Les couloirs de la Bastille avaient un côté sordide que Richard connaissait très bien. Ici, il y venait souvent, pour voir les prisonniers, ou plutôt les condamnés. Car cet homme affable, à la mine froide et au regard perçant était un bourreau. Le Bourreau de sa Majesté pour être plus précis, autrement dit, un individu dépourvu de compassion et à l'humanité très limitée. Et rien dans sa façon d'être ou de présenter ne pouvait défaire cette sinistre image. Il s'en accommodait bon gré, mal gré. De sa chemise sombre sur laquelle il portait un gilet de cuir en velours noir, en passant par son pantalon de la même teinte ou encore ses bottes, qui donnaient à sa marche une cadence et une dégaine extrêmement inquiétante, tout cet attirail contribuait à en faire un personnage détestable, antipathique. Ici, on l'appelait le Briseur d'Âmes. Beaucoup de prisonniers angoissaient lorsqu'il arrivait. Entendre le bruit des bottes fouler le sol dans un claquement grave et régulier provoquait les pires cauchemars de ces hommes attendant leur sentence. A sa ceinture, Richard portait une hache. On lui avait conseillé maintes fois de prendre plutôt une épée. Il trouvait l'utilisation de celle-ci trop facile, trop "noble". Un bon coupe-jarret à l'ancienne, à la mode viking ou celle des goths, voilà ce qui était le plus adapté à son métier. Et puis la hache pouvait trancher sans tuer, faire souffrir. Oh bien sûr il n'était pas coutumier de ce genre de choses. Après tout il aimait la souffrance et le désespoir mais pas au point d'en faire tous les jours, il avait une réputation à tenir. Que dirait le Roi si le félon qu'il venait de condamner tenait encore sa tête à cause de quelques centimètres de chair non fendue ? Non, ça ne pouvait arriver. Et puis la subtilité faisait aussi partie de son vocabulaire et son mode opératoire. Sinon, il y a belle lurette qu'il serait tombé pour ses magouilles ! Il s'arrêta devant une cellule et tourna la tête vers le détenu. Il était encapuchonné, comme d'habitude. Mais à la faible lueur d'une torche qu'il tenait, on voyait luire faiblement ses yeux azur, tel un démon. Il y eut un silence de mort dans les couloirs. Les autres s'étaient doucement approchés des grilles pour observer la scène. La voix grave de Richard brisa le silence. Il y avait quelque chose d'à la fois doux et de cruel dans ses intonations :
- Grégoire Malherbe. Plus que quatre jours avant la potence.Un sourire mauvais passa sur son visage, alors que son interlocuteur tremblait comme une feuille, livide. Il implora dans un souffle inaudible. Sanson détourna la tête et reprit sa marche, lente, horrible. Il ressemblait à la Mort elle-même. Il sortit sa hache, et avec un petit rire, il fit glisser doucement la partie acérée sur les murs de pierre du bâtiment. Le son était légèrement strident et crispant. Il provoquait un malaise général en ces lieux de détention et de misère. Il prenait son pied à terroriser ces gens, il n'y avait rien de tel pour lui redonner le sourire. Richard reprit la parole, plus mauvais que jamais :
- Mais je ne suis pas ici pour toi, Grégoire, ni pour toi Eugène. Je suis venu pour l'un d'entre vous, car c'est aujourd'hui que l'on rend son âme à Dieu... ou plutôt au Diable. Jouons aux devinettes, chers futurs cadavres. A celui qui trouvera de qui il s'agit, je lui promets une mort rapide et sans douleur.Les voix des prisonniers s'élevèrent alors pour lancer des prénoms.
- A ceux qui répondent mais se trompent, je leur promets une mort si terrible qu'ils n'en trouveront jamais le repos, pas même auprès de Dieu. Félicitations, Messieurs, vous avez gagné une souffrance supplémentaire.Dépités, les prisonniers se terrèrent dans leur coin. Aucun d'entre eux n'osa reprendre la parole, sauf un, un certain Théodore Grangier.
- Vous n'allez tuer personne aujourd'hui. Juste hanter l'âme de celui qui sera votre victime demain, autrement dit moi.Richard se tourna vers le prisonnier. Il y eut un moment de silence, pendant lequel on pouvait se demander lequel des deux reprendrait la parole en premier. Sanson ne dit rien. Il sortit une clé de sa poche et ouvrit la cellule. Le prisonnier en sortit.
- Tu as parfaitement raison. Mais tu ne pouvais pas participer, je considère ta réponse comme nulle. Passe devant.Les deux hommes refirent le chemin en sens inverse. Pour tous les témoins de la scène, il ne faisait aucun doute que cet homme ne reviendrait pas. La lourde porte en bois se referma derrière eux plongeant ce couloir de la mort dans l'obscurité. Le silence le faisait atrocement ressembler à un cimetière. Un sanglot retentit dans la cellule de Grégoire, comme une longue plainte résonnant en écho, dans le vide sans qu'aucune chaleur ne vienne l'apaiser.
