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| (Vallombreuse nuit du nouvel an 1666) Nous saurons bien vous dérider ! | |
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| Sujet: (Vallombreuse nuit du nouvel an 1666) Nous saurons bien vous dérider ! 15.01.12 14:55 | |
| « Vive le vent, vive le vent Vive le vent d'hiver Qui s'en va sifflant, soufflant Dans les grands sapins verts... » - Quel temps de chien !Blandine se mordit les lèvres pour ne pas faire remarquer à Christian, l’un de ses compagnons de scène dans la compagnie Montdory, que c’était particulièrement un temps de saison. N’était-il pas au 31 décembre ? Depuis plus de deux ans qu’elle avait intégré la troupe itinérante après s’être libérée de la tyrannie de Charles de la Porte et de son neveu Ruzé, elle ne se plaignait jamais. Qu’il pleuve, vente, neige ! Le pire des cyclones serait encore une bénédiction comparé au visage de chafouin du mousquetaire. Elle espérait de tout cœur qu’il soit mort dans une quelconque bataille ou en duel, puisque ce sanglant personnage aimait tant la bagarre. Mais hélas, ne lui répétait-on pas assez que la mauvaise herbe a la vie dure ? Aussi sentait-elle dans son être que sa haine faisait frémir plus que la morsure du froid, qu’il n’avait pas rejoint Belzébuth dans son enfer ! Tant mieux d’un autre côté, elle aurait sans doute un jour prochain ce plaisir de l’y envoyer! Une lueur sournoise et machiavélique illumina son regard alors que la nuit était pleine. Elle n’entendait plus les complaintes de son voisin qui pourtant grognait tout son sou, elle priait le ciel comme à tout nouvel an de lui permettre de tenir ses ennemis éloignés d’elle. L’argent, l’amour lui étaient indifférents. Elle ne réclamait que sa liberté ! Au cœur de son vœu le plus cher, et de ses désirs de vengeance, Blandine marchait plus facilement que les autres. Elle avait pris la tête de la roulotte à présent. Ce fut un cri de Catherine, leur metteur en scène qui lui fit réaliser qu’elle aurait très bien pu les semer si ce manège avait continué. Les pauvres avaient tous l’air glacés. - UN MONASTERE ! MERCI BON DIEU ! La jeune femme se signa et se mit à courir en direction du cloître. Les autres entamèrent un Ave Maria, le cœur et le corps soudain ragaillardis. - Je tuerai pour une soupe bien chaude avec quelques croutons ! - Je me moque bien d’avoir à manger ou pas de mon côté, un seul feu de bois, suffira à mon bonheur ! Emmitouflée dans sa cape, Blandine souriait songeant en effet à la douceur d’un feu de cheminée, lorsqu’un bruit terrible se fit entendre. L’essieu de la roulotte venait de craquer. Décidément ils jouaient de malchance ! Abandonner là, les éléments des décors, les costumes, tout ce qui régissait leur vie n’était pas envisageable, même pour une dinde aux marrons ! La jeune comédienne constatant l’immense déception de ses coéquipiers, s’avança vers eux. - Ecoutez, je veux bien rester dans la roulotte pour cette nuit afin de surveiller le matériel. Avec plusieurs couvertures je devrais ne pas me frigorifier. Allez au monastère, cette pauvre Nanon va tomber raide si elle n’avale rien. Médusés par cette proposition, certains pourtant enclins à accepter s’y opposèrent. Il était chaleureux d’avoir une troupe si unie, il s’agissait depuis ces longs mois de ses seuls amis et ils étaient devenus une véritable famille. Elle y attachait peut-être d’autant plus d’importance, que pour des raisons de sécurité, elle n’avait toujours pas pu revoir son père ou même lui écrire. Il se révélait très dur de leur mentir constamment sur son identité en usant toujours du prénom de sa mère. - Il n’en est pas question Bérangère ! Une femme seule au milieu de nulle part et si près de ce château en plus … Blandine suivit du regard, le doigt de Christian qui lui montrait un point derrière elle et luttant contre des flocons de neige, mit sa main en visière. Elle ne l’avait pas remarqué jusqu’à présent, cet édifice médiéval aux allures de forteresse. Seul le blanc immaculé qui recouvrait les pierres grises, permettait qu’on le distingue au cœur de cette nuit noire. Ne comprenant guère ce que son compagnon reprochait à la demeure hormis son aspect peu avenant, elle haussa les épaules et se mit à ricaner. - Le château serait-il hanté ? BOUUUUUUUUUUUUUUUUUH ! Elle mima alors les gestes grandiloquents d’un fantôme, et toute la troupe se mit à rire. La chaleur humaine n’était pas à dédaigner dans ce climat glacial. Mais il fallait tout de même prendre une décision pour la roulotte. Olivier alors s’avança. - Je resterai avec Bérengère, cela me fera faire un petit régime qui ne sera pas de trop. Cher Olivier ! Un ours souvent mal léché, un géant au grand cœur auprès de qui en effet, elle ne risquerait rien même contre une vingtaine de brigands. Atlas lui même aurait paru malingre à ses côtés. Les autres prirent cette proposition comme l’argument ultime qui les décida à se séparer. Blandine et Olivier les saluèrent et gagnèrent la roulotte. Décidés à tuer le temps, ils avaient sortis des cartes et s’y adonnaient avec ferveur sous une dizaine de couvertures chacun. Blandine perdit la troisième manche. - TU ME DOIS DEUX ECUS ! - Tu ne préfèrerais pas une bouteille de vin par hasard ? J’en ai caché une dans la selle du cheval, que je dois d’ailleurs aller nourrir ! La pauvre bête doit être frigorifiée jusqu’aux sabots. - D’accord !C’était un plaisir de négocier avec Olivier, surtout lorsque son péché mignon rentrait en compte. C’est donc presque gaiement, qu’elle sortit du charriot pour aller remplir sa double mission. Elle caressait la robe de l’animal tout en lui offrant du foin, lorsqu’une silhouette apparut dans l’obscurité et la fit sursauter. - Pardonnez-moi mademoiselle, j’ai aperçu votre roulotte et d’après le nombre de personnes que j’ai aperçues tout à l’heure, je ne pense pas me tromper en me disant que vous devez être comédienne.- En effet vous vous ne trompez pas messire. Nous sommes la troupe itinérante Montdory. - Tant mieux, car je venais vous solliciter pour jouer quelque chose devant mon maître. - Quand cela ?- Ce soir même, je cherche désespérément quelques loisirs pour lui en ce jour si spécial. - Qui est votre maître monsieur ? - Le vicomte de Vallombreuse, il réside dans ce manoir. Quoi ? Le château hanté qui effrayait tant Christian ? Y faire un tour ne pourrait que se révéler amusant et même excitant. Il restait néanmoins le problème de la roulotte … -Cela serait avec joie monsieur mais comme vous le voyez non seulement nous ne sommes que deux, et notre essieu s’est brisé. Nous ne pouvons laisser nos éléments de scène livrés aux premiers voleurs venus. - Oh rassurez vous mademoiselle, vous ne verrez personne s’en approcher ! Vous êtes sur les terres de Vallombreuse ! On ne s’y risquerait pas ! Le ton du serviteur s’était fait grave ! Décidément tout ceci l’intriguait au plus haut point. La curiosité féminine lui ordonnait d’accepter la requête du vieil homme. Elle ne réfléchit donc pas plus ! - Olivier le régime ne sera pas pour ce soir, descends ! Un vicomte réclame nos services ! Le domestique toussota étrangement à cette réplique. - A dire vrai, cela sera une surprise pour sa seigneurie !- Tant mieux ! Nous aimons produire cet effet !Un sourire resplendissant aux lèvres, Blandine fit signe à l’intendant d’ouvrir la marche sans se douter que les cloches qui sonnaient au loin, sonnaient pour elle une ère nouvelle. |
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| Sujet: Re: (Vallombreuse nuit du nouvel an 1666) Nous saurons bien vous dérider ! 23.01.12 11:41 | |
| - Spoiler:
Vallombreuse's Theme « Quel temps de chien ! » grommela Auguste en resserrant en vain sur lui les pans de son manteau. Il avait beau vivre à Vallombreuse depuis maintenant vingt-sept ans –Dieu que le temps passe !- il n’avait jamais réussi à s’habituer aux hivers glacials qui s’y déchaînaient chaque année. Nous n’étions pas très loin de Paris pourtant, mais apparemment c’était suffisant pour que le climat ressemble plus à celui du Nord qu’à celui de la bordure parisienne. Parfois, il en venait à se demander si les lieux ne changeaient pas d’eux-mêmes, en écho à l’hiver sans fin qui régnait dans le cœur de son maître depuis près de dix ans. Il y avait à Vallombreuse quelque chose de surréaliste, d’un peu fantastique dans l’air qui pouvait pousser les imaginations fertiles à imaginer toutes sortes de choses. Auguste n’avait pas l’imagination particulièrement fertile, mais l’atmosphère de ces terres avait largement eu le temps de déteindre sur lui. A Vallombreuse, on vivait hors du temps et hors du monde. Pourtant même l’ambiance étrange qui régnait ici n’était pas parvenue à lui faire oublier le soir du Réveillon. Son maître ne s’y montrait pas plus renfermé ou mélancolique que d’habitude, mais c’était une tradition à laquelle le valet tenait, la dernière peut-être qui subsistât dans ces terres d’errance et d’oubli, le seul signe que le temps continuait à avancer même si au château ne semblaient vivre que les souvenirs et les regrets. Et le voici dehors, portant sous le bras du bois qu’il avait oublié de ramasser plus tôt, avant que la neige ne commence à tomber en lourds flocons sur le domaine. Il savait très bien que Léandre se serait aisément passé de chauffage, mais pas lui ! Le château était déjà plus hanté qu’autre chose, inutile de lui offrir deux âmes frigorifiées supplémentaires. Tout de même, il allait falloir penser à faire de plus grosses réserves de bois pour les prochains jours. La neige allait probablement cesser de tomber, mais celle qui recouvrait déjà le sol allait sûrement rester pour un bon moment. Au moins cela dissuaderait-il d’éventuels visiteurs de s’aventurer dans le coin et tomber nez à nez avec Léandre... Ou pas. Qu’est-ce que c’était donc que cette forme qu’il distinguait sur la route ? Plissant les yeux et tendant l’oreille, Auguste perçut des voix et décida de s’approcher. Une charrette ? Il était bien rare d’en voir dans les parages ! Faisant encore quelques pas, il vit plusieurs silhouettes se détacher de la roulotte et s’éloigner. Ils étaient nombreux, était-ce une compagnie de marchands ? Non, il distinguait des robes, il avait probablement affaire à des comédiens itinérants. Des comédiens… Auguste resta pensif quelques secondes, puis une idée germa dans son esprit. Calant son bois sous son bras, il s’approcha de la silhouette de jeune fille qu’il apercevait près du cheval. « Pardonnez-moi mademoiselle… »
