Les masques les plus efficaces sont les plus improbables...

Enfant, déjà, elle avait le sentiment de vivre au sein d'un monde étriqué. Elle était trop petite pour tout ce qu'elle voulait faire. Trop petite, ou trop jeune. On prétextait sans cesse son âge pour la mettre à l'écart des conversations, ce qu'elle avait du mal à supporter. Elle savait appartenir à une famille favorisée. Elle avait toujours eu tout ce qu'elle désirait. Son père, Pierre Tallec, d'origines plutôt modestes, avait fait fortune dans la création et l'achat et la revente de tissus. Son commerce, qui avait tout d'abord semblé peu prometteur, avait prospéré, au point qu'il avait acquis une forte renommée en province. Sa fortune s'était accrue et avait fait de lui un parti fort souhaitable pour les riches familles bourgeoises des environs. C'était une jeune fille charmante et bien faite, Jeanne Loisel, qui avait eu sa préférence entre toutes. Il l'avait rapidement épousée et c'était depuis bien souvent félicité de ce choix. Elle était discrète et appliquée, toujours de bon conseil lorsqu'il le lui demandait. Son seul regret fut de ne pas avoir de fils. Durant des années, Jeanne demeura sans enfant. Ce n'est que sept ans après leur union qu'elle mit au monde une petite fille. Malgré leur déception, on l'éleva le mieux possible. Après tout, elle serait plus tard susceptible d'amener un parti avantageux.
Blanche savait qu'elle n'était pas tout à fait conforme aux désirs de ses parents. Mais son quotidien n'était pas non plus conforme aux siens. Pourtant, lorsqu'elle se demandait ce qu'elle aurait souhaité de plus, elle était incapable de répondre. Jusqu'à une superbe journée de mai, l'année de ses huit ans. Parfois, elle aimait à vagabonder dans la boutique, quand ses parents ne la surveillaient pas. Elle observait les clients et touchait les tissus, ce qui lui était d'ordinaire rigoureusement interdit. Ce fut alors qu'une femme fit son entrée, une femme qui n'était pas comme les autres. Son teint était plus blanc, ses yeux plus bleus, ses cheveux plus blonds que toutes les autres. Elle était richement vêtue et accompagnée de deux autres femmes. Sa robe, d'un bleu profond, était finement brodée de fils d'argent, plus belle que tout ce que la fillette avait jamais pu voir. Si elle l'avait mieux examinée, Blanche aurait sans doute vu que ses traits étaient communs, sa silhouette plutôt lourde et qu'elle était sans doute plus âgée qu'elle ne le paraissait au premier abord. Mais, du haut de son jeune âge, il lui sembla voir une véritable apparition. Elle n'était pas la seule à s'y être attardée. Dans la boutique, tous s'étaient tus. Elle entendit des murmures et sut que cette personne était comtesse. Son nom, elle ne le comprit pas, ou ne le retint pas, et cela, après tout, lui importait peu. Elle ne cessait de la fixer tandis qu'elle prenait une commande. Cette noble dont chaque parole était bue, alors qu'elle, Blanche, n'était jamais écoutée par personne.
À cet instant précis, elle avait su ce qu'elle désirait vraiment. Elle voulait être cette personne, posséder cette fantastique aura. Donc son esprit encore si naïf, elle associa, à raison ou à tort, cette majesté aux origines nobles de cette femme, à ce qui lui faisait cruellement défaut. Elle regarda désormais ses parents, jugeant et regrettant leur médiocrité, à laquelle elle décida d'échapper, et ce à n'importe quelle prix.


Enfant, il était bien rare qu'on lui prête une grande attention. Son éducation avait été négligée si bien qu'elle savait tout juste lire et à peine écrire. Pourtant, les années passaient, plus le temps semblaient lui conférer le charme et la beauté. Elle qui autrefois était considérée comme plutôt commune, attirait à présent les regards. Elle n'était pas une simple d'esprit et avait bien constaté qu'elle était considérée différemment. Les yeux des autres se posaient sur elle avec intérêt, voire admiration. Cette constatation lui procura des émotions nouvelles et la poussa à s'examiner avec plus d'attention. La première fois qu'elle constata qu'elle était jolie lui inspira une immense satisfaction. Ces regards, elle y prit goût peu à peu, jusqu'à les provoquer lorsqu'elle le désirait. Elle comprit au fil du temps que sa beauté serait sans doute sa seule et unique arme. En effet, durant des années elle s'était laissée bercée par des rêves de noblesse. Elle imaginait qu'un jeune duc ou prince fort galant viendrait un jour la trouver et, charmé par sa personne, l'épouserait. Ainsi, elle vivrait dans ce luxe et cette gloire qu'elle avait tant désirés.
Les années passant, Blanche acquit davantage de maturité et une meilleure connaissance des réalités de ce monde. Aussi lui fallut-il revoir ses ambitions à la baisse. Désormais, n'importe qui ferait l'affaire, jeune ou vieux, beau ou laid, du moment qu'il lui offrait la fortune et la promesse d'un établissement à Paris. Elle ne songeait plus qu'à quitter Angoulême pour vivre dans cette capitale où il lui semblait qu'elle trouverait tout ce qu'elle désirait. Mais ses parents avaient d'autres projets pour elle. N'ayant pas eu de fils, ils espéraient que la marier à un jeune homme capable, qui pourraient reprendre les affaires par la suite. Cette perspective désespérait la jeune fille au plus haut point. À quatorze ans, elle savait que l'on commençait à la considérer comme une future épouse, et non plus comme une enfant. Un événement cependant, que tous avaient cessé d'espérer, changea la donne. La mère de Blanche tomba enceinte de nouveau, après tant d'années et fit la joie de tous en mettant au monde un garçon. Non seulement elle satisfaisait à toutes les ambitions du père, mais elle libérait en même temps la fille des chaînes dont elle s'était crue prisonnière à jamais. Un bon établissement fut désormais tout ce qui serait demandé au futur prétendant. Et elle le trouva. Il avait une quarantaine d'années et n'avait pas de véritable charme. Mais il était riche et vivait à Paris. Cela était amplement suffisant et faisait de lui le candidat idéal. Quant aux sentiments amoureux, elle ne les connaissait que de nom et les jugeait sans grande importance, à l'image de ce qu'on lui avait enseigné.
Elle n'eut guère à redoubler d'efforts pour le charmer. Elle était belle et avait encore l'âge de la docilité. Son père était capable de la doter honorablement. Elle était tout ce qu'un homme normalement constitué pouvait désirer. Elle savait en effet dissimuler à merveille ses ambitions et ne paraître qu'innocente et naïve. Le mariage fut contracté aussi rapidement qu'il s'était décidé. Sitôt après leurs noces, les deux époux se mirent en route pour Paris, voyage qui était alors pour Blanche la concrétisation de tous ses espoirs.