***
- Vous avez l'intention de m'interroger encore Richard ? De me torturer peut-être ? C'est peine perdue, vous le savez. Je n'ai pas peur de mourir.Les deux hommes avançaient dans le couloir humide et sombre. Théodore avait le pied léger contrairement au bourreau qui faisait exprès de taper sur le sol, pour se faire entendre. Richard prenait un plaisir malsain à inquiéter et à torturer moralement les prisonniers. Cela l'amusait de sentir la peur autour de lui. Il ouvrit une lourde porte de bois qui grinça dans un bruit assourdissant. Théodore y entra l'air calme, sous le regard glacial du bourreau. Celui-ci le suivit et ferma derrière eux. L'endroit était exigu. Il y avait une chaise métallique, digne de plus vilaines salles de torture. Il fit asseoir le prisonnier et attacha les sangles. Puis il s'assit sur le rebord de la table de torture et attendit, sans un mot.
- Fais-ce que tu as à faire, Richard, mais ne te fais guère plus malsain que tu ne l'es déjà...Sanson arqua un sourcil. Depuis quand était-il autorisé à le tutoyer ? Il le laissa continuer cependant.
- Quel genre de monstre peut prendre plaisir à tuer son prochain ? A en faire sa carrière... N'as-tu donc aucune compassion ?
- C'est de ta vie que tu devrais t'inquiéter plutôt...
- Ma vie est perdue de toute façon. Je te regarde, Richard et je devrais éprouver de la peur. En réalité, je ne ressens que de la pitié. Que Dieu lave ton âme...Richard ricana d'une façon tout à fait sinistre. Il croisa les jambes. Il brisa finalement le silence :
- Tu es différent des autres. Je sens que tu n'as pas peur, que tu es résigné. C'est dommage, tu me gâches mon petit moment intimiste en ta compagnie. Je pourrais te torturer si je le voulais. Mais je ne vais pas le faire. Je vais te faire prendre conscience du fait que Dieu m'a repris mon âme alors que j'étais qu'un jeune garçon. Il m'a fait un cadeau, c'est grâce à ça que j'accomplis sa Justice.***
Richard Sanson, c'est mon nom. Évidemment, lorsque je le prononce, tu n'y vois que la mort, la désolation, l'angoisse, la souffrance... comme tous tes contemporains. Richard le Bourreau, voilà les mots qui te viennent à la bouche ! Et encore, j'en ai entendu des choses sur mon compte... le sinistre, le barbare, le démoniaque... le tortionnaire. C'est tellement facile pour des personnes insignifiantes comme toi de me décrire ainsi. Tous ses qualificatifs sont bien une partie de la vérité. Mais je n'ai pas toujours été Bourreau. Oui, comme toi j'ai été enfant, j'ai grandi, humain parmi les humains. J'aime l'image de monstre que l'on me donne, elle me flatte.
Quoi ? Allons, tu ne vas pas me faire croire que tu es surpris par le fait que j'ai pu être une demi-portion fragile à un moment donné ? Tu as bien entendu... l'homme que tu as devant toi a un peu de coeur. Il a été un petit garçon avant et il a connu bien plus de choses difficiles que tu ne peux l'imaginer. Je suis né le soir du 3 novembre 1635, dans l'atelier de mon père. Non, pas le diable, l'autre. Ma mère et lui se disputaient lorsque j'ai décidé de venir au monde. Ils n'ont rien vu venir, parait-il. De ce que j'ai pu entendre, j'avais l'air pressé de voir la lumière. Ah, j'ai fait leur fierté. Un beau bébé bien costaud, mâle qui plus est, voilà qui enchanta ce petit couple nécessiteux. Ils avaient déjà prévu de grands projets pour moi : travailler... travailler... et travailler.
Dois-je leur en vouloir ? Pas vraiment. Tu aurais fait pareil à leur place. Ils n'avaient pas le choix. L'argent était extrêmement rare, j'étais né dans une famille pauvre, endettée. Mon père gravait les pierres tombales. Mais il devait les acheter au préalable et celui lui coûtait de l'argent. Il n'a jamais su gérer correctement son affaire. Il s'est fait rouler dans la farine plus d'une fois ! Heureusement que ma mère était là pour rapporter un peu de nourriture, qu'on lui donnait pour son travail de dentelière. Et heureusement aussi que mes deux frères étaient morts. Oh eh ! Inutile de me regarder comme ça ! Tu penses vraiment que la vie aurait été plus facile avec deux bouches de plus à nourrir ? Il faut garder une analyse pragmatique, laisse de côté ton humanité de comptoir, pour une fois ! Remercions plutôt Dieu pour avoir inventé la petite vérole. Elle est tombée à point nommée, celle-là !