[…] « La neige ici tombe sans fin. C’est un éternel recommencement, un instant qui s’étire à l’infini et nous isole du reste du monde encore un peu plus que nous ne l’étions déjà. Il y a pourtant quelque chose de réconfortant dans ce silence absolu, dans cette douce blancheur qui se dépose avec la légèreté d’une plume et la délicatesse d’un geste maternel… »Léandre releva les yeux de sa lettre qui n’aurait jamais de destinataire et regarda de nouveau par la fenêtre. La nuit était déjà bien tombée, bien qu’il ne fût pas si tard. Se levant de sa table d’écriture, il réajusta sa cape sur ses épaules et sortit de la pièce, laissant derrière lui une énième missive inachevée qu’il n’aurait de toute façon pas su à qui envoyer. Sa mère ? Ils n’échangeaient plus que très rarement, et uniquement pour donner des nouvelles, pas pour partager des considérations philosophiques ou poétiques sur la nature. Il n’avait plus de père, n’avait pas d’autre famille proche. Des amis ? Ils étaient tous restés à Versailles et l’avaient rapidement oublié. Il ne lui restait plus qu’Auguste, ce brave Auguste à qui envoyer une lettre était inutile puisqu’il ne quittait pas le château plus que lui. Ils vivaient tous les deux dans la solitude la plus absolue depuis bientôt dix ans. Pas de voyageurs, aucun visiteur. Seuls parfois des intrus qui espéraient pouvoir piller les terres qu’ils croyaient désertes. De ceux-là, Léandre avait fait son affaire… Chassant ces misérables de ses pensées, il remonta le couloir et se rendit dans sa chambre. Il avait profité de l’absence de son valet pour retirer son masque qu’il haïssait autant qu’il ne pouvait s’en passer, mais maintenant que le brave homme allait bientôt rentrer, il fallait qu’il le remette. Auguste avait déjà vu son visage après la bataille de Valenciennes bien entendu, mais ça n’empêchait pas Léandre de détester de toute son âme qu’on le regarde et qu’on voie. Qu’on voie cette balafre qui lui barrait le visage et qu’il observait désormais avec haine et dégoût dans le miroir, cette marque de l’humiliation, de la défaite et du déshonneur. Il se demandait parfois à quoi cela servait de la cacher sous ce masque qu’il s’obstinait à porter à toute heure alors qu’ils n’étaient que deux dans le château. Mais Léandre savait que s’il retirait ce masque, il serait alors incapable de supporter son propre reflet… Du bout du doigt, il effleura cette cicatrice et laissa échapper un soupir résigné. Il entendit au loin les cloches sonner alors qu’il achevait de nouer son masque sur son visage. Le nouvel an… Il avait failli l’oublier. Laissant la pièce derrière lui il décida de descendre au rez-de-chaussée pour voir si Auguste était rentré. Passant devant une galerie ornée de tableaux auxquels il ne prêta pas la moindre attention, Léandre arriva sur la mezzanine qui surplombait la vaste entrée, et ce fut cet instant que choisit l’intendant du château pour en pousser les lourdes portes qui restaient si souvent fermées. « Entrez mademoiselle, monsieur… »Comment ? A qui diable s’adressait-il ? Craignant l’espace d’un instant qu’Auguste n’ait quelque peu perdu l’esprit –après tout, ils n’avaient jamais d’invités à Vallombreuse !- Léandre dut contenir sa surprise de voir une jeune femme et un homme massif franchir le pas de sa porte, sûrement leurs premiers visiteurs en presque une décennie. Il se demanda qui ils étaient, et où Auguste avait bien pu les dénicher. Dans le voisinage en tout cas, puisqu’il était juste parti récolter du bois. Des voyageurs perdus ? En cette saison c’était assez probable, et tout le monde n’était pas au courant de la réputation de Vallombreuse ni ne savait en établir les limites… Léandre contourna la balustrade en pierre et descendit les escaliers à pas comptés. S’il était surpris, son visage était aussi impassible que d’habitude. Un autre masque. Sans dire un mot, il s’approcha de son valet et des deux étrangers et posa sur le premier un regard calme, mais interrogateur. Comme s’il avait lu dans les pensées de son maître, Auguste dit : « Messire, ces deux jeunes gens sont des comédiens de la troupe de Montdory. Ils étaient en route lorsqu’un essieu de leur roulotte a cassé, et ils sont dans l’impossibilité de poursuivre leur route pour cette nuit. J’ai pensé qu’il valait mieux ne pas les laisser dehors par ce temps… » « Tu as bien fait, Auguste. » acquiesça Léandre en reportant son attention sur leurs deux invités improvisés. La fille était jeune, bien plus jeune que lui, à peine une vingtaine d’années. De longs cheveux bruns, des yeux noisettes à l’éclat vif et malicieux. Elle n’était pas bien grande mais elle respirait la confiance et la vitalité mais donnait aussi l’impression d’une certaine réserve, un mystère qui l’enveloppait aussi ténu qu’un voile et pourtant bien présent. Etrange combinaison aux yeux de Léandre qui n’avait que peu fréquenté les comédiennes, même à Versailles, et n’avait connu que des filles frivoles, souvent légères, toujours souriantes et chaleureuses certes, mais aucune d’elles, dans son souvenir, n’avait la gravité ni la distinction de cette jeune femme. « Mademoiselle, monsieur, je vous présente le vicomte Léandre de Vallombreuse, le maître de ces lieux et votre hôte jusqu’à ce que vous soyez dans la possibilité de reprendre la route avec vos camarades. » reprit Auguste. « Maintenant Sire, si vous voulez bien m’excuser, j’ai encore des choses à finir en cuisine… » Léandre hocha la tête en guise d’assentiment et Auguste le laissa seul avec leurs invités. Alors seulement il prit la main de la comédienne et y déposa un baisemain avec élégance, signe que dix ans n’avaient pas eu le temps d’effacer ses excellentes manières. « Je vous prierais d’avance de pardonner la vétusté de ce château. » dit-il en se redressant et les regardant tous les deux tour à tour. « Deux hommes pour entretenir cette bâtisse, c’est bien peu. Mais elle saura vous accueillir le temps qu’il faudra. Suivez-moi. »
Prenant la tête de l’expédition, Léandre les mena à travers les couloirs moyenâgeux jusqu’à la grande salle à manger qu’Auguste avait pratiquement fini de préparer. Le pauvre Auguste qui se donnait toujours tant de mal chaque année et était si attaché aux traditions… « Et qui ai-je l’honneur d’accueillir ? » demanda Léandre en se tournant de nouveau vers eux, s’apercevant qu’il ignorait leurs noms. |
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| Sujet: Re: (Vallombreuse nuit du nouvel an 1666) Nous saurons bien vous dérider ! 07.02.12 15:47 | |
| Blandine regrettait quelque peu d’avoir accepté si précipitamment l’offre du vieil homme. A voir ce pauvre Olivier courber l’échine sous le poids de leurs costumes et de quelques accessoires de scène, elle ne pouvait qu’en avoir pitié. Quant à elle, ses pieds étaient si gelés qu’elle ne les sentait plus, sous ses collants de laine ! Ils progressaient à l’allure d’un escargot, tant le vent anéantissait leurs efforts d’escalade. Elle tenait les rênes du cheval tout en emmitouflant son pauvre nez dans la piètre capeline qu’elle portait. De quoi regretter la dizaine de couvertures sous lesquelles, ils se trouvaient quelques minutes auparavant non ? Que ce château soit l’antre d’un ogre ou le repaire d’un fantôme, il n’était donc plus que pour les trois grimpeurs que l’Eldorado lui même. Une véritable quête du Graal, pour peu qu’un feu crépite dans la cheminée à leur arrivée, qu’on leur serve un repas consistant, qu’ils soient bien payés, en somme bien accueillis par le seigneur des lieux. Souvent, les aristocrates considéraient comme peu de choses, les kilomètres que les comédiens pouvaient avoir accompli pour une représentation. Ils prenaient ça comme dû et Blandine ne comptait plus les fois où ils avaient dû monter sur scène, alors que leur ventre criait famine. C’était les aléas du métier ! Mais si habituellement, la demoiselle Pisdoe n’y voyait pas d’inconvénients, elle espérait un peu de pitié de celui qui était bien au chaud à l'intérieur de son nid d’aigle. - Est-ce encore loin ?
Sans vouloir se montrer impertinente ou ingrate envers son futur employeur en déplaisant à son intendant, elle voulait néanmoins s’enquérir de la durée restante de leur calvaire ! Elle grelottait de plus en plus et c’était à présent ses mains qui glacées, laissaient apercevoir sous ses mitaines, un bleu vif sous ses ongles.
- Nous y sommes presque, mademoiselle. - AMEN ! ça ne sera pas trop tôt !
Olivier n’avait pas ouvert la bouche depuis le début de leur escalade, mais sa légèreté de langage reprenait le dessus ! Il n’avait jamais été courtois, il n’allait pas commencer aujourd’hui alors qu’il peinait à marcher dans la neige, en créeant des trous de plusieurs centimètres sous ses bottes, ce qui le mettait d’autant plus en rage. Quelques pas plus tard, et non pas des moins difficiles de son existence, la silhouette du château se dessina véritablement sous ses yeux. Cet édifice était immense ! Blandine avait toujours été fascinée par ces citadelles, où en temps de siège pouvaient se regrouper des villes entières. Dans cette forteresse çi, une bonne demi-douzaine de personnes aurait pu loger aisément. Ebahie, un instant, elle se laissa distancer par un Olivier qui se moquant bien des détails de l’architecture, pressait tout à coup sa marche ! Souriant malgré ses lèvres gercées, elle se mit à son tour au pas de course et apercevant une écurie, elle fit un détour nécessaire pour y attacher la pauvre bête. Olivier piaffait davantage que la jument pour pénétrer à l’intérieur de la bâtisse. Une fois parvenue à leur hauteur, ce fut le perron les abritant des flocons, puis enfin la CHALEUR des lieux qui leur donna une sensation de brûlure tant le contraste était frappant.
