Assis face à mademoiselle de Bergogne, Victor se forçait à sourire, les mains jointes sous son menton pendant qu’il n’écoutait ses babillages d’une seule oreille, son attention toute tournée à la fois vers ses idées pour la faire taire – le plus définitivement possible – et l’heure bénie où elle consentirait enfin à quitter sa maison. A côté de lui sur le canapé, également en face de la baronne, son épouse Garance semblait elle aussi se forcer à garder contenance pendant que leur invitée indésirable monologuait sur ses problèmes de peau et de teint, auxquels Garance répondait de temps en temps par un conseil poli. Le peu de patience de Victor diminuait de minute en minute – et sa chère épouse dut bien s’en apercevoir, puisqu’au bout de ce qui lui parut une éternité (mais correspondait certainement à trois minutes) elle se souvint fort à propos qu’elle devait aller rendre visite à une tante et devait quitter la maison immédiatement. Aussi aimable que maline, elle offrit à Michelle de Bergogne de la raccompagner à son carrosse en allant faire préparer le sien. Personne ne saurait jamais si la maudite baronne avait compris le message, mais au moins, elle les salua avec un grand sourire, salua Victor qui la gratifia à peine d’un regard (noir) et suivit Garance dehors. Le silence retomba dans le salon des Amboise, et Victor laissa sa tête retomber en arrière avec un long soupir d’exaspération.
« La prochaine fois que vous invitez cette créature chez moi, faites-moi prévenir, que je m’assure de ne pas être dans les parages. » grommela-t-il à l’adresse de son épouse lorsqu’elle s’en retourna. « Ou que j’aie le temps de brûler la maison. »
« Allons, ne soyez pas si grognon. La pauvre petite, depuis sa chute de cette falaise, personne ne semble lui témoigner la moindre marque d’amitié… » Garance marqua une pause, avant de soupirer à son tour. « Même si je commence à croire que c’est plus sa conversation que sa chaise à porteur qui lui attire l’inimitié de toute la cour. »
Arquant un sourcil, Victor dédia à sa femme un regard qui en disait long sur ce qu’il pensait de son excessive gentillesse – ou de son optimisme, selon la situation. Il ouvrit la bouche pour lui en faire la remarque, lorsque la pendule sonna les six heures. Ravalant sa mauvaise humeur, Victor s’extirpa d’un bond de son canapé et appela la domestique pour qu’elle lui amène son manteau, immédiatement.
« Vous sortez ? » demanda Garance.
« Je pars faire une inspection de mes troupes à Paris. Ne m’attendez pas, je passerai certainement la nuit là-bas. Oh, et tant qu’à faire, manifestez notre amitié à la baronne en lui envoyant un tonneau d’urine de mule pour son fichu teint. Je suis certain qu’elle apprécierait votre attention, cette gourde. »
Ignorant délibérément le regard lourd de reproches (mais teinté d’approbation) de Garance, il l’embrassa sur le front et quitte à son tour la demeure familiale pour sauter sur son cheval et mettre le cap sur Paris. La nuit commençait à tomber, les routes allaient être moins sûres – mais quelques risques n’avaient jamais arrêté le baron de Bussy auparavant. Surtout quand il n’allait pas passer ses troupes en revue comme il l’avait fait croire à Garance, mais filait droit dans la campagne en direction du manoir de la Sérénissime. Contarini devait bien avoir reçu le message qu’il lui avait envoyé la veille – et il comptait sur son nouvel allié pour être prêt à partir lorsqu’il arriverait. Depuis la scission de la Main de l’Ombre, Victor avait œuvré dans son coin pour se remettre à flots et ne pas envoyer le travail qu’il avait effectué pour Hector aux oubliettes – il avait travaillé dur pour se hisser à la place qu’était la sienne aujourd’hui, pour soutenir les Valois en vue d’une prise du pouvoir, pour enfin rendre aux Amboise la place qui était leur. La mort du Valois était un coup dur, mais Victor avait refusé de voir l’événement comme la fin de ses projets. Il n’avait pas moins d’ambition qu’Hector– mieux, il s’estimait plus pragmatique et plus réaliste que feu son cousin qui se voyait déjà avec la couronne sur la tête. Victor visait un chouïa plus bas : instaurer une régence et être celui que la reine placerait à la tête de son gouvernement. Et pour ça, il avait besoin de soutien.