Cesse donc de me regarder comme si j'étais fou. C'est ma mère qui s'est chargé de m'élever, comme elle le pouvait. Elle a été très attentive. C'était une femme que tu aurais aimé si tu l'avais connu. Elle était douce, gentille, niaise, comme la plupart des gourgandines qui peuplent ce pays et amoureuse. Je n'ai jamais compris comment on pouvait tomber amoureux. Comment parvenait-elle à aimer cet imbécile que j'étais contraint d'appeler père ? Il était bête comme ses pieds, sale... et ignare. Un âne ! Et pourtant ma mère l'a aimé, lui restant fidèle alors que plus d'une fois, je le voyais faire des gestes inadaptés à certaines jeunes filles. Elle croyait en son mariage.
J'ai donc grandi avec ses certitudes, sa confiance, sans trop me soucier de ce que le destin pouvait apporter comme malheur. Mes premiers pas, mes premiers mots, c'est à elle que je les dois. Elle était intelligente. Si elle avait reçu une bonne éducation, je ne doute pas qu'elle soit devenue quelqu'un d'important à Caen. Mais voilà, on ne choisit pas d'où l'on vient, n'est-ce pas ?
***
Le silence s'était installé depuis cinq bonnes minutes. Richard regardait avec froideur son prisonnier, qui ne semblait plus à l'aise du tout devant le récit qui venait de lui être conté. Il ne saisissait pas bien où Sanson voulait en venir et on pouvait le comprendre. Jamais Richard n'avait parlé de sa vie ainsi. Une telle confession avait forcément une finalité... sombre, il ne pouvait en être autrement. Et Theodore n'avait pas envie de savoir laquelle... pas maintenant. Il préférait faire comme si de rien n'était...
***
Elle a atteint sa destination finale lorsque j'avais six ans. Un trou, en terre, dans un cimetière. Et avant de partir, elle m'a laissé un trésor : Diane. Pourquoi tu fronces les sourcils ? C'est un très beau prénom ! C'est moi qui l'ai choisi, parce que ma mère voulait absolument que sa fille s'appelle comme ça. Elle est morte quelques instants après que ma soeur pousse ses premiers cris. Je ne m'en étais pas aperçu, je n'avais pas compris. Mon père s'est mise à la secouer, puis il s'est mis à hurler... Diane pleurait, et moi... j'étais effrayé. Oui, j'avais peur, à cet âge là, c'est un sentiment que l'on a tous, j'imagine. J'ai pris ma soeur avec moi et je suis allé me cacher dans ce qui me servait de chambre, une petite pièce sombre, qui empestait la moisissure.
Je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit, j'ai bercé Diane, j'étais comme ailleurs. Pour la première fois de ma vie, je crois que j'étais terrifié. Où était ma mère ? Pourquoi ne bougeait-elle plus ? Vers quatre heures du matin, je suis sorti de ma chambre pour aller la voir. Mon père l'avait habillée mais il était parti dans son atelier pour graver la pierre. A chacun sa façon de faire son deuil. Je lui ai apporté un peu d'eau, je voulais qu'elle boive mais elle resta immobile, impassible. Je percevais que tout était fini, que les choses allaient changer. Elle était morte.
***
Theodore était ému par ce drame. Malgré toute la froideur que lui inspirait Richard, il baissa doucement la tête et prit la parole :
- Je suis navré, pour ta mère. Aucun enfant ne devrait avoir à subir ce drame...
- Je n'ai pas besoin de ta compassion.
- Que tu la veuilles ou non, je te la donne. Fais-en ce que tu voudras, mais tu ne m'empêcheras pas de l'éprouver.Il le regarda avec défi. Sanson esquissa un petit sourire machiavélique qui n'augurait rien de bon, du moins il le pensait de plus en plus.
- Je comprends mieux pourquoi tu prends plaisir à ce que tu fais. Le choc est toujours présent. Les blessures n'ont jamais vraiment cicatrisé.Richard leva les yeux au ciel.
- Comment peux-tu avoir l'arrogance de savoir de ce qu'il s'est passé dans mon esprit ? Il y a cinq minutes de cela, tu ne t'intéressait guère à moi, obnubilé que tu étais par ton misérable sort... Ne me fais pas croire que tu te sens véritablement ému, maintenant. Tu te trompes. La mort de ma mère m'a ouvert les yeux sur la vie. Elle m'a fait grandir.***
C'est à partir de ce moment là que j'ai compris que les êtres vont et meurent, la plupart du temps de façon violente et sans raison particulière. En voyant ma mère, morte, je l'ai trouvé fascinante. Alors que tout n'était plus que vide, néant, pourriture en devenir, elle continuait à être, reposée, détendue, libérée de toutes ses souffrances. Alors, dans ma tête, j'ai refait le processus, j'ai imaginé sa tristesse se consumer pour en arriver à la paix. La mort est belle, elle guérit l'âme. J'ai fait mon deuil, en me focalisant sur elle, en m'intéressant à la façon dont elle agissait, méticuleusement.