- Merci bon Dieu !
La voix de stentor de son camarade de scène n’avait jamais autant résonné dans ce cri du cœur ! Blandine occupée à se frotter tout à tour les épaules puis les mains et à souffler dessus afin de se réchauffer davantage, ne vit qu’au dernier moment le propriétaire des lieux. Auguste, l’intendant les présentait au vicomte. L’homme d’une quarantaine d’années, élancé, raide comme un piquet mais avec une prestance que peu d’hommes de sa connaissance possédait, l’intrigua aussitôt. On peut même dire qu’une sorte de fascination la gagna. Que cachait ce masque, car ce dernier on ne pouvait pas le rater ! La voix également avait quelque chose de particulière, une voix douce mais à la fois puissante et grave. Et cette façon de détacher les mots, même dans une courte phrase, il aurait très pu intégrer leur compagnie, suite à un casting, grâce à cette seule voix. Tout dans cet homme semblait en effet, sortir de l’ordinaire, une personne comme on n’en croise peu ou qu’une fois dans une vie ! Elle ne pouvait s’empêcher de le fixer intensément, tandis qu’il s’avançait vers eux et lui baisait la main. Réalisant que cela n’était pas vraiment poli, elle baissa néanmoins les yeux aussitôt et puisqu’il le lui demandait, se présenta à lui. - On me nomme la Belle Iole et nous sommes ravis que l’intendant de votre seigneurie nous ait choisis pour vous divertir, en cette soirée de fête. Nous ferons de notre mieux pour cela. N’est-ce pas Olivier ? Elle se tourna vers son compagnon, avec un sourire des plus crispés et lui fit signe d’acquiescer. Cet imbécile baillait aux corneilles, ou plutôt dévisageait lui aussi mais pour une autre raison, leur hôte. Appréhendant sa spontanéité légendaire, elle voulut même lui assener un coup de coude dans les côtes pour qu’il cesse ça tout de suite. Il ne fallait pas mettre leur patron pour la soirée, dans l’embarras. Blandine se doutait bien que ce masque dissimulait une blessure ou une malformation, qu’en somme il ne le portait pas pour faire joli … mais Olivier … - Bonsoir vicomte, vous fêtez le carnaval avant l’heure dites-moi ? C’est une coutume locale ? Je sais bien que nous sommes un mardi, mais c’est dans un mois le mardi gras ! La France est passionnante de cultures inconnues, ne trouvez-vous pas ?
Mais Olivier n’était qu’un crétin ! De là il lui serra fermement la main, comme on le fait à un ami de longue date, puis laissa échapper un rire de nigaud. La jeune femme en resta figée, heureusement le froid pouvait expliquer aisément cette soudaine raideur des membres. Elle prit alors Olivier par le bras et adressa son plus charmant sourire au vicomte de Vallombreuse.
- Excusez-vous votre seigneurie, nous allons rêvetir nos costumes dans l’aile des domestiques. Nous sommes à vous aussitôt après.
Tirant son compagnon, elle prit aussitôt la direction prise quelques minutes auparavant par Auguste. Elle était excédée ! La soirée s’annonçait pourtant bien, depuis qu’ils avaient franchi la porte ! Si après ça, ils arrivaient à dérider le maître des lieux, ils seraient des Dieux de la comédie, or leur répertoire était plutôt porté sur la tragédie ! Oui ils auraient dû rester dans la roulotte ! Maudite curiosité et surtout maudit Olivier ! |
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| Sujet: Re: (Vallombreuse nuit du nouvel an 1666) Nous saurons bien vous dérider ! 23.02.12 13:14 | |
| Il était de ces lieux qui avaient une telle présence que les auteurs de romans ou les poètes en faisaient pratiquement des personnages à part entière de leurs œuvres, personnages impalpables mais personnifiés presque autant que les personnages humains et au rôle tout aussi déterminant. Si nous avions été dans un roman, Léandre aurait affirmé sans l’ombre d’une hésitation que Vallombreuse était elle aussi un personnage de l’histoire ; de son histoire. Ces hauts murs de pierre, cette allure altière et sévère, cette froideur derrière laquelle recélaient tant de mystères… Le château en un sens était la plus intrigante des femmes, la seule qu’en dix ans Léandre ait admise dans son entourage… Ou lui le seul homme, avec Auguste, que Vallombreuse ait accepté d’accueillir. L’endroit était vieux et bénéficiait de son lot de légendes, et tous ceux qui y avaient vécu n’auraient pas pensé que c’était un hasard, cette tempête de neige qui empêchait les visiteurs d’approcher. Vallombreuse, à l’image de son propriétaire, était une solitaire qui faisait tout pour garder les autres à distance. Mais aucun des habitants de Vallombreuse n’aurait pensé non plus à un hasard en voyant ces deux visiteurs arriver, les premiers en dix ans ! Léandre n’était pas superstitieux, Auguste l’était un peu, mais tous deux étaient d’avis sans se le dire que l’arrivée de ces deux personnages était quelque chose de significatif. Vallombreuse n’aurait pas permis à Auguste de les trouver s’il n’y avait pas quelque inspiration, peut-être divine, derrière leur apparition. Mais pourquoi eux ? Telle était la question que s’était posé le vicomte lorsqu’Auguste lui avait expliqué la situation. Deux comédiens qui s’étaient perdus sur ses terres et s’étaient retrouvés séparés de leur troupe pour une raison qu’il ignorait –et qui ne l’intéressait d’ailleurs pas. Remettant cette question à plus tard, il écouta la jeune femme qui se présentait, tout en présentant la raison de leur venue sous un jour nouveau :
- On me nomme la Belle Iole et nous sommes ravis que l’intendant de votre seigneurie nous ait choisis pour vous divertir, en cette soirée de fête. Nous ferons de notre mieux pour cela. N’est-ce pas Olivier ?
Léandre tiqua. Le divertir ? Par réflexe, Léandre jeta un regard mécontent à Auguste par-dessus son épaule, mais ce dernier était déjà reparti dans sa cuisine afin d’achever les préparatifs du dîner. Ce diable d’homme s’était bien gardé de lui dire qu’il les avait engagés ! Il devait pourtant bien savoir depuis dix ans que Léandre n’était pas –n’était plus- homme à s’amuser. D’ailleurs le théâtre ne l’avait jamais intéressé, excepté quelques rares pièces qu’il avait eu l’occasion de voir à Versailles, mais jamais il n’aurait eu l’idée d’aller de lui-même en voir une. Le vicomte ne riait plus. Le vicomte ne pleurait plus. Les émotions qu’un spectateur normal aurait perçues glisseraient sur lui comme de l’eau sur du verre et toute cette mascarade ne serait finalement qu’une perte de temps. Néanmoins il songea que ce n’était pas le cas d’Auguste. Lui qui restait à ses côtés si fidèlement depuis tant de temps, n’avait-t-il pas droit à un peu de divertissement ? Lui qui supportait la solitude de Vallombreuse sans broncher alors que rien ne l’empêchait de mettre les voiles et chercher une meilleure place ailleurs ? Léandre lui avait déjà dit mille fois qu’il lui fournirait toutes les références nécessaires en remerciements de ses bons et si loyaux services, mais le domestique n’avait rien voulu entendre et une fois s’était même emporté. Brave Auguste. Après tout, Léandre pouvait bien faire ça pour le remercier. Si du divertissement ne lui apporterait rien à lui, cela pourrait en revanche faire plaisir à son plus fidèle ami. Léandre renonça donc à son idée de refuser et ne répondit pas, se contentant de hocher brièvement la tête. Mais la voix de stentor du compagnon de la Belle Iole retentit, sans savoir qu’il allait commettre là une belle gaffe…
- Bonsoir vicomte, vous fêtez le carnaval avant l’heure dites-moi ? C’est une coutume locale ? Je sais bien que nous sommes un mardi, mais c’est dans un mois le mardi gras ! La France est passionnante de cultures inconnues, ne trouvez-vous pas ?
Bien que son visage ne trahit aucun émotion, son regard translucide se durcit il son corps se raidit alors que le comédien lui serrait la main sans aucune gêne. Ce n’était pas le geste qui avait provoqué ce changement de physionomie, mais bien l’allusion pas même dissimulée au masque qu’il portait sur le visage. Une bouffée de colère monta dans sa gorge qu’il dut bien vit réprimer mais ses prunelles bleues brillèrent d’un éclat qu’Auguste ne connaissait que trop bien et dont la froideur ne présageait rien de bon. Par égard pour la jeune femme cependant, il se força à garder contenance et en réponse à la tarde du dit Olivier, ne lâcha qu’un seul mot d’une voix glaciale :
« Certainement. »
Sa soudaine froideur parut passer au-dessus de la tête du comédien –bien au-dessus même- mais pas de sa collègue qui intervint presqu’aussitôt en le prenant par le bras, ramenant sur elle l’attention du vicomte.
- Excusez-vous votre seigneurie, nous allons rêvetir nos costumes dans l’aile des domestiques. Nous sommes à vous aussitôt après.
