gabie n’avait eu cesse de le lui répéter d’une voix mesquine pendant leur enfance, sa propre mère avait toujours chéri ce souvenir vivant qu’il était, mais ayant toujours évité celui qu’il se refusait à voir, il n’avait pu juger par lui-même de ces dires. Aujourd’hui, il ne pouvait renier son propre sang.
Anne-Geneviève de Longueville n’avait donné à son fils que ses yeux d’un bleu pâle et son caractère emporté. Mais ce regard, cette petite moue des lèvres, son front dégagé, ses cheveux bruns et jusqu’à sa taille moyenne…tout appartenait à l’homme qu’il avait alors en face de lui.
Le trouble empêcha un instant le jeune homme de parler, mais se ressaisissant, il s’inclina brièvement par politesse avant d’offrir un siège à son hôte.
Ce fut celui-ci qui brisa enfin la glace qui se formait entre eux.
-Je vous suis gré d’avoir répondu à ma première invitation, commença le duc.
-A nouveau, veuillez pardonner ma réponse fort tardive, s’excusa Paris d’une voix qui n’avait plus rien de la voix du courtisan.
Je mentirais en prétextant un retard involontaire. -Restons donc honnêtes jusqu’au bout, monsieur : j’ai moi-même attendu bien trop de temps avant de vous faire part de cette volonté… -Quelques années, lâcha Paris d’une voix sourde.
Un silence s’installa et le jeune prince, trouvant soudainement un intérêt dans le manteau de la cheminée, sentit sur lui le regard du duc. Etait-ce un regard insistant, accusateur ? Relevant les yeux, il fut surpris de voir dans le regard noisette de l’homme une lueur presque amusée, du moins doucereuse. Un bref sentiment de gêne s’empara de lui en songeant à toutes les récriminations qu’il avait pu lancer contre lui.
Combien de fois avait-il affirmé détester ce père qu’il n’avait connu ? Perrine et Gabrielle réunies ne sauraient même le dire. S’il avouait avoir aimé son œuvre littéraire, cette courte admiration se bornait à celle de l’homme de lettres. Jamais le fils qu’il était n’était revenu sur cette décision implacable.
-Les circonstances passées ne m’ont pas permis d’honorer ce devoir envers vous, répondit calmement le duc d’un ton sincèrement contrit.
Les conjectures nous ont éloigné l’un de l’autre…mais je ne peux vous cacher que des personnes y ont largement pourvu, comme monsieur le duc de Longueville. -Mon père, lança à nouveau Paris d’une voix serrée. Le souvenir du duc remonta aussitôt à la surface à son évocation.
Comment pouvait-on le blâmer d’avoir éloigné son épouse d’un amant ? -Oui…bien sûr, confirma le duc en hochant la tête pensivement. Pourtant, au ton de sa voix, Paris su que les mots qu’il avait lâché sonnaient plus durement qu’il ne l’avait souhaité. Mais le désir de dire enfin face à cet homme ce qu’il songeait de lui depuis sa plus tendre enfance était bien plus fort. S’il l’avait fait venir ce soir-là, veille d’un duel avec ce faquin d’ambassadeur italien, c’était pour crever un abcès qui enflait depuis bien trop longtemps.
-Le duc de Longueville m’a donné l’éducation qu’il avait réservée à son fils, dit-il d’une voix calme mais visiblement tendue.
Il m’a donné son nom, des titres et des terres. Il m’a fait son héritier au même titre que ses enfants. Je ne pourrais blâmer mon père d’avoir tâché d’éloigner la duchesse ma mère des tentations qu’offraient alors Paris à cette époque. -Est-ce un réquisitoire, demanda doucement le duc ?
-Cela se pourrait, monsieur, fit amèrement Paris. Il se leva de son siège, s’appuyant sur la cheminée pour faire face au duc.
Toute mon enfance a été bercée par des souvenirs d’un amour déchu, continua-t-il.
Je n’ai été – et ne suis encore – que le souvenir vivant d’une époque révolue. -Comment aurais-je pu pourvoir à éviter cela, questionna tranquillement La Rochefoucauld ?
Paris se sentit déstabilisé par l’innocente question.
-En vous efforçant de connaître celui que vous avez laissé à une amante désavouée pour aller conquérir sa mortelle ennemie, trancha le jeune homme.
En observant le visage du duc se crisper, Paris su qu’il avait touché là une corde sensible.