Mon père, lui, n'a jamais été capable de voir ces choses là. C'était un abruti. Il a considéré que Diane était responsable de la mort de sa femme. Et il a cherché à se venger sur elle. Mais, personne, je dis bien personne, ne lève la main ou la voix sur ma petite soeur. Elle n'était qu'un bébé, elle ne connaissait rien de la vie, tout restait à apprendre. Alors je lui ai transmis ce que je savais, comme ma mère l'avait fait avant moi. Elle a fait ses premiers pas, elle a dit son premier mot "papa", en me regardant. Elle s'est éveillée au monde comme je l'ai fait avant moi. J'étais son bouclier, son armure contre la violence et l'agressivité de notre père.
Je la rassurais avant qu'elle ne s'endorme, je lui disais qu'elle ne devait pas s'inquiéter, que mes bleus disparaitraient et qu'un jour, elle pourrait vivre sans crainte. Et tous les jours, je veillais sur elle. A chaque fois que je m'interposais pour recevoir les coups, je regardais mon père à moitié ivre, dans les yeux, en lui souhaitant une mort atroce, dans d'horribles souffrances, suffisamment intense pour marquer son visage à jamais, même dans la tombe. J'imaginais les plus belles tortures pour lui, le sang, les larmes... les hurlements.
As-tu déjà atteint ce degré d'extase où tout ton corps bouillonne ? Mon imagination me l'apportait tant ma haine de cet homme était grande. Et les années n'ont rien changé à ce sentiment.
***
- Comment peux-tu éprouver cela vis à vis de ton père ? N'as-tu donc pas compris qu'il était désespéré ? Ne lui as-tu donc jamais parlé ?- Parler ? Pourquoi perdre mon temps ? Il ricana, l'air sinistre. Théodore secoua la tête et murmura dans un souffle :
- Quelle folie...
***
Fou ! La revoilà, cette bonne vieille insulte ! Tu n'es pas le premier à me traiter de fou. D'autres se sont amusés à en faire de même, parce qu'ils ne comprenaient pas ce qui me rendait différent d'eux. Comment auraient-ils pu ? Aujourd'hui, un être humain qui s'intéresse à la mort est considéré comme désaxé par ses contemporains. Alors imagine un peu ce que les gens disent d'un enfant qui traine dans les cimetières, qui espionne les gens dans le malheur pour savoir comme cela s'est passé chez eux.
Ils sont tous effrayés, paniqués, à l'idée qu'un jour, le sort les fauche eux aussi. Ils essaient de ne pas y penser, il s'accrochent à des choses éphémères. Prêts à partir en quête de l'immortalité alors que la Bible, qu'ils prient, leur promet la vie éternelle, en échange de leur Foi. Ils sont ridicules. Mais évidemment, si c'est moi qui dis cela, je suis fou, donc forcément dans le faux. Pourtant, je sais que j'ai raison.
Combien de fourmis ai-je écrasé du bout de mes doigts ? Combien de papillons ai-je regarder se faire dévorer par des grenouilles ou des araignées ? A chaque, la même beauté qui saute aux yeux, le lâcher prise. C'est artistique, musical, comme le glas des cloches. Un geste, le souffle qui s'arrête et le néant. Bien sûr, quand j'ai accepté mon premier travail, j'ai pris celui que personne ne voulait faire : égorgeur de bétail. Il fallait bien que nous mangions ! Et ce n'était pas pitoyable paternel et ses
delirium tremens qui allaient nous nourrir, ma soeur et moi.
Et les langues se sont déliées, assassines, perfides. "Le fils Sanson, il a reçu une poutrelle sur la caboche" ou encore "Il finira par égorger son père et sa soeur". Certains ont même fait courir la rumeur que j'étais possédé par le Démon. Etait-ce ma faute si j'accomplissais la sale besogne et que cela ne faisait strictement rien ? Franchement, les gens s’écœurent de voire le poulet décapité courir encore à mesure qu'il se vide de son sang... mais ils se jettent dessus quand celui-ci se trouve dans leur assiette. Le cadavre qui devient l'objet.
Mais déjà à cette époque, je me moquais bien de ce qu'il se disait sur moi. La seule chose qui m'importait, c'était d'être heureux et que Diane le soit. Alors j'allais travailler, aussi jeune et turbulent que j'étais, à l'âge de 13 ans. Quand tu passes ton temps à tuer et à vider des carcasses, c'est comme si tu ne faisais plus attention à l'odeur. Je n'avais aucun problème à faire mon travail et je le faisais tellement bien que j'arrivais à gagner davantage que mon propre père. Évidemment, comme tu peux t'en douter, il n'a pas apprécié. J'avais grandi, mes muscles amortissaient ses coups. Jusqu'au jour où...