Retrouvant ses habitudes de grand silencieux –après ce petit intermède il n’avait plus guère envie de faire des efforts !- il se contenta d’acquiescer et de les suivre du regard alors qu’ils disparaissaient dans l’aile des domestiques. Léandre attendit que le bruit de leurs pas et l’éclat de leurs voix aient tout à fait disparu dans le couloir pour enfin bouger et aller jusqu’à la fenêtre. Son silence et son immobilité, l’économie qu’il faisait de chacun de ses gestes l’intégraient d’autant mieux au paysage étrange que constituait le château, comme s’il faisait lui-même partie du décor au lieu d’en être le maître. Dehors la neige tombait toujours avec abondance et le vent soufflait si fort qu’il pouvait l’entendre siffler dans les tours les plus hautes. Se tenant aussi droit et raide qu’une statue de marbre, Léandre aperçut son reflet indistinct dans la vitre et eut soudain envie de la briser d’un coup de poing pour ne plus voir ce maudit visage couvert de ce maudit masque. Au lieu de cela, il croisa ses mains dans son dos et se détourna résolument de la fenêtre. Ce comédien n’était-il donc qu’un imbécile, pour ne pas deviner ce que même sa jeune camarade semblait avoir compris instantanément ? Connaissait-il donc beaucoup d’excentriques pour revêtir un masque chez eux alors qu’ils n’attendaient personne et ne vivaient qu’avec un domestique ? Si c’était le cas, cet Olivier ne devait pas avoir beaucoup vu le monde, malgré son expérience de comédien ! Une grimace passa sur ses traits alors qu’il portait une main à son visage, comme si la blessure avait été ravivée par les malheureuses paroles du comédien. C’était toujours ainsi. Le souvenir de sa cicatrice ramenait systématiquement à sa mémoire le souvenir de la douleur, de la lame qui lui avait entaillé le visage de manière irréversible. D’un geste de colère, il se força à laisser son masque tranquille et à retrouver sa froide contenance habituelle. Inutile de laisser paraître quoi que ce soit devant des invités ni même devant Auguste. En parlant d’Auguste, celui-ci venait d’arriver dans la pièce les bras chargés de plusieurs plats qu’il déposa sur la table. Comme ils avaient deux invités supplémentaires il avait improvisé et s’en était au final bien sorti.
« Que votre seigneurie ne s’inquiète pas. » déclara Auguste avec bonne humeur. « Un peu de distraction ne pourra pas nous faire de mal ! Et puis il faut bien que vous voyiez d’autres êtres humains de temps à autre, sinon vous allez oublier à quoi ça ressemble. » « J’en ai suffisamment vus comme ça. » se contenta de répondre son maître sans fournir plus d’explications sur le fond de sa pensée, ce dont Auguste ne sembla pas s’offusquer. Après tout, il avait l’habitude de déchiffrer les pensées de son maître plus que de les écouter !
Pendant qu’Auguste allait vérifier que les comédiens ne manquaient de rien, Léandre s’assit sur une chaise et regarda le feu dans la cheminée danser d’un air pensif. Plus vite ces comédiens joueraient leur numéro, plus vite on le laisserait en paix ! Vivement le lendemain ! Décidément, les jours de fête n’étaient vraiment pas faits pour lui…
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| Sujet: Re: (Vallombreuse nuit du nouvel an 1666) Nous saurons bien vous dérider ! 27.02.12 1:40 | |
| - Mais qu'est ce qu'il t'a pris ? Tu n'es qu'un sombre crétin ! Tu crois vraiment qu'il porte ce masque pour mardi gras, tu n'as pas d'yeux pour voir sa blessure?
Blandine après s'être assurée, que le maître des lieux ne les avait pas suivis dans cette aile, avait fait face à son collègue Olivier. Les mains sur les hanches, elle le toisait et son regard exprimait de la colère. Pour porter elle même des cicatrices sur son corps dues à son traitement, chez ce cher monsieur de la Porte, elle ne pouvait que compatir. Etait-ce donc ce sentiment de compassion que la jeune comédienne avait éprouvé pour le vicomte de Vallombreuse ? Ce n'était pas impossible, elle ne rencontrait pas tous les jours, malgré ses déplacements sur les routes de France, un mutilé de guerre ! Et qu'était-elle donc sinon une mutilée ? Cette alchimie invisible, cette sorte de fascination portait enfin un nom ! Blandine faisait partie de ces rationnelles qui se devait de donner une explication à ce que son coeur lui dictait ! Pourquoi ? Jamais n'avait-il été brisé celui là pourtant, mais c'était ainsi, sa méfiance lui ordonnait de faire appel à sa raison en toute chose. Mais l'heure n'était pas à ces considérations bien personnelles ... car l'heure tournait et l'employeur attendait dans l'imposante salle, qu'ils veuillent bien débuter leur spectacle.
Improvisation était bien le mot adéquat à bien y réfléchir, car jusque là Blandine avait songé à un registre plutôt commun sans pour autant être dramatique en ce jour de fête. Cependant il n'était plus question de ça. Olivier avait tout gâché, et son air penaud ne la toucha guère. Ses yeux sévères toujours posés sur lui, elle réfléchissait à comment arranger les pots cassés. Ils avaient à présent l'obligation de faire rire aux larmes le maître du manoir. Hélas, à en juger par sa mine décomposée à cause de la phrase malheureuse du comédien, le défi était loin d'être gagné. Le défi ou plutôt le miracle ! Ils allaient devoir sortir le grand jeu et verser dans la comédie. Si Catherine en avait vent, c'était la porte, mais Olivier garderait ce secret. Il lui devait bien ça.
- Si nous voulons manger et ne pas être jetés dehors par tes sottises, nous allons devoir interpréter du Molière. - Quoi ? Tu es folle !
La jeune femme s'attendait à cette réaction. Le nom de cet auteur, n'était pas tabou, il était pour ainsi dire banni, comme le mot corde est absolument prohibé à bord des navires. Olivier la fixait de ses yeux ronds, tandis qu'elle levait les siens au ciel. Allons donc ils allaient perdre encore du temps en explications inutiles. Ne pouvait-il avoir un cerveau sous sa boîte crânienne pour réfléchir un instant et réaliser qu'ils n'avaient pas vraiment le choix après sa bourde.
- Je m'en passerai figure toi, mais il faut bien réparer tes dégâts ! Tu l'as braqué, mais si tu veux retourner dans la roulotte.
Croisant les bras sur sa poitrine, Blandine désigna d'un coup de tête, le feu crépitant dans l'immense cheminée non loin d'eux. Auguste, l'intendant eut quant à lui la bonne idée et surtout le bon timing de passer à côté d'eux, portant des plateaux sur lesquels étaient posés des mêts fort appétissants. Bien, le proverbe ne dit pas que l'on tient un homme par son estomac, Olivier devrait mieux digérer l'idée de jouer du Molière. En outre, la jeune comédienne ne comprenait rien de cette guerre entre comédiens et trouvait le style de Poquelin aussi appréciable que celui de Corneille ou de Racine. Pensée qu'elle garderait bien entendu à jamais pour elle, mais n'était ce pas son droit d'être conquise aussi bien par les uns et par les autres ? Hommes qui se valent tout autant et ne différent que par leur genre ? C'était stupide à la fin. Enfin encore une fois, il s'agissait là d'un tout autre débat ! Ils étaient plutôt pressés et la pendule du salon sonnant les onze heures du soir la fit presque sursauter. Aussitôt elle tapa plusieurs fois dans ses mains et prenant le baluchon qui contenait ses affaires, des mains de son compagnon, elle prit la direction de la remise dans la cuisine.
- Poste toi à l'entrée que personne ne rentre, on ne sait pas combien il y a de domestiques dans cette maison ! - Compte sur moi !
Fouillant dans le sac, elle sortit une tenue modeste de suivante. Parfait pour le rôle de Dorine dans la pièce de Tartuffe ! En moins de deux minutes, l'habitude aidant elle fut fin prête. Cette pièce qui avait fait scandale avait pourtant arracher les larmes du roi Louis XIV, et Dieu sait qu'il n'est pas simple d'en arriver à ce stade d'hilarité chez un roi de cette trempe. Léandre de Vallombreuse n'était pas un roi après tout ! Il se dériderait bien dès qu'ils se retrouveraient devant lui. Elle devait s'en convaincre, sinon ils allaient être nuls !
Tandis qu'elle sortait de la pièce, arrangeait sa coiffure et sa tenue quelque peu froissée, elle récitait de mémoire ce rôle. - On joue quoi alors ? - Tartuffe, prépare toi pour Cléante, je te veux sublime !
Aussi rapidement qu'elle, il se présenta à elle tel un prince ! Elle lui fit une révérence et c'est tout pardonné qu'ils pénètrent dans la salle à manger. Monsieur de Vallombreuse était assis et les fixait plutôt ... froidement. La neige au dehors semblait soudain plus amicale, mais c'était là les risques du métier. Prenant place face au fauteuil de leur employeur, ils se râclèrent la gorge avant de se lancer dans leurs tirades.
" L'exemple est admirable, et cette dame est bonne ! Il est vrai qu'elle vit en austère personne ; Mais l'âge dans son âme a mis ce zèle ardent, Et l'on sait qu'elle est prude à son corps défendant. Tant qu'elle a pu des coeurs attirer les hommages, Elle a fort bien joui de tous ses avantages "
S'efforçant de ne pas jeter un oeil à Léandre, Blandine répondait à un Cléante - Olivier qui mettait également toutes ses tripes à leur jeu. Mais rien, aucun rire, aucun sourire même, oui finalement elle avait succombé à la curiosité. Elle déglutit même de ce manque d'expression. L'homme était difficile ... Toute à son rôle et à son observation, elle ne remarqua guère le courroux croissant de son compagnon. Ce dernier se vexait de plus en plus de cette attitude, alors lorsque le maître des lieux parut pousser un soupir ... ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Mettant un terme à leur dialogue, Olivier s'approcha du siège où trônait Léandre et le leva de celui-ci, en le prenant par le col.
- Monsieur n'apprécie pas le jeu de ma collègue ni le mien peut-être ? Monsieur n'a t-il pas appris les bonnes manières, en se forçant à sourire ? Il parait pourtant que les nobles font ça pour la galerie !
Blandine désira intervenir mais se fit hisser littéralement à quelques centimètres du sol, tandis qu'elle se suspendait au bras du comédien.
- Olivier, lâche monseigneur s'il te plait ...