-Je comprends, répondit simplement La Rochefoucauld…
Je ne nie pas que mes décisions passées aient été peu loyales. Je souhaite que vous puissiez me pardonner ces manquements à l’honneur. -Je vous le concède volontiers, aussi, ne soyez point étonné si je ne puis nier n’avoir eu pour vous qu’une froide indifférence, lança Paris d’une voix plus cassante qu’il ne le voulu. Il éluda volontairement la question du pardon, qu’il n’était pas encore prêt à lui accorder.
Mais le duc se détendit et un sourire s’esquissa sur ce visage doux et mélancolique.
-Votre voix vous trahi. L’indifférence n’a nul besoin d’aigreur. -De récents évènements m’ont depuis montré une toute autre facette de cette situation, confessa Paris d’un ton plus calme, comme pour s’excuser de sa hauteur passée.
-Ne vous justifiez pas, lui répondit doucement le duc en souriant malicieusement.
Je sais quel est le sang qui coule en vos veines et connais que trop bien votre mère et vos oncles pour vous en blâmer. Paris fronça le nez à cette évocation. Le duc de Longueville avait souvent tenté en vain d’apaiser le garçon, incriminant ce caractère maternel dont il avait hérité. En réalité, son orgueil le poussait à ne pas vouloir se défaire de cette facette bouillonnante.
-Mais parlez-moi de ces évènements, puisqu’ils concourent à cette rencontre, reprit le duc.
Paris se sentit comme acculé, mais la voix bienveillante du duc le déstabilisa à nouveau. Il savait son interlocuteur d’un esprit fin et ses écrits le prouvaient, mais Paris n’avait prévu cette question pourtant simple. Il haussa brièvement les épaules sous le regard brillant du duc.
Un court instant, Paris cru voir dans ce regard la même lueur qui se trouvait dans le sien lorsqu’une idée pointait à peine. Ce sourire, il le connaissait également. Il marcha quelques pas, cherchant ses mots. Il n’avait prévu cela et la situation le dérangea, mais il se retrouva bientôt à court d’arguments pour repousser sa réponse.
-Vous avez désiré me rencontrer il y a quelques semaines, commença-t-il…
-C’est exact, pour une affaire dont je vous parlerai sous peu. Mais exposez-moi votre requête, ma curiosité n’est pas satisfaite. -J’aurais regretté de ne pas avoir accédé à votre demande…si la mort devait emporter l’un d’entre nous, confessa-t-il rapidement, sans s’attarder sur ces motifs. Mais le duc lissa sa moustache pensivement, le visage plus grave qu’auparavant.
-Je suis en pleine santé et vous êtes encore jeune. Puisque la Faucheuse n’est au pas de ma porte, c’est qu’elle l’est pour vous. -… -Vous êtes jeune, impétueux et j’entends dire de vous que vous avez ce sens de l’honneur de votre grand-père. Un duel, monsieur ? Paris se retourna, contemplant son interlocuteur dans le miroir surplombant la cheminée. Il pivota enfin pour faire face à son père.
-C’est exact, lâcha-t-il enfin.
-Je suis certain que monsieur de Longueville a pourvu à vous donner l’un des meilleurs maîtres d’arme. Vos atouts naturels feront le reste, dit simplement le duc.
L’on pouvait croire que celui-ci s’amusait de cette situation, mais en réalité, il était bien plus troublé par ces retrouvailles qu’il n’avait osé l’admettre. Il voyait en ce jeune prince ce que lui-même avait été de nombreuses années auparavant, la fougue en moins. Il lui ressemblait bien trop pour qu’il puisse renier ce fils, mais il le connaissait si peu qu’il lui semblait parfois étranger. Mais il percevait en lui une bonté étouffée qui l’intriguait et le poussait à une certaine tendresse face au jeune homme.
Il ne pouvait douter de la difficulté mutuelle que tous deux ressentaient à l’instant, mais l’un et l’autre avaient chacun leur façon de le montrer.
Paris hocha simplement la tête avant de changer d’attitude. Son regard curieux se posa sur le duc.
-Sur quelle affaire deviez-vous m’entretenir, monsieur ? -Une affaire que votre mère m’a chargé d’accomplir. -En quelle qualité avez-vous accepté cela ? -Elle vous concerne. -Je réitère ma question, monsieur, insista Paris d’une voix marquée.