***
Théodore avala avec difficulté. Il ne désirait pas entendre la suite. Il imaginait Richard tuer son père, froidement, en le faisant souffrir, hurler... pour apprécier la belle mélodie qui se dégageait de sa gorge. Cet homme était véritablement fou... psychopathe. Il avait un esprit macabre, terni et perverti par la mort de sa mère. Il secoua la tête et posa enfin la question qu'il retenait depuis le début :
- Arrête... arrête... Pourquoi me racontes-tu cela ? Je ne veux pas savoir la façon dont tu as réalisé tes crimes !
- Mes crimes ? Mais je n'ai assassiné personne. A chaque fois, j'avais des raisons de prendre une vie. Tu ne comprends donc pas ? J'ai trop de respect pour la mort, pour la provoquer stupidement et brutalement. Je préfère mille fois préparer sa venue, soigneusement.
- C'est cela ta torture, n'est-ce pas ? M'infliger ton passé ?Richard eut un sourire bienveillant et carnassier, il répondit, en se rapprochant de lui et en agitant sa main de façon circulaire dans les airs :
- Quelle merveille ces rouages de l'esprit, pas vrai ?***
Je n'ai pas tué mon père, si tel est le cheminement de ta pensée. J'ai pris Diane et nous sommes partis. Nous avons fugué, loin de cette maison de fous, loin de la médisance. J'avais gardé un peu d'économies, suffisamment pour que nous puissions loger dans une auberge, à Rouen. J'avais prévu de travailler, peu m'importait ce que l'on me proposait. Mais je me rappellerais toujours de ce jour qui a changé ma vie. C'était le 13 juin 1653. Comme d'ordinaire, j'effectuais mon labeur, je coupais des carcasses de gibier pour qu'elles soient salées.
Un homme d'un certain âge s'est avancé vers moi. Il cherchait le patron, qui s'en était allé faire une course. Il m'a demandé comment je m'appelais. J'ai hésité entre lui mentir et dire la vérité. Finalement, ayant choisi la seconde option, il m'a répondu qu'il ne connaissait aucun Sanson dans la ville, et que par conséquent, ma présence ici restait étonnante. C'était un homme fûté, mais alors qu'il me demandait d'où je venais, je lui fis remarquer qu'il n'avait pas été poli, puisqu'il en oublia de se présenter.
Pierre Jouënne, m'annonça-t-il comme si son nom devait m'impressionner. Il comprit à mon regard que ça n'était pas le cas, aussi, ajouta-t-il, bourreau de Rouen. Et là, j'ai senti des milliers d'étoiles animer mes yeux. J'avais devant moi un exécuteur des hautes oeuvres, un chef artisan de la mort ! Il ne fait aucun doute qu'il a relevé mon intérêt soudain. Il m'a relancé et je lui ai raconté la vérité. Puisque cette homme faisait passer les âmes dans la paix, je trouvais très important qu'il sache tout. Et mon intuition fut la bonne.
Le soir même, il vint frapper à la porte de notre chambre. Je le fis entrer, le présentai à Diane. Il n'apprécia pas la cadre dans lequel nous vivions. Il nous proposa alors de venir vivre chez lui. Sur la défensive, nous refusâmes. Les semaines passèrent et il ne pouvait s'empêcher de rester dans les parages. A force d'insister, nous avons fini par accepter. Il faut dire que l'aubergiste commençait à demander plus que je ne pouvais lui offrir. Et je n'aimais pas sa façon de lorgner ma petite soeur. Je devinais ses desseins, il voulait me contraindre à un arrangement, dans lequel ma tendre et belle Diane, ne serait qu'un objet lubrique entre ses mains.
Une fois chez Jouënne, je finis par comprendre pourquoi il nous désirait tant dans sa demeure. L'endroit était grand, spacieux, trop pour moi. Les murs et les meubles, pourtant en bon état, me semblaient dénués de toute nature. Dans cette grande bâtisse, pas un enfant, juste lui et son épouse, qui nous accueillit avec une grande chaleur. Ce couple, somme toute assez charmant, n'avait pas réussi à concevoir de descendance et je compris qu'ils plaçaient en nous des espoirs bien définis.
Quelques mois plus tard, faisant jouer de ses relations, Pierre Jouënne nous adopta. Nous n'étions plus en fugue, nous avions un toit, de la nourriture et surtout un avenir. Diane fut initiée à l'herboristerie par notre nouvelle mère, qui était apothicairesse. Quant à moi, ce fut somme toute, assez naturellement, que je devins l'aide du bourreau.