Ce nouvel an prenait une bien mauvaise tournure ... Oui ce n'était pas bon du tout ... |
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| Sujet: Re: (Vallombreuse nuit du nouvel an 1666) Nous saurons bien vous dérider ! 07.03.12 14:56 | |
| Les flammes dansaient dans l’âtre de la cheminée, se reflétant dans les iris bleues si claires du vicomte et créant des ombres sur son visage taillé dans le marbre, accentuant encore sa dureté à tel point que finalement, il était bien possible qu’il ne s’agisse là que d’une statue. Une statue qui se mouvait, parlait, réagissait, mais rien d’autre qu’une statue, un bloc de pierre taillé certes mais n’ayant au fond guère de différence avec les rochers qui pouvaient border le chemin qui menait au château. Une pierre, un triste caillou, voilà ce qu’il était devenu. Immobile, vieillissant, attendant patiemment que la pluie et l’érosion ne viennent le ronger petit à petit. A l’image de ce triste Hamlet, il se débattait avec les ombres du passé tout en ne pouvant vivre que par elles, incapable de tourner ses regards vers un potentiel futur qui lui semblait alors bien trop sombre et surtout basé sur une injustice qu’il se refusait encore à accepter. Ce n’était pas par goût de la solitude qu’il s’était reclus si longtemps dans son domaine : c’était une forme de résistance, sa résistance face à un poids qu’il se sentait incapable de supporter, celui de la honte, de la colère, de l’injustice, et surtout sa résistance face à un avenir qu’il refusait d’accepter. Pourquoi devrait-il continuer à vivre sur une intolérable erreur ? Il ne reviendrait pas tant qu’on n’aurait pas réparé le tort qu’on lui avait fait, voilà ce qu’il s’était plus ou moins dit dix ans plus tôt après être rentré à Vallombreuse. Mais dix ans plus tard, n’était-il pas temps de se résigner et d’accepter ce qu’on ne pouvait pas changer, aussi injuste cela soit-il ? NON ! lui criait une voix du plus profond de ses entrailles. Il refusait de passer l’éponge. On l’avait diplomatiquement chassé de sa place. Il refusait d’accepter la défaite. Alors, il se tournait vers les regrets, les souvenirs et l’amertume, seules preuves encore vivantes de son calvaire. Tourner la page, voilà ce dont il était incapable, et la raison pour laquelle il restait figé dans le temps comme le rocher qui peu à peu se fossilise. La salle à manger était désormais si silencieuse qu’il aurait pu croire que les comédiens avaient quitté le château, et ma foi il ne leur aurait pas tenu rigueur. Il se demandait comme son fidèle Auguste faisait pour supporter cette demeure qui ressemblait plus à une pierre tombale qu’autre chose, mais cela pouvait s’expliquer par la profonde affection qu’il avait toujours portée à son maître. Mais alors deux comédiens ! Un soir de Nouvel An, ils auraient sûrement voulu festoyer ou se produire ailleurs que dans la masure froide et silencieuse. Ils avaient l’air si… Vivants ! Impression étrange pour lui qui n’était guère plus habitué à ces contacts. Quelle étrange sensation que d’être de nouveau en présence d’êtres normaux, habités de cette étincelle de vie qui semblait lui l’avoir déserté ! Pensivement, il contempla la main que le comédien avait serrée avec familiarité. Il ne lui en tenait pas rigueur –pas de ce geste, du moins- mais il avait si bien oublié à quoi ressemblait la chaleur d’une main qu’il en avait été… Surpris. Vraiment très étrange. Des bruits de pas s’élevèrent derrière lui et il vit bientôt apparaître sur le côté ses deux invités. Vêtus de beaux habits quoique démodés –sûrement étaient-ce là les habits inusités de quelque noble famille qui les leur avaient donnés- ils correspondaient tout à fait à l’atmosphère de fête qui était censée régner un soir de réveillon. Au fond, ils étaient dans le ton du jour, c’est lui qui était décalé. Il ne bougea pas, n’ouvrit pas la bouche, leur laissant l’initiative. Après tout, c’était bien à eux d’assurer le spectacle, non ?
" L'exemple est admirable, et cette dame est bonne ! Il est vrai qu'elle vit en austère personne ; Mais l'âge dans son âme a mis ce zèle ardent, Et l'on sait qu'elle est prude à son corps défendant. Tant qu'elle a pu des coeurs attirer les hommages, Elle a fort bien joui de tous ses avantages "
Attentif quoiqu’impassible, Léandre admirait sincèrement la verve des dialogues et le cœur que les comédiens mettaient à l’ouvrage. Bien qu’il n’ait jamais été particulièrement amateur de théâtre, il se souvenait avoir assisté à plusieurs représentations données en l’honneur du souverain du temps où il était mousquetaire. Comédies, tragédies, il n’avait aucune préférence du moment que le texte était bien écrit, et il devait reconnaître que quelle que fut cette pièce, la langue était admirablement maîtrisée et les effets très réussis. Mais comme il l’avait hélas prédit, les émotions qu’il aurait dû ressentir glissaient sur lui comme sur du verre. Les répliques étaient indubitablement drôles, mais il était incapable de rire. Alors il se contentait de regarder, d’apprécier les mots, la technique, comme s’il prêtait plus attention à la mécanique de la pièce qu’il ne se laissait porter par elle. Triste constat. Néanmoins l’amateur de littérature qu’il était reconnaissait que ce duo d’acteurs avait à la fois un bon répertoire et l’art de le jouer, ce qui était toujours appréciable. Il y avait l’art d’écrire les mots, mais aussi l’art de bien les dire… Soudain le dialogue s’interrompit et Léandre n’eut que le temps de constater l’air mécontent du comédien avant de se voir soulevé par le col comme un vulgaire pantin.
- Monsieur n'apprécie pas le jeu de ma collègue ni le mien peut-être ? Monsieur n'a t-il pas appris les bonnes manières, en se forçant à sourire ? Il parait pourtant que les nobles font ça pour la galerie ! - Olivier, lâche monseigneur s'il te plait ...
Furieux de se voir ainsi apostrophé et malmené par un acteur susceptible, Léandre le foudroya du regard en maudissant une nouvelle fois Auguste d’avoir eu cette idée absurde de les engager pour la soirée. Néanmoins, il n’avait aucunement l’intention de s’en laisser conter par cet homme au sang chaud et son implacable regard ne quitta pas le sien alors qu’il ne disait mot. Puis lentement, il leva la main et saisit le poignet qui le retenait. Cet Olivier était peut-être un colosse, mais il n’était pas en reste non plus. Usant de cette poigne de fer qui lui avait tant servi autrefois et n’avait jamais faibli, il tira d’un coup sec et se dégagea de l’emprise du comédien. Il repoussa son bras sèchement et remit son col en place sans cesser de le fusiller du regard. Enfin il ouvrit la bouche :
« Il n’y a guère de galerie à impressionner ici, au cas où ce détail aurait échappé à votre attention. Sachez monsieur que j’ai assez de respect pour les comédiens pour ne justement pas me forcer à sourire et jouer aux hypocrites. »
Sentant qu’entre ces deux-là, la moutarde montait à vitesse grand V, Auguste qui s’était tenu à l’écart rejoignit le petit groupe qu’ils formaient avec un air inquiet sur le visage et tenta d’apaiser les esprits, en vain.
« Allons maître, il ne s’agit que d’un malentendu… Monsieur… » fit-il en se tournant vers le comédien. « Monsieur le vicomte est quelqu’un de très peu démonstratif, mais qu’il ne rie pas ne signifie pas… » « Bonne idée Auguste, explique-lui donc. » intervint Léandre d’un ton sec. « Pour ma part, je salue votre performance, mais j’en ai assez vu. Auguste, assure-toi qu’ils ne manquent de rien jusqu’à ce qu’ils puissent repartir. Pour ma part je me retire. Bonsoir. »
Tournant résolument les talons, Léandre allait pour quitter la pièce mais c’était sans compter avec la fougue de cet hurluberlu d’Olivier…
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| Sujet: Re: (Vallombreuse nuit du nouvel an 1666) Nous saurons bien vous dérider ! 15.03.12 22:50 | |
| Surélevée à une dizaine de centimètres du sol, Blandine se sentit pour le moins transparente. Comment ne pas l’être en effet dans une situation semblable ? Lorsque deux hommes se fusillent du regard, la personne qui tente de faire preuve de diplomatie, la personne raisonnable ne se trouve qu’être une gêne. La jeune comédienne se fit confirmer la chose par le bras d’Olivier qui zizaguant en tous sens, tentait de la faire lâcher prise. Néanmoins, elle tenait bon et à aurait pu même dire, tant elle fixait cette main de brute sur le col de leur employeur, qu’il y avait une petite tâche sur l’immaculée de sa chemise.
- Olivier, je t’en supplie, laisse sa Seigneurie en paix … Reprenons la suite de la pièce !
Ne comprenait-il pas ce grand nigaud, qu’il risquait la corde à s’attaquer ainsi à un membre de la noblesse ? Ils n’étaient rien, des gueux, des bourgeois, pas même des chrétiens puisqu’ils avaient été tous excommuniés, sauf elle, mais ça la troupe n’était pas obligée d’être au courant. Leur vie ne valait donc pas cher et cette conduite pouvait l’amener droit à échafaud. Même elle, avec tout l’argent qu’elle possédait ne pourrait alors rien pour lui. A vrai dire, elle aurait voulu que son esprit transmette par télépathie cette information capitale, mais celui d’Olivier ne semblait réceptif à rien dans cet état. Certes, elle pensait aussi à ce qu’ils tabassent à coup de poings, au point de se tuer, ça s’était déjà vu, et elle-même ayant assisté au summum de la violence, pouvait en témoigner. Cependant, elle préférait balayer le pire des schémas et se concentrait à éviter que la main de son costaud de compagnon ne serre un peu trop le cou du vicomte ou ne remonte sur son visage. Ces hommes !! Et elle continuait à être balancée de droite à gauche, comme une malheureuse tortue accrochée désespérément à sa feuille de laitue.
C’est Léandre de Vallombreuse, qui de sa main, ou plutôt de sa poigne presque aussi implacable que celle du comédien, l’arracha à cette situation grotesque. Tandis que ce dernier replaçait sa chemise, le tout agrémenté d’une réplique cinglante, ses pieds retrouvèrent enfin la douce sensation du sol. Blandine pensait sérieusement que l’orage était passé, et dégourdissait ses pauvres bras endoloris en écoutant les explications de l’intendant. C’était sans compter l’interruption du maître des lieux : " Pour ma part, je salue votre performance, mais j’en ai assez vu."
