Au moment de son départ, Arthur de Roberval n'avait pas jeté un regard en arrière. De toute façon, son absence allait figer son hôtel particulier dans un profond sommeil et les portes allaient se refermer derrière lui, plongeant les représentations du dieu de la mer brandissant son trident sur les plafonds de l'hôtel dans le noir. Pendant les longs mois que durerait la guerre, les pupilles bleues de ce Poséidon que le précédent propriétaire des lieux s'était amusé à faire peindre dans les pièces de sa demeure resteraient fixées sur des meubles recouverts de draps blancs pour éviter qu'ils ne prennent la poussière, si elles parvenaient à distinguer quelque chose grâce aux rayons du soleil de printemps qui se faufileraient à travers les interstices des fenêtres. Le baron n'avait eu aucun pincement au cœur en voyant les préparatifs de son départ pendant les dernières semaines ou en songeant que ces lieux allaient être vidés de leurs occupants pendant de longs mois, que plus aucune vie n'animerait ces murs. Depuis qu'Aliénor de Wittelsbach était partie en emportant Néron avec elle (Arthur n'avait aucun doute qu'il avait trouvé là une maîtresse qui prendrait soin de lui), de toute façon, l'atmosphère était bien morne. Les domestiques avaient continué à s'interpeller mais la légèreté avait disparu de leurs voix. Pendant de longs jours, tout le monde avait vécu dans l'attente de l'instant où le maître grimperait sur son cheval pour se rendre là où le roi lui avait demandé. Arthur n'avait pas souhaité laisser ouvert son hôtel pendant son absence. Il ignorait dans combien de temps il allait revenir, si même il allait revenir. Non qu'il ne fût pessimiste quant à l'issue de cette guerre qui se profilait mais parce qu'il avait le sentiment que sa présence à Versailles n'avait été qu'un voyage de plus, qu'une escale au même titre que ces semaines vécues dans les forêts acadiennes ou en terre de Siam. Sa vraie maison, c'était son navire, son véritable territoire, l'océan sans limites. Il rentrait chez lui. Quand les deux portes principales avaient claqué, renfermant derrière elle tout ce qui avait fait la vie d'Arthur à la cour, il s'était pris à songer à ces coutumes antiques qui voulaient que le temple de Janus soit ouvert ou fermé selon la guerre ou la paix. Aux yeux du corsaire, cela avait presque la même valeur. La parenthèse de paix s'achevait. Il lui fallait oublier ces derniers mois pour retrouver la vie qu'il n'aurait jamais voulu quitter. Sa vie loin des regards méprisants de ces courtisans, des crachats de ces langues de vipère ou de ces règles qui le faisaient étouffer.
Ce n'était pas tout à fait vrai mais au moment où Arthur tournait résolument le dos à Versailles et lançait son cheval suivi de son moussaillon, il n'avait guère envie de se rappeler des notes discordantes qui auraient pu rendre ce départ difficile. Il n'était pas du genre à s'appesantir et préférait avancer et prendre les événements du bon côté, quoi qu'il en coûte. Après tout ce qu'il avait vécu, les pertes mais aussi la gloire, il avait appris à ne pas se laisser renfermer dans des pensées noires. Évidemment, il y avait ceux qu'il quittait à contre cœur, sa petite Haydée en tête et qu'il laissait dans des circonstances particulièrement dangereuses, livrée à elle-même dans Paris, une ville qu'elle ne connaissait pas dans un pays dont elle ne maîtrisait pas les codes. Elle n'était pas de celles qui s'en laissaient compter et Roberval savait qu'il pouvait lui faire confiance pour s'en sortir par elle-même mais l'inquiétude ne se commandait pas et n'avait que faire de la raison. Haydée avait fait l'objet de la lettre qu'il avait adressé à l'une de ses rares amies en cet endroit, la jeune Aline d'Argouges. Il avait repêché la demoiselle dans une fontaine de Versailles et bien qu'il n'avait aucune envie de lui rappeler qu'elle s'imaginait avoir une dette envers lui, il lui avait demandé comme un service de veiller sur la Siamoise qui avait tendance à mettre son nez dans des affaires qui auraient tôt fait de la reconduire droit au roi. Savoir que son amie aurait un œil sur elle et qu'Haydée aurait quelqu'un sur qui compter au cas où elle irait mal avait quelque chose de rassurant. Sans compter qu'avec la guerre, Louis XIV aurait moins le temps de s'inquiéter de la mystérieuse disparition de ses invités de marque et du curieux échec de cette ambassade. Avec un peu de chance, il aurait peut-être même la chance d'avoir quelques nouvelles par le biais de missives qui viendraient à sa rencontre au fil de ses destinations. C'était une révolution pour Arthur : la première fois qu'il allait guetter des nouvelles venues de la terre ferme, qu'il allait penser à quelqu'un loin de lui et que cette personne en question allait lui manquer. Étrange comme votre vie pouvait changer en quelques mois et votre cœur s'attacher malgré vous. Transformer un vieux loup de mer solitaire en père attentif et inquiet.