***
- C'est donc Jouënne qui t'a formé ?
- Oui.Théodore hocha pensivement la tête. Le nom de l'ancien bourreau restait toujours en mémoire, malgré sa disparition. Mais le prisonnier était dubitatif. Sanson n'avait clairement pas les mêmes méthodes respectables, en témoignaient ces confessions, sombres, très mystérieuses. Comme s'il avait lu dans son esprit, Richard précisa :
- Tout élève finir un jour par s'acquitter de son mentor. Si nous partagions la même dévotion pour notre tâche, nous n'avions pas les mêmes émotions, ni les mêmes visions. Il fut pourtant la seule personne envers laquelle j'ai pu éprouver de l'admiration. Il a été un vrai père, malgré le sort qu'il comptait me réserver.L'homme en face de lui haussa un sourcil. Lui qui croyait être au bout de ses surprises...
***
Les choses ont mal tourné en 1661, lorsque notre Roi, Louis XIV accéda au trône. Mon père adoptif n'aspirait qu'à une chose, l'impression afin de recevoir sa bénédiction et devenir le Bourreau du Roi. Un honneur immense, que j'ambitionnais moi aussi. Pour faire ses preuves, il fit jouer toutes ses relations pour que Sa Majesté assiste à l'exécution d'un meurtrier. L'événement fut organisé en grande pompe à Paris. Pour la mise à mort, on lui demanda de procéder par décapitation, seul moyen véritable de juger de sa compétence.
Le tout-Paris était là. J'arrivais à sentir toute la nervosité de mon père. Il n'a pas su la maîtriser... Au moment où il a levé son épée et qu'il l'a abattue, j'ai vu de suite que son geste n'était pas bon. Ce qui devait arriver, arriva. La lame percuta les vertèbres sans trancher, déclenchant chez le condamné une douleur atroce qu'il exprima par des hurlements. Au lieu de se reprendre, sous l'émoi général, il s'est mis à paniquer. Les spectateurs avaient un air dégouté. Et alors que Jouënne tremblait, je lui pris l'épée des mains en lui disant : "Je vais le faire, papa, calme-toi...".
Les hurlements se sont intensifiés, dans la foule et chez la victime qui se tortillait pour essayer de se dégager. J'ai plaqué mon pied entre ses omoplates pour la mettre bien en ligne avec la pierre. Et n'en pouvant plus de tout ce vacarme, je me rappelle avoir beuglé : "FAITES SILENCE !". Toutes les voix se sont tues, à l'exception de notre meurtrier. D'un geste que je savais expert pour l'avoir pratiqué sur des animaux, la lame siffla dans les air et vint trancher le cou du braillard, lui arrachant un dernier borborygme. L'exécution était terminée. Je rendis l'épée à mon père et sous les regards pour la plupart effrayés de l'assistance, je repris ma place, dans l'ombre.
Je n'avais pas l'intention de voler l'attention à mon père, mais c'est pourtant ce qui arriva, malgré moi. Jouënne perdit sa crédibilité tandis que je gagnais l'attention du Roi. Je ne fus pas nommé Bourreau pour autant. De retour à Rouen, j'ai bien senti que mon père me portait de la rancoeur. Je n'ai pas cherché à crever l'abcès, les épanchements sentimentaux, ça n'est pas mon rayon. Et puis, s'il avait su se contrôler...
Quelques semaines passèrent, pendant lesquelles, Diane me confirma que malgré toute l'estime que nous nous portions il avait ourdi le projet de m'envoyer loin d'ici, dans un régiment où potentiellement je ne pourrais plus lui faire ombrage. Oui, mais voilà, nous avions tous oublié un détail, pourtant majeur. Mon véritable père n'était pas mort... hélas... il s'était lancé à notre recherche et il finit par nous retrouver. Lorsqu'il vit que nous avions été sous la protection de Jouënne, il comprit qu'il n'y avait aucune chance pour que nous retournions avec lui à Caen. Alors il défia notre père adoptif en duel... et il le tua.
Je dois reconnaître que cela m'a attristé, mais au fond de moi j'ai jubilé lorsque les gardes se sont emparés de lui. Les duels étant interdits, il venait donc de tuer un homme, un notable qui plus est, car même si son échec avait été relayé comme une trainée de poudre dans tous les environs, il s'agissait du bourreau de la ville avec toutes ses relations. Imagine un peu le tableau... Mon père naturel tue mon père adoptif... provoquant ainsi ma nomination par décret royal au poste de Bourreau de Rouen. La justice est rendue et mon ivrogne de paternel est condamné à mort. Je suis chargé de son exécution.