Ça aurait été mentir de prétendre que ces paroles, ne firent pas tiquer sérieusement la jeune comédienne. Qu’avait-il vu au juste de leur représentation ? Deux minutes, allez cinq minutes pour être généreux ? Il n’avait en somme rien vu ! Cet homme se faisait hypocrite et pour aller au fond de ses pensées, elle avait beaucoup de mal à croire, qu’une personne appréciant la comédie, reste de marbre de la sorte. Peu démonstratif ou pas ! N’avait-elle pas vécu dans une cave miteuse, habitée par les rats, n’avait-elle pas une phalange en moins, et n’avait-elle pas ri pour autant, durant ces années de captivité ? Certes, chacun a sa façon de réagir aux malheurs, car malheurs il y avait sans doute possible dans la vie de cet inconnu, mais tout de même ! Toujours est-il que cette façon de leur accorder les honneurs de la maison, prit une toute autre tournure tout à coup. Une tournure méprisante presque, Blandine n’était par conséquent pas satisfaite et elle avait de bonnes raisons de l’être …
- Monseigneur, nous vous remercions de votre générosité, mais ce ne serait pas juste que nous ayons le couvert et le gîte après avoir si peu fait notre métier. Nous aimons mériter ce que l’on nous offre. Notre travail était de vous divertir, nous avons hélas échoué, nous allons donc nous retirer, avec toutes nos excuses pour … hum … cet incident. Oui mademoiselle Pisdoe avait sa fierté et elle ne comptait pas qu’on leur fasse la charité. Ils n’étaient pas des mendiants. Bien entendu que son estomac criait famine, mais elle ne s’attendait vraiment pas à ça … A un tel gâchis ! Elle avait vu arriver Auguste, tel le Messie dans cette nuit sombre et glaciale du jour de l’an et voilà comment ça se finissait. Son imagination avait vagabondé vers une dinde aux marrons, vers un seigneur peut-être lugubre aux premiers abords, mais qu’ils auraient finalement déridé … mais il fallait se rendre à l’évidence et faire une croix définitive sur ces deux choses. Elle ramassait donc avec un long soupir son fichu à terre, lorsqu’Oliver refit des siennes.
- Quoi ? Mais Bérangère, tu n’as pas à présenter tes excuses. Le mufle c’est cet homme ! Nous avons grimpé sa satanée montagne, dans l’espoir d’un accueil chaleureux et on tombe sur … sur ça …sur cette face de carême ! Aie, aie, aie ! Blandine ouvrit des yeux bien ronds et le dévisagea intensément ! Il était fou !
- MAIS TAIS TOI OLIVIER ! BON SANG TU …
Elle n’eut pas le temps de dire un mot de plus, qu’Olivier fit pivoter vivement le vicomte qui avait tourné les talons afin qu’il lui fasse à nouveau face. Sans perdre une seule seconde, il lui assena un coup de poing monumental qui fit sursauter la jeune comédienne. Sans doute poussa-t-elle un petit cri. Cette soirée était un véritable enfer ! Que faire ? Elle secouait la tête, plaçait les mains devant ses yeux mais le spectacle ne changeait pourtant pas. Il s’agissait bien d’un combat et des plus violents qui plus est, puisque le vicomte avait rétorqué et se défendait tel un lion. Un ours et un lion, autant dire que les meubles volaient de toute part, que le bruit était effrayant et que les os craquaient ! Le sang de Blandine se figeait peu à peu dans ses veines à cette vision sauvage, lorsqu’Auguste ayant fait un pas en avant se rappela à elle. Elle le rejoint en seulement deux pas.
- Monsieur Auguste, faites quelque chose auprès de votre maître, je vous en prie. Je n’ose pas y aller et tenter de les séparer ! Sans doute vous écoutera-t-il davantage, car hélas il n’y a rien à espérer de mon de compagnon de scène ! Il est plus têtu qu’une mule !
Blandine avait joint les mains et le suppliait également du regard qu’il intervienne. Oui qu’il intervienne et peut-être évite la pendaison à Olivier, son ami mais alors un ami véritablement crétin, à cette heure ! Il fallait pourtant le sauver de lui même ! -On ne voulait pas ça monsieur Auguste, je ne voulais pas ça, je vous assure ! |
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| Sujet: Re: (Vallombreuse nuit du nouvel an 1666) Nous saurons bien vous dérider ! 28.03.12 17:47 | |
| Pour une première visite à Vallombreuse, la première depuis près de dix ans, l’évènement était pour le moins riche en rebondissements et surtout les protagonistes étaient aussi tendus que des arcs prêts à décocher leur flèche. Etait-ce la tempête de neige, les températures glaciales au dehors, la fatigue qui leur portait à tous sur les nerfs ? A moins que ce ne soit l’atmosphère des lieux, qui contribuait rarement à mettre quelqu’un d’autre que ses habitants habitués à l’aise ? Cela, associé à la date qui aurait dû être jour de fête et virait à la farce grotesque à mesure que les minutes s’égrenaient et que la nuit se faisait plus profonde ? Peut-être que tous ces facteurs avaient contribué à la mise à l’épreuve de la patience des comédiens ; en ce qui concernait le maître des lieux, la seule présence d’étrangers dans son domaine suffisait à le rendre nerveux, méfiant, distant. Il ne fallait pas voir là un affront, mais la réaction bien naturelle d’un homme qui n’a pratiquement pas vu de visage étranger en une décennie, mais allez expliquer ça à un duo de comédiens de passage, qu’il n’avait jamais rencontré auparavant, et qu’il ne reverrait sans doute jamais par la suite… Expliquer aurait été une perte de temps, une perte d’énergie inutile, et surtout n’aurait pas manqué d’entraîner par la suite un interrogatoire en règle. Or, il y avait des choses qui étaient faites pour rester cachées, comme par exemple la raison de cet isolement volontaire. Auguste et lui n’en parlaient jamais entre, il n’allait certainement pas raconter l’aventure à de parfaits inconnus. Que Valenciennes reste où elle était, que ces visiteurs se désintéressent de lui, c’était là tout ce qu’il demandait. Mais le destin avait décidé de lui jouer un autre tour ce soir-là, vu la tournure que prenaient les évènements. Dans le petit groupe, tout le monde était donc plus ou moins passablement sur les nerfs. Léandre, parce qu’il voulait retrouver sa chère solitude, Olivier qui n’avait pas supporté les remarques du vicomte, la jeune Iole qui tentait tant bien que mal de rétablir la paix, et Auguste qui soupirait en se demandant ce qu’il avait fait au ciel pour mériter ça, mais n’en prêtait pas moins main forte à la jeune fille dans ses tentatives de pacification. La paix, mais Léandre ne demandait que ça ! Qu’on le laisse tranquille, une bonne fois pour toutes, au lieu de tenter de le dérider comme cela avait semblé être le but. Auguste savait pourtant parfaitement que l’essai était voué à l’échec, mais son valet était parfois aussi têtu qu’un Gascon et ne perdait jamais espoir que le vicomte redevienne un jour celui qu’il était avant sa tragique rencontre avec des Espagnols. Il avait peut-être raison d’insister ; mais les résultats ne seraient pas pour ce soir. Réveillon ou pas.
- Monseigneur, nous vous remercions de votre générosité, mais ce ne serait pas juste que nous ayons le couvert et le gîte après avoir si peu fait notre métier. Nous aimons mériter ce que l’on nous offre. Notre travail était de vous divertir, nous avons hélas échoué, nous allons donc nous retirer, avec toutes nos excuses pour … hum … cet incident.
Léandre avait dédié à la jeune fille un regard perçant, cherchant à savoir si elle était sérieuse ou non, puis avait haussé les épaules. Si tous les deux pensaient pouvoir se passer de leur hospitalité, soit ! Il n’allait certainement pas les forcer à rester. De toute façon, il laissait la suite à Auguste. Comme il l’avait clairement signifié quelques instants plus tôt, il en avait assez vu.
- Quoi ? Mais Bérangère, tu n’as pas à présenter tes excuses. Le mufle c’est cet homme ! Nous avons grimpé sa satanée montagne, dans l’espoir d’un accueil chaleureux et on tombe sur … sur ça …sur cette face de carême !
Qui croyait-il impressionner, avec ses insultes ? Léandre se contenta de lui jeter un regard glacial par-dessus son épaule avant de leur tourner définitivement le dos, du moins le croyait-il. Il n’avait qu’une envie, se retrouver de nouveau seul dans le silence de sa chambre ou de son bureau, avec pour seule compagnie le hurlement du vent dans les tours et le crissement de la plume sur du papier, mais c’était bien entendu compter sans l’intervention d’Olivier qui n’avait visiblement pas fini d’en découdre…
- MAIS TAIS TOI OLIVIER ! BON SANG TU …
Léandre n’eut même pas le temps de se retourner à cette exclamation qu’on le forçait à pivoter, et qu’on lui décochait un tel coup de poing que, ne s’y attendant pas, il recula de plusieurs pas et dut se retenir au mur pour ne pas perdre l’équilibre. Portant une main à sa mâchoire douloureuse pour vérifier qu’elle n’était pas cassée, le vicomte darda sur Olivier des yeux meurtriers, tentant tant bien que mal de contenir la fureur qui déjà le submergeait… Mais trop tard. Olivier avait clairement franchi les limites à ne pas franchir, et il allait maintenant falloir en assumer les conséquences. Tant pis pour lui. Se débarrassant de sa cape d’un mouvement sec, Léandre avança à grands pas vers Olivier qui semblait hésiter en réalisant ce qu’il venait de faire. Grave erreur, puisque Léandre n’eut pas la patience d’attendre qu’il reprenne ses esprits pour à son tour lui décocher un coup de poing qui n’avait rien à envier au sien. Mais Olivier, contrairement à Léandre, n’avait pas de mur auquel se rattraper et trébucha dans un bruit sourd. Ignorant ses phalanges elles aussi douloureuses maintenant, Léandre le regarda se lever… Et se jeter de nouveau sur lui. Mais cette fois, il était prêt à se défendre. Olivier était peut-être une brute, mais en termes de force physique Léandre n’était pas en reste, et lui au moins avait appris à se servir de sa tête pour se battre. Il frappait certes moins souvent, mais il frappait fort et juste et savait éviter les coups qu’Olivier balançait sans réfléchir. Mais la bagarre n’en était pas moins furieuse : bientôt Olivier eut à l’œil une trace qui virerait à l’œil au beurre noir dès le lendemain, et lui-même avait la lèvre inférieure fendue suite à un coup plus vicieux que les autres. Là étaient les dégâts majeurs, alors que les coups continuaient à pleuvoir sous les yeux atterrés de la belle Iole et blasé d’Auguste qui suivait la scène en secouant la tête d’un air désespéré.