Et parmi ceux qui avaient accepté de le suivre, il y avait Francesco Contarini. Le fantasque et exubérant vénitien dont Lauzun lui avait tant vanté les mérites, alors même que Victor ne l’avait guère fréquenté du vivant d’Hector – son tempérament l’avait poussé à ce tenir éloigné de cet homme qui semblait aux antipodes de ce qu’il recherchait dans un collaborateur, mais il avait cédé à l’insistance de Lauzun… et n’avait pas été déçu. En quelques heures de conversation Victor avait révisé son jugement du tout au tout, et était persuadé que Contarini avait bien plus de ressources que son compte en banque, contrairement à ce qu’avait semblé penser Hector. Et maintenant qu’il le comptait dans son camp, Victor comptait bien le mettre à l’épreuve pour vérifier que son instinct ne l’avait pas trompé.
Une heure plus tard, le baron de Bussy mettait pied à terre, et repoussant sa cape au-dessus de son épaule, tapait à la porte du manoir de la Sérénissime. Un valet vint lui ouvrir et l’introduisit à l’intérieur, pour le faire patienter dans une antichambre pendant qu’il allait prévenir le prince de son arrivée. En attendant Contarini, Amboise détailla le décor d’une richesse et l’un luxe outranciers, qui n’avaient pas grand-chose à envier à Versailles. Il ne se sentait guère à sa place dans cet endroit, lui l’héritier au nom prestigieux mais désargenté – heureusement la jalousie n’était guère du tempérament de Victor (sauf quand sa possessivité entrait en compte) et tout ce qu’il retint de cette première impression, c’était que Contarini n’exagérait vraiment pas quand il assurait qu’il avait des moyens. Et qu’il n’avait pas peur de le montrer. Et Victor appréciait les gens qui n’avaient pas froid aux yeux. Des pas derrière lui l’avertirent que son compère venait de le rejoindre, et lorsqu’il se retourna, il lui dédia un sourire satisfait et lui tendit la main en guise de salut.
« Mon cher Contarini. » se contenta-t-il de dire, ne s’embarrassant jamais d’interminables formules de politesse. « J’espère que vous me pardonnerez le côté impromptu de mon message hier soir, et le peu d’informations que je vous y donnais. Vous êtes bien assez coutumier de la cour et des complots pour savoir qu’il vaut mieux éviter de laisser des traces écrites. »
Paranoïaque ou prudent, la nuance ne faisait guère de différence pour le baron. Ne perdant pas de temps, il attendit que le domestique soit sorti pour attaquer dans le vif du sujet.
« Contarini, vous m’avez dit que mon cher cousin Hector de Valois s’était montré quelque peu ingrat avec vous de son vivant. Maintenant que vous avez eu l’amabilité d’accepter mon offre de nous allier, j’aimerais éviter de répéter son erreur – aussi, si vous êtes libre ce soir, j’ai quelque chose à vous proposer. Une entreprise qui requiert de la diplomatie, de l’astuce – et quelques poignards si les choses tournent court. Rien qui ne vous intimide, j’en suis sûr. »
Victor ouvrit son manteau et en tira une lettre qu’il déplia pour la tendre à son compère.
« Hector avait un allié chez les Gardes Ecossaises – quelqu’un de haut placé avec qui il s’est visiblement froissé à force de ne pas l’écouter. " Je respecte ton avis tu vois mais en même temps c’est pas le mien donc c’est pas le bon... ", vous voyez le genre. L’homme a pris la mouche et ne s’est pas manifesté depuis la mort de Valois – mais si nous arrivons à le récupérer, il pourrait nous être utile. Votre mission, si vous l’acceptez, sera de m’accompagner ce soir pour le trouver et lui faire une offre qu’il ne pourra pas refuser… de gré ou de force. »
Marchandage, chantage, on appelait ça comme on voulait, mais ça payait. Victor savait que Contarini était un homme d’argent, qui avait probablement l’habitude des affaires ‘difficiles’ et était doté de quelques talents de négociateur. Contrairement à Victor probablement qui était plus prompt à distribuer des coups de lames ou de poings qu’au dialogue.
« Nous le trouverons probablement au bordel, en train de ‘jouer à colin-tampon’, pour reprendre l’expression… En position de vulnérabilité, donc. Je sais que l’entreprise n’est pas très noble, mais il faut parfois se salir un peu les mains pour arriver à nos fins. Qu’en pensez-vous ? Je peux compter sur votre assistance ? »