-Cela me semble évident. -Je veux l’entendre dire une fois, monsieur. Ce secret a bien été assez éventé pour qu’il reste quelques faux semblants entre nous. Le soudain sérieux du jeune homme prouva au duc que Paris n’était pas uniquement ce qu’il avait jusqu’alors montré de lui : un jeune duc à la rancœur immuable, vivant sur des souvenirs que lui avait conté la duchesse de Longueville.
-Cette affaire touche vos fiançailles avec mademoiselle de Leeds, monsieur, et puisque votre mère ne peut quitter un endroit qui vous déplaît c’est donc à moi, père des deux parties d’intervenir auprès de vous. Paris sentit un poing lui cogner la poitrine à ces mots. Il sentit son cœur battre à tout rompre dans un rythme infernal qu’il ne pouvait contenir. Ce mot de « père » n’était alors que dévolu à celui qui l’avait élevé, qui l’avait vu grandir et lui avait confié ses biens. Aujourd’hui que le duc était mort, voilà que ce mot refaisait surface dans la bouche de celui qu’il avait toujours évité. Le choc le fit se rasseoir sans un mot ni regard pour le duc dont le visage s’était assombri.
-Avez-vous bien entendu, demanda-t-il doucement, comme confus ?
-Précisez cette affaire, répondit Paris d’une voix brève et lointaine.
Le duc soupira, baissant un instant le regard avant de fixer son fils.
-Avant que le cardinal de Richelieu ne disparaisse, commença-t-il,
nous étions quelques fidèles à soutenir la reine Anne contre les cabales fomentées à son encontre. Le cardinal était de nos ennemis et soutenir la reine était s’éloigner des largesses royales octroyées par le roi et son ministre.
Louise de Maridor et moi avons a cette époque été amants, avant qu’un complot ne soit déjoué et que l’exil de Maridor ne l’éloigne de la France. Elle ne revint qu’en 1645 où nous nous sommes revus et avons repris ce lien passé. Nos visions politiques nous ont séparés, Maridor soutenant le nouveau cardinal, mais quelques mois plus tard, elle donnait naissance à Mary. -Qu’est-elle devenue, demanda Paris d’une voix sourde ?
-Elle nous a quittés en couches. Paris n’avait bougé de son fauteuil, prostré face à cette révélation. Joan of Leeds. Ses mains enserraient les accoudoirs et s’il avait pu les briser, nul doute qu’ils l’auraient été depuis de nombreuses minutes. Son cœur battait un peu plus fort qu’auparavant et aucun son ne pouvait plus sortir de sa gorge, les mots restant entremêlés. Ce soir, il découvrait son….son père. Celui qu’il avait fuit, évité durant tant d’années pour ne pas l’affronter. Ce soir même, celui qu’il venait de connaître lui assénait cette nouvelle, comme un coup de massue. La tête lui tourna un instant.
-J’ai donc….une sœur ? –Oui, Joan of Leeds… -J’aurais donc du…l’épouser si vous ne l’aviez su, demanda-t-il d’une voix blanche ?
-Aussitôt que la nouvelle m’est parvenue, je me suis rendu auprès de votre mère. -Si je refusais de vous rencontrer, qu’auriez-vous donc fait ? -Ne sous-estimez pas ma pugnacité, monsieur. -…ma…sœur est ma….fiancée. C’est insensé, s’exclama-t-il !
-J’aurais forcé cette entrevue afin de mettre un terme à ce projet. -…ma sœur….Mademoiselle de Leeds… répéta Paris, accusant la nouvelle.
Le désarroi du jeune homme toucha le duc. Il posa doucement une main sur le bras de Paris qui ne réagit pas immédiatement. Il avait fermé les yeux un instant, sentant son cœur palpiter, puis posa son regard dans celui du duc.
-Le sait-elle ? -Dans très peu de temps. -Comment cela se passera-t-il ? -Le roi devra en être informé, de par votre statut. Cette rupture sera officialisée rapidement. -Que la raison ne s’ébruite pas. -Ne craigniez rien. -Il ne s’agit pas de moi, le secret de ma naissance n’en n’étant un que pour l’incrédule, mais pour elle. Le duc hocha la tête en signe d’assentiment.
-Il serait préférable que je me retire, monsieur, commença doucement le duc. Mais Paris se tourna vers lui, posant une main sur la sienne.
-Restez, s’il vous plaît, lui demanda-t-il avec sincérité.
Peut-être est-ce la dernière fois que nous avons ce loisir de nous connaître. ***