- Monsieur Auguste, faites quelque chose auprès de votre maître, je vous en prie. Je n’ose pas y aller et tenter de les séparer ! Sans doute vous écoutera-t-il davantage, car hélas il n’y a rien à espérer de mon de compagnon de scène ! Il est plus têtu qu’une mule !
L’écouter ? Quand il était dans cet état, même une tornade ne l’arrêterait pas ! Le vicomte était un homme de sang-froid, mais quand il le perdait, c’était pour de bon ! Et il avait l’impression qu’il en était de même pour cette armoire à glace de comédien, que pouvait-il faire entre ces deux-là ? Il était encore robuste pour ses soixante ans, mais entre deux enragés il ne ferait certainement pas le poids, et ne tenait pas à y perdre ses plumes.
« Bah, laissons-les faire, ils ont besoin de se défouler, avec ce froid… » répondit-il laconiquement. « Je suis au regret de vous dire que le vicomte ne vaut guère mieux que votre compagnon, ma pauvre petite ; et personnellement je ne tiens pas à me faire fracasser la tête contre un meuble. Laissons-les donc régler entre eux leurs petits différends, et en les attendant, commençons ! Ils vont bien finir par se lasser... Ces têtes de mule ne vous empêcheront pas de manger, ce serait un comble… »
Et en souriant, il avança une assiette remplie vers la demoiselle. Pendant ce temps, les deux autres qui n’avaient rien suivi de l’échange continuaient à échanger des coups furieux comme si plus rien d’autre n’existait dans le monde. Olivier s’empara d’une chaise et chercha à assommer Léandre avec, mais celui-ci fit un bond de côté et tordit le poignet de son adversaire pour lui faire lâcher prise avant de le faire plier dans un coup de poing dans l’abdomen. C’était sans compter le coude toujours mobile d’Olivier, qui alla percuter le menton de Léandre, lui faisant à son tour lâcher prise. Auguste trouvait ce spectacle absolument navrant.
« Regardez-les… Pires que des enfants ! » marmonna-t-il à l’adresse d’Iole avant de lancer, sans grand espoir, à son maître : « Monsieur le vicomte ! Monsieur Olivier ! Arrêtez-donc, vous êtes ridicules… »
Devant le peu d’aboutissement de ses efforts, il soupira.
« Qu’est-ce que je vous disais… Pas un pour rattraper l’autre… Mais mademoiselle, que… »
Auguste mit un certain temps à réaliser ce que la jeune fille s’apprêtait à faire, trop de temps même puisqu’il ne put se lever à temps pour l’empêcher de le faire. Une seconde plus tard résonnait un « BONG !! » sonore, qui fit sursauter l’intendant de la maison, et Olivier se serait écroulé à terre si Auguste n’avait pas eu la présence d’esprit de se précipiter pour le retenir comme il le pouvait. Quant aux deux qui étaient restés debout, le valet et le maître, ils échangeaient un regard proprement stupéfait, et il y avait de quoi !
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| Sujet: Re: (Vallombreuse nuit du nouvel an 1666) Nous saurons bien vous dérider ! 02.04.12 15:06 | |
| Incroyable ! Comment l’intendant du vicomte pouvait-il rester aussi stoïque, et se permettre de faire de l’humour ? Ne voyait-il pas que la situation était très grave ! Non pas que Blandine ait pu remettre un instant, en cause les forces physiques d’un homme qu’elle connaissait pour ainsi dire pas du tout, mais celles d’Olivier ne lui étaient pas inconnues. Elle voyait défiler devant ses yeux, cette fois où il avait presque à main nues soulever la roulotte alors qu’une roue s’était brisée, ou cette autre fois, où il avait forcé un bœuf à avancer ! N’était-donc pas normal qu’elle craigne alors le pire pour les pauvres os de leur hôte ? La jeune comédienne dévisageait donc Auguste et n’en croyait pas ses oreilles, il comptait laisser faire ! Chaque bruit de chute au sol était pour le moins terrifiant, ne comprenait-il pas qu’il s’agissait là d’une lutte à mort ou tout comme ? Un Olivier en furie est tel un cheval en panique, piétinant ceux qui se trouvent sur sa route. Cependant Blandine semblait donc condamnée à fermer les yeux et à retenir son souffle à chaque coup. Les lèvres coupées ou le sang pris à l’œil de son compagnon de scène la faisait d’ailleurs sursauter davantage. Un instant, elle voulut intervenir elle-même, car ma foi si Olivier tuait dans sa colère, le vicomte, c’est la prison et la roue qui l’attendaient ! Blandine peu égoïste en temps normal songea aussi à elle, elle devrait alors témoigner, or ça pourrait mettre en danger sa fausse identité de Bérangère et par ricochet son père, qui ne devait rien savoir afin de le préserver de Ruzé … La jeune fille ne désirait aucun ennui avec la justice ! Sombre crétin, pourquoi cette brute d’acteur prenait-il donc aussi souvent la mouche ? S’ils ressortaient de ce manoir, libres, il entendrait parler du pays, c’était certain !
" Laissons-les donc régler entre eux leurs petits différends, et en les attendant, commençons ! Ils vont bien finir par se lasser... Ces têtes de mule ne vous empêcheront pas de manger, ce serait un comble…"
Manger ? Avec cette boule à la gorge ? Et comment s’il vous plait ? Si Blandine prit la direction de la table et s’assit sur cette chaise, c’est qu’elle était au bord du malaise ! Si Blandine croqua dans une cuisse de dinde, ce fut son estomac en manque de nourriture qui prenant le dessus sur tout, le lui commanda. En effet, la vie de comédien n’est pas de tout repos et elle n’avait pas mangé depuis la veille. Il fallait nourrir ce ventre qui criait famine littéralement. En outre, si vraiment les choses tournaient mal, autant les affronter, revigorée. Dieu sait ce qu’on lui donnerait à manger, si demain c’était les geôles de la région qui l’attendait. Blandine pessimiste ? Non pas vraiment mais depuis son enlèvement et l’épisode de sa phalange tranchée, elle n’avait guère connu une telle violence. D’ailleurs, ses yeux, ne quittaient toujours pas les deux adversaires dans ce pugilat sanglant. Bon … Puisque le serviteur ne semblait pas prêt d’intervenir, à la première occasion, elle le ferait ! Entre deux têtes brûlées et un cynique, une tête réfléchie n’était pas un luxe ! « Monsieur le vicomte ! Monsieur Olivier ! Arrêtez-donc, vous êtes ridicules… »
Elle était de l’avis de monsieur Auguste et le remercia par un grand sourire ! Hélas loin de tout discours, les autres poursuivaient leur bagarre ! Rien à faire ! Pire que tout, ils s’étaient rapprochés de la table, Olivier donnant un coup de tête dans le flanc du vicomte, tandis que ce dernier lui martelait le dos. L’élan des deux hommes les avaient porté à faire tanguer dangereusement la table. Si bien que la soupe qui pourtant ne se trouvait pas au bord, voltigea et atterrit sur son costume. Le bouillon en question, ne fit pas que ruiner son costume de scène, mais l’ébouillanta. Son ventre et ses cuisses devaient déjà virer au rouge cramoisi ! Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase ! Tandis qu’Auguste continuait à lui adresser des paroles qu’elle n’écouta guère, et répondant à sa colère noire, elle empoigna le rouleau à pâtisserie. La pauvre tarte, dont l’objet avait servi à pétrir la pâte s’était renversée également et gisait à terre !
Ayant grimpé sur sa chaise à la vitesse de l’éclair, afin d’être à leur hauteur à tous deux, elle profita d’avoir le crâne d’Olivier à portée pour lui porter un coup de son cru ! Sa main ne trembla pas un instant, lorsqu’elle affaissa donc le rouleau sur cette tête creuse et brûlée! Et le silence succéda aux bruits terribles des meubles qui volent, qui tanguent, qui se brisent, à ceux non moins terribles des mâchoires qui s’entrechoquent ! Les regards incrédules d’Auguste et de Léandre de Vallombreuse venaient de converger sur elle. Toujours debout sur sa chaise brandissant ce rouleau comme l’arme ultime capable de terrasser mille dragons en un instant, la comédienne arborait des sourcils froncés et une grimace de mécontentement sur ses lèvres.
- Je vous demande pardon monseigneur d’avoir pris cette liberté mais … ça suffit maintenant ! Je n’ai pas à payer de la sorte, tandis que vous évaluez tous deux la qualité de vos muscles !
Sur ces mots assez insolents, mais notons que jusque-là elle avait été d’une politesse exquise, elle désigna sa robe tachetée du liquide brunâtre de la soupe. Elle espérait que le vicomte comprendrait sa colère justifiée ! Sur ces entrefaites, elle se pencha et donna quelques claques à Olivier afin qu’il se réveille. Lorsque celui-ci maugréa quelques mots inintelligibles au bout de quelques instants, elle leva le doigt en guise d’avertissement. - Un seul mot teigneux, ou le quart d’un coup de poing porté à monseigneur et je fais en sorte qu’il ne te reste plus de dents pour mâcher quoique ce soit. Compris Olivier ?
Le comédien se redressa en gémissant de douleur, la main portée à son crâne. Il tenait à peine sur ses pieds. Ma foi c’était bien fait pour lui ! Blandine souhaitait que tout ceci lui serve de leçon. - Ne t’en fais pas Bérangère ! J’ai eu ma dose pour aujourd’hui ! Puis après replacé sa mâchoire, il tendit la main ou plutôt sa poigne à Léandre de Vallombreuse. Dans un réflexe bien compréhensible, Blandine leva le rouleau prête à frapper de nouveau. - Morbleu, vous avez une droite superbe monsieur ! Jamais personne ne m’a mis une telle râclée ! Je suis content croyez-moi d’avoir trouvé ENFIN un adversaire à ma taille ! Tous ces maigrichons sont si ennuyeux, un geste du doigt et ils tombent comme feuilles à l’automne ! Bravo et merci pour ce beau combat !