Mais s'il y avait Haydée qui allait rester à Paris, Arthur savait aussi que d'autres raisons, peut-être moins avouables l'entraîneraient à retourner sur ses pas. Il n'avait pas eu le temps de montrer ses talents de bretteur au duc de Bar. Il n'avait pas encore retrouvé Arnaud de Rieux pour lui faire tâter de sa lame et lui montrer que les Roberval ne laissaient jamais aucun crime impuni, alors que la méfiance que la sœur de celui-ci avait à son égard semblait bien montrer qu'elle savait fort bien où il se trouvait. Il n'avait pas encore réussi à entacher la réputation de la marquise de Gallerande même s'il avait eu la satisfaction de l'avoir vue sur ses gardes et peut-être même effrayée. Anne de Gallerande avait occupé nombre de ses pensées lors de ces derniers temps et il n'avait certes pas l'intention de rester là-dessus. Il n'avait pas pour habitude de renoncer. Mais en attendant, son esprit était entièrement tourné vers ce qui l'attendait lors des prochains mois.
Le voyage pour la Bretagne où mouillait son navire, L'Orientale dura longtemps et au fil où les jours passaient, Arthur sentait l'impatience grandir. Fini l'ennui, il allait retrouver sa vraie place, tout ce qu'il chérissait. Pendant qu'il n'avait été absent, L'Orientale était restée à Brest au grand déplaisir des marins qui avaient fini par la quitter pour s'embarquer sous d'autres pavillons. Mais sur les ordres d'Arthur qui avait dirigé l'essentiel des opérations depuis Versailles, son second et bras droit, Abraham Lancel avait recruté un nouvel équipage sur la promesse d'espèces sonnantes et trébuchantes et lui avait fait miroiter la gloire de servir la marine royale pendant la guerre contre l'Angleterre et l'Espagne. Les volontaires ne s'étaient pas pressés mais aux dires de Lancel, ceux qui avaient finalement été recrutés savaient se battre et manier un navire. La réputation du corsaire Roberval lui servait. On savait qu'il avait navigué pendant plus de vingt ans, qu'il était parvenu à piller bien de galions espagnols et que le roi lui faisait assez confiance pour lui confier des missions d'ambassades en Siam – bien que le roi aurait dû plus se méfier à ce propos. Et Lancel avait été assez efficace pour qu'à l'arrivée d'Arthur à Brest après des jours de voyage où il n'avait que peu dormi, tout soit prêt. Roberval aimait Brest plus que tout, c'était là où il avait fui son destin d'homme d’Église pour prendre sa vie en main. C'était là où on sentait déjà les embruns de l'aventure, le souffle de ce vent qui poussait les bateaux toujours plus loin vers l'ouest, contre les rochers et au milieu des tempêtes, au large des îles remplies d'or et de sucre. Ce fut au moment où Roberval posa son premier pas sur le pont de L'Orientale qu'il ressentit à quel point tout cela l'avait manqué. Les discussions interminables pour savoir comment parvenir à prendre une dizaine de galions espagnols, l'excitation qui précédait l'assaut d'un navire ennemi, la peur qui taraudait tous les esprits au moment où la mer se déchaînait pour les engloutir. Et cette fois-ci, satisfaction de plus, ce fut le pavillon français qui fut hissé aux côtés des voiles. Un rêve d'enfant qui devenait réalité : le corsaire qui gardait toujours ses lettres de marque dans sa chemise près de sa poitrine comme une carapace qui le protégerait des balles servait enfin le roi de France et sa couronne. Il allait pleinement participer à l'effort de guerre.