En vérité, j'attendais ce moment depuis longtemps. Je n'avais qu'une envie, lui faire payer mes coups, mes blessures, la haine qu'il éprouvait contre Diane, alors qu'elle n'avait rien fait. J'ai ignoré ses suppliques. Et je l'ai tué, sans bavure ni accroc. Tu veux savoir ce qui fut le plus drôle ? C'est que cela m'a rendu célèbre !
***
- Mais, c'était... ton père !
- Non. Il n'avait rien d'un père. J'aurais préféré mille fois partir dans un régiment perdu près de la frontière espagnole que de retourner vivre à Caen. Sa mort a été une libération, un soulagement que j'espérais depuis des années.
- Quel monstre es-tu donc, par le Ciel !Richard soupira, agacé.
- Arrête de me traiter de monstre. C'est une chose facile pour toi ! Tu n'as pas connu tout ça ! Il t'est facile de me juger, mais est-ce que je te qualifie de monstre pour la mort de ta fille ? Parce qu'on a trouvé son sang sur tes mains et un poignard dans tes poches ?
- Elle me l'avait demandé...
- Moi aussi, on m'a demandé de tuer mon père, pour faire Justice. Tu n'es pas si différent de moi. Tu as mis fin aux jours de ta fille parce que son mal n'était pas guérissable. Tu l'as apaisée. Mais cela fait de toi un assassin. Moi je suis un bourreau, je tue parce qu'on me l'ordonne, en bon petit soldat.
- Mais tu prends plaisir à tuer !
- Et donc ? Excuse-moi de trouver un amusement dans ma sale besogne ! C'est vrai qu'il y a tellement de volontaires qui se bousculent !Théodore détourna le regard. Il avait les larmes aux yeux. Richard avait touché un point sensible.
***
La mort de Pierre Jouënne a dévasté sa veuve qui n'a pas mis longtemps à comprendre que c'était à cause de notre véritable père. Elle nous a chassé, Diane et moi, environ six mois après. J'ai emmené ma soeur jusqu'à Paris, j'avais gagné suffisamment d'argent pour que nous puissions repartir de zéro. Je sais qu'elle a mal vécu la séparation avec notre mère adoptive. Elle l'aimait beaucoup, elle avait appris tellement de choses à ses côtés.
Nous nous sommes installés dans la capitale. J'ai acheté un bâtiment que nous avons aménagé pour nous. A l'étage, notre demeure, au rez-de-chaussée, la boutique Diane. Je lui ai payé une herboristerie, parce que je savais qu'elle adorerait ça. Et je ne supportais pas l'idée qu'elle puisse se sentir malheureuse. La boutique eut le mérite de lui faire passer le temps et de l'aider à repartir.
Pour ma part, j'ai tissé des relations, avec Camille Loizet, l'homme qui t'a arrêté. Un brave gaillard, n'est-ce pas ? Il est utile, et je dois bien admettre, c'est devenu un allié inestimable, même s'il ne sait pas tout à notre propos.
***
Richard sortit sa gourde et la porta aux lèvres de Théodore, qui était éprouvé, il le voyait. Le prisonnier but plusieurs gorgées. Sanson remit le récipient à sa ceinture et resta silencieux jusqu'à ce que son interlocuteur ne lui demande :
- De quoi veux-tu parler ?***
De mon réseau, de mes relations, des affaires de ma soeur, des miennes... bref, tout ce qui nous concerne. Camille ne sait pas que je traque un noble. Charles-Honoré d'Albert, pour être plus précis. Ce petit prétentieux doit forcément cacher des choses. Personne ne peut être aussi pur. Alors je mène l'enquête, je vais décortiquer sa vie, transformer sa petite arrogance en hantise, le faire lentement tomber à terre pour l'écraser comme un cafard... lentement, méticuleusement... Oh, je sens qu'il essaie de savoir pourquoi je lui voue cette haine. Il n'est pas suffisamment intelligent pour tenir ses distances et disparaître de ma vue. Non, je ne suis pas jaloux ! Cesse de me regarder avec cet air inquisiteur. Qu'aurais-je à envier à ce petit impertinent richissime ?
Ce cher Loizet ignore que je couvre les agissements de Whitney Scott, une noble anglaise. Je ne le fais certainement pas par charité, mais par conviction. Tôt ou tard, elle s'avèrera utile, je n'en doute pas. Et puis, elle est charmante. Elle a une poitrine... je comprend mieux pourquoi les femmes sont tenues de mettre un corset ! Comme je la connais ? Longue histoire... je chassais au petit matin lorsque je l'ai vue. Elle était en train d'enterrer un corps. Quoi de plus normal ! Je l'ai donc aidé. Oui, je sais avoir l'âme charitable lorsqu'il le faut. Je l'avais déjà repérée en trainant près de la Cour pour mes obligations. Elle me plaisait, ses méthodes, son éthique à direction variable, son assurance. Alors nous avons fini son oeuvre. Depuis, nous gardons un bon contact. Elle me sera utile autant que je peux lui être. Et quand nous aurons besoin d'elle, Diane et moi, je sais que je pourrais compter sur sa présence. Certes, si accessoirement, je peux me glisser dans son lit pour marquer son esprit, alors je ne vais pas m'en priver. Une femme qui enterre un corps sans sourciller ne peut qu'attirer mon appétit !