Ce fut au tour de la jeune fille d’avoir l’incrédulité peinte sur le visage ! Est-ce donc vrai ce qu’on disait, qu’après une démonstration forte en testorénones, ces hommes pouvaient devenir les meilleurs amis du monde ? En aurait-elle douter que le rire, l’entrain et la soudaine bonne humeur d’Olivier aurait tout dissipé. Allaient-ils pouvoir rester donc ? Léandre de Vallombreuse accepterait-il cette poignée de mains et être beau joueur ? Les yeux de Blandine le suppliaient presque pour qu’il opte pour cette voie.
- Monseigneur, mon collègue n’est qu’un idiot qui ne réfléchit jamais avant d’agir ! Mais ce n’est pas un mauvais bougre au fond ! Nous ne voudrions pas abuser de votre hospitalité après tant de … dégâts. Elle montra la pièce dévastée.
- Nous pouvons reprendre le chemin de notre roulotte, mais n'allez pas jusqu'à la prêvoté, cela engagerait la réputation de toute la troupe ! A vrai dire, elle n’avait pas vraiment la force de rebrousser chemin dans ce froid glacial, mais ça valait toujours mieux que la prison à choisir ! Olivier se dandinait réalisant enfin ce que son impulsivité pouvait créer comme soucis aux autres comédiens. Quoique décide le vicomte, elle priait pour une solution heureuse ! La meilleure étant de pouvoir manger et dormir dans ce manoir bien entendu ! |
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| Sujet: Re: (Vallombreuse nuit du nouvel an 1666) Nous saurons bien vous dérider ! 02.05.12 17:29 | |
| Il y avait longtemps, bien trop longtemps qu’une telle agitation n’avait pas secoué les murs de Vallombreuse, si bien qu’Auguste crut même voir les murs en trembler encore. Une visite en dix ans, et une visite se soldant par une bagarre telle que ni lui ni cette belle Iole n’en avaient probablement jamais vues ! Entre un comédien qui ne semblait être que force brute et un ancien militaire qui n’avait pas eu l’occasion de se battre depuis des années, l’affrontement avait été dignes d’un combat de titan, et ma foi il n’était pas fâché que cela se termine. Nous étions au Nouvel An, que diable, l’heure n’était pas aux coups ni à la violence. Pour peu, Auguste aurait presque béni cette jeune fille qui venait de mettre un terme à la bagarre… Non, à la réflexion, il la bénissait. Si elle n’était pas intervenue, cette mascarade aurait pu continuer encore un long moment ! Auguste lança donc un regard réprobateur à son maître qui, lui, regardait son ex-adversaire gire à terre, encore surpris de ce qu’il venait de se passer. - Je vous demande pardon monseigneur d’avoir pris cette liberté mais … ça suffit maintenant ! Je n’ai pas à payer de la sorte, tandis que vous évaluez tous deux la qualité de vos muscles !Cette exclamation parut ramener le vicomte à la réalité, et il leva de nouveau les yeux vers la jeune fille, dont l’image à ce moment précis était pour le moins cocasse. Ainsi debout sur sa chaise, son rouleau brandi comme l’épée d’Excalibur, elle avait résolument quelque chose de théâtral et de comique qui aurait fait rire n’importe qui en temps normal. Mais nous avions affaire au vicomte de Vallombreuse, l’homme le moins expressif de la planète, et surtout il cherchait encore à comprendre ce qu’il venait de se passer… Et comment réagir. Tant et si bien qu’il ne se formalisa pas de l’insolence de la jeune fille ; la remarqua-t-il seulement ? Ses yeux erraient sur la pièce, dont l’état était maintenant assez déplorable, avant de croiser le regard fâché de son domestique. Impassible, il haussa les épaules d’un air de dire « eh bien quoi ? Tu serais resté sans réagir à ma place ? », et pour se donner une contenance, remit en place sa cape qui avait été dérangée. Il était encore étonné lui-même d’avoir ainsi perdu son sang-froid. Il se connaissait ; il savait qu’il pouvait devenir violent, et il savait que dans ces moments-là, mieux valait rester à l’écart, mais il ne s’était pas attendu à craquer ainsi à la suite de simples provocations. Probablement le coup de poing que lui avait administré le comédien en premier avait-il eu un rôle à jouer. Des bruits de claques se firent entendre et Léandre baissa de nouveau les yeux pour voir la belle Iole agenouillée auprès d’Olivier qui se réveillait. - Un seul mot teigneux, ou le quart d’un coup de poing porté à monseigneur et je fais en sorte qu’il ne te reste plus de dents pour mâcher quoique ce soit. Compris Olivier ?- Ne t’en fais pas Bérangère ! J’ai eu ma dose pour aujourd’hui ! répondit le comédien en se massant le crâne après s’être relevé.Toujours sans mot dire, Léandre observa le comédien alors que du coin de l’œil il voyait Auguste qui s’affairait déjà à remettre la pièce en état. Il sentait que son sang-froid était complètement revenu, et rien, hormis les traces du combat qu’il devait encore porter, n’aurait pu laisser penser qu’il avait lui-même pris part à la bagarre. Comment s’en douter en voyant cet homme si droit qu’il en était immobile, au visage de marbre dissimulé derrière un masque, au regard bleu fixe et impénétrable ? Spectateur, peut-être ; participant, certainement pas. Vallombreuse avait quelque chose de la statue, quelque chose d’immuable à la fois impressionnant et inquiétant, si bien que parfois on pouvait même s’étonner de le voir ne serait-ce que bouger. Aussi ne cilla-t-il pas lorsqu’Olivier fit un pas vers lui et… Lui tendit la main. - Morbleu, vous avez une droite superbe monsieur ! Jamais personne ne m’a mis une telle râclée ! Je suis content croyez-moi d’avoir trouvé ENFIN un adversaire à ma taille ! Tous ces maigrichons sont si ennuyeux, un geste du doigt et ils tombent comme feuilles à l’automne ! Bravo et merci pour ce beau combat !Surpris, Léandre considéra la main qu’Olivier lui tendait comme s’il s’agissait d’un objet extra-terrestre avant de reporter son regard sur son visage en partie tuméfié par leur bagarre. Il souriait ? Il riait même ? Après la dérouillée qu’ils s’étaient mutuellement infligée ? Comme s’il cherchait une réponse à ses interrogations, il regarda Auguste qui lui tournait le dos, occupé à ranger, et à défaut de l’avis de son domestique, il posa les yeux sur la compagne d’Olivier, surprenant enfin son regard pratiquement suppliant. - Monseigneur, mon collègue n’est qu’un idiot qui ne réfléchit jamais avant d’agir ! Mais ce n’est pas un mauvais bougre au fond ! Nous ne voudrions pas abuser de votre hospitalité après tant de … dégâts.Elle fit un geste, probablement pour désigner la pièce, mais le regard de Léandre ne bougea pas, comme si c’était ce visage honnête et gracieux, et lui seul, qui allait pouvoir influer sur sa décision. Il hésitait toujours, pour tout dire : en temps normal il les aurait déjà jetés dehors et serait retourné à son immuable solitude. En temps normal. Et cette soirée n’avait absolument rien de normal. Pourquoi ? Etait-ce le nouvel An ? La visite inopinée de ces deux comédiens ? Ou bien la vie qui, par leur biais, semblait vouloir reprendre ses droits à Vallombreuse ? - Nous pouvons reprendre le chemin de notre roulotte, mais n'allez pas jusqu'à la prêvoté, cela engagerait la réputation de toute la troupe !La prévôté ? Léandre n’y avait même pas songé : la décision la plus dure qu’il pourrait prendre serait effectivement de les renvoyer à leur roulotte, mais la prévôté… Il n’avait aucune envie d’avoir affaire avec les autorités, qu’il n’avait jamais beaucoup appréciées depuis son exil. Léandre dévisagea de nouveau tour à tour Olivier et sa collègue, avant que ses yeux ne se posent sur la main toujours tendue du comédien… Alors un évènement absolument invraisemblable et unique se produisit : Léandre de Vallombreuse sourit. Lui-même le sentit ; et en sentant ceci, il s’en étonna tant qu’il porta la main à son visage comme pour essuyer le sang qui avait coulé de sa lèvre fendue, alors qu’il était déjà sec. Dire qu’il en était surpris était un euphémisme : il n’en revenait pas. C’est alors qu’il réalisa à quel point tout ceci, toute cette soirée, toute cette scène était surréaliste ; et il prit alors la décision qui s’imposait. Une ombre de sourire toujours accrochée aux lèvres bien qu’il ait recouvré son impassibilité habituelle, il tendit la main à son tour et serra celle du comédien. Auguste, de son côté, s’était immobilisé tant il savait le côté exceptionnel de la scène. « Même un vicomte reclus doit savoir reconnaître la valeur d’un adversaire quand il en rencontre un. Voilà qui est fait… Olivier, c’est bien cela ? » Il s’inclina légèrement, comme pour saluer, effectivement, la performance du comédien. Puis il se tourna vers la belle Iole. « Mademoiselle, c’est à moi de vous présenter mes excuses pour ce qu’il s’est passé. Je perds rarement mon sang-froid, et ma conduite est impardonnable. Allez donc remettre vos vêtements civils, Auguste va s’occuper de votre costume de scène. »Une fois que tout ceci fut chose faite, et qu’Auguste eut remis en état la table, Léandre tira une des chaises et y invita la jeune fille à prendre place. « Je serais ravi de vous avoir tous deux à ma table. Cette soirée ne ressemble à rien de ce que j’ai pu vivre depuis de longues années ; autant continuer jusqu’au bout pour voir où elle nous mène. » conclut-il en s’adressant, curieusement, plus particulièrement à la demoiselle. Où cette soirée les mena ? A une soirée très agréable, ma foi ; une soirée comme Vallombreuse n’en avait pas connue depuis des lustres, depuis une décennie complète. L’on parla, l’on mangea, l’on rit, Léandre moins que les autres évidemment, mais il n’apprécia pas moins la compagnie qu’il avait ce soir-là même s’il ne le montra pas. Le lendemain, la neige arrêta de tomber, et les comédiens purent repartir. Léandre suivit leur départ depuis la fenêtre, songeant qu’il n’était pas près d’oublier cette fête du Nouvel An… Il ne savait pas encore à quel point. FIN DU TOPIC (épique !). |
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