Roberval laissa Clément, son moussaillon au port comme cela avait été convenu, pour servir d'intermédiaire entre Paris et les multiples endroits où L'Orientale allait naviguer. Le corsaire avait reçu des ordres précis : il n'était pas question de faire cavalier seul. Au vu de la faiblesse de la marine française, les pirates allaient devoir collaborer avec l'armée officielle. On mit donc voile sur Dunkerque, le port français qui permettait d'aller en mer du Nord où l'essentiel des combats se déroulerait – au grand désappointement d'Arthur qui avait plus l'habitude de l'Atlantique. C'était une première expérience pour le nouvel équipage mais Roberval fut satisfait de voir que tout le monde lui obéissait. Et bientôt, après un peu de cabotage, on vit apparaître les hautes fortifications de Dunkerque, encore neuves et particulièrement ingénieuses. Arthur ne connaissait pas cette ville mais il ne fut guère dépaysé car dès qu'il posa pied à terre, il fut accueilli par une voix qui ne lui était pas inconnue :
- Et alors, mon vieux Roberval, on n'est pas resté à profiter de la cour et de ses délices ? Ravi de voir que vous n'avez guère changé, avec les autres capitaines, on faisait le pari sur le nombre de livres que vous aviez pris à manger tout le temps sans faire d'exercice. Merci, grâce à vous, je viens de le gagner.- Étant donné que j'ai fait beaucoup d'effort pour contribuer à votre victoire, je peux en recevoir un pourcentage ? Ironisa Roberval en donnant une accolade à ce bon chevalier Du Plessis qui avait quelques cheveux blancs mais qui avait toujours la nervosité du capitaine avec lequel il avait fait un raid sur Hispaniola quelques années auparavant.
- Toujours aussi dur en affaires à ce que je vois, répliqua un nouveau venu qu'Arthur reconnut également pour avoir déjà combattu à ses côtés.
- Du Plessis a des raisons de se réjouir, avec le peu de butin qu'il fait, il faut bien qu'il gagner ses paris pour pouvoir vivre, se moqua Moïse Vauquelin.
- Si vous prenez ma défense et rappelez à tous ces jeunots tous mes faits d'armes, s'exclama Du Plessis en se tournant vers Arthur,
je vous accorde 1% de ma toute nouvelle prise.
- 1% ?! fit mine de s'indigner le corsaire,
je donne même plus à mes armateurs.
- Certains princes s'en contentent, il paraît.La conversation dura quelques temps sur ce ton. Presque tous les visages étaient connus d'Arthur, tous avaient répondu à l'appel de la guerre et avaient dirigé leurs navires vers Dunkerque. Ils étaient la vraie force de la marine royale qui faisait pâle figure avec ses quelques navires. Quand Roberval s'inquiéta de l'absence d'un de ses vieux amis et rivaux, on lui répondit en haussant les épaules :
- Il a eu des démêlés avec L'Olonnais et vous savez ce qu'on dit, L'Olonnais massacre plus qu'il ne pille, un enragé que personne n'est parvenu à arrêter. On dit qu'il a été approché pour participer à la guerre dans nos rangs mais qu'il a osé refusé à son roi.- L'Olonnais n'a pas de roi, il vit au milieu des hors-la-loi à Tortuga, répondit Arthur qui n'appréciait guère ce genre d'engeance,
je ne serais pas mécontent de le savoir au bout d'une corde. Comment sont les capitaines de la Royale ?- Saint-André est un bon chef d'escadre, il connaît bien la mer. Et figurez-vous que l'un des nôtres s'est rangé, Duquesne, sous ses ordres, va faire l'intermédiaire avec nous.- Reste à s'attendre avec les Provinces-Unies et Ruyter, sourit Arthur en songeant à la détestation qui avait toujours lié les corsaires à la puissante flotte néerlandaise,
a-t-on déjà une stratégie ? Bloquer la jonction entre les troupes espagnoles et anglaises ?- Duquesne voulait s'entretenir avec vous pour...- Trêve de bavardages, grommela Du Plessis,
avant de nous intéresser à la meilleure façon de nous faire écraser par les Espagnols et les Anglais, je propose qu'on fête le retour de Roberval parmi les gens de son espèce avec une bonne bouteille de rhum.Et alors que le soleil se couchait sur Dunkerque, Arthur de Roberval fut entraîné dans le navire d'un rival pour profiter des derniers instants de liberté avant que les batailles ne s'engagent. Seuls l'impatience, l'envie de s'illustrer et l'humour régnaient dans les rangs. A quoi bon pleurer et s'inquiéter après tout ? Aucun d'entre eux n'avait l'intention d'y laisser sa peau.