Camille ne sait pas non plus que ma soeur, Diane, a des ennemis que je tiens à distance. Il ignore que Karl Ludwig van Breverninck, que tu connais sans doute, de réputation, est ma marionnette. Je peux le faire chanter en jupons, à cloche-pied au milieu de Versailles si je le souhaite. Car vois-tu, ne travailler que pour la mort a des avantages, on apprend des choses, on sait se faire discret, glaner des informations, ici et là. Et on finit par savoir de vilains petits secrets, très utiles pour faire chanter ceux qui peuvent potentiellement te nuire. Ce bon vieux Karl est tellement émotif... le voir trembler comme une feuille est plaisant. Surtout lorsque j'évoque ses petites expériences. Vois-tu, cet homme est ruiné et pour parvenir à tester ses remèdes, il a besoin de spécimens sur lesquels tester ses concoctions. C'est jouissif de le menacer. Surtout qu'il risque la potence. Le hanter avec la corde qui se serre autour de son cou est si plaisant !
Camille n'est pas au courant que Diane est celle qui confectionne les poisons. Oui, les fioles, les ingrédients, les poudres, c'est elle. Et crois-moi, ce travail est lucratif. Si tu savais le nombre de gens qui paient pour tuer leur prochain ou se venger ! Mais je veille au grain, j'ai leurs noms, s'ils venaient à parler, ils tomberaient avant moi, un accident est si vite arrivé... Oh... en parlant d'accident, j'avais oublié que j'avais mis quelque chose dans ma gourde...
***
Théodore commençait à se sentir vaseux et quand Richard finit sa phrase, il fut stupéfait. Il regarda la gourde et se mit à gesticuler pour trouver de l'air, pris par la panique. Sanson esquissa un grand sourire et il reprit la parole :
- Allons, allons, calme-toi. Ce n'est pas du poison. C'est une composition à base de champignons hallucinogènes. Toute l'histoire que je viens de te raconter, tu vas la revivre, encore et encore, déformée, totalement ahurissante. Tu vas passer par des stades divers et variés, que tu finiras par oublier demain... enfin si tu survis. Parfois, ceux qui consomment cette mixture finissent par s'arracher les yeux.
- Je... je... pitié...
- Ah ! Pitié... la voilà donc cette catin... penses-tu pouvoir l'acheter ?
- Quel est ton prix ?Richard ne le quittait pas des yeux. Une lueur malsaine et maligne animait son regard glacé.
- Un homme comme toi doit bien avoir quelques trésors, des bijoux, de l'or...
- Tout ce que tu voudras !
- D'accord. Dis-moi où est ce trésor et je te donne l'antidote.
- Chez moi, dans la cave... tu y trouveras un tonneau avec un double fond... je t'en prie... l'antidote...Richard sourit et secoua la tête.
- Ah, ah ah... mauvaise pioche, je t'ai menti, je n'ai pas d'antidote. Mais merci pour le renseignement...
- Espèce de pourriture...
- Ah non, mon cher, TU es juste un imbécile... croire qu'après t'avoir donné toutes ces informations, je vais te laisser t'en rappeler... tu es plutôt coriace, je dois l'avouer, mais j'adore cuisiner mes condamnés avant l'heure du trépas. De toute façon, ton petit trésor ne doit pas rester là à dormir, autant qu'il profite à quelqu'un d'honnête comme moi, n'est-ce pas ?
- Va en enfer...
- Oui, j'y cours... à vrai dire, je vais rejoindre Rose... Elle vend son corps aux hommes, et avec elle, paradis et enfer se confondent en luxure et en allégresse. Fais de beaux rêves... La vue de Théodore se brouillait. Mais il entendit l'éclat de rire sinistre et macabre de Richard. Celui-ci quitta la pièce et ferma la lourde porte à clé. Il savait que personne ne viendrait ici pendant la nuit, il l'avait demandé aux gardes. Au mieux, Théodore gardait ses esprits mais oubliait toutes ces révélations. Au pire, il aurait l'esprit si embrouillé qu'il tiendrait un discours décousu. Richard quitta la Bastille avec le sourire. Ce qu'il pouvait adorer ses petites mises en scène. Il se trouvait meilleur à chaque fois ! Il prit le pain retourné qu'on lui avait laissé et mordit dedans à pleines dents. Sa jubilation inquiétante eut tôt fait d'inspirer la peur aux personnes qu'il croisa...