Lorsque Ferdinand sortit de ses appartements versaillais ce soir-là, il était méconnaissable. Illuminé par la seule lueur des quelques torches qui brûlaient encore dans les couloirs du palais à cette heure avancée de la nuit, son visage taillé à la serpe était à moitié dissimulé par sa perruque sombre hirsute, une fausse barbe taillée en pointe, et du maquillage grossier qui lui dessinait d’énormes cernes sous les yeux comme s’il n’avait point dormi depuis des mois. Sa silhouette maigre était encore accentuée par le long manteau noir rapiécé qui battait derrière lui alors qu’il se faufilait dans l’allée en prenant garde de ne pas tomber sur un de ces maudits gardes suisses qui patrouillaient sans autre but que de repérer les intrus comme lui. Et il ne pouvait pas risquer de voir son personnage du Corbeau tomber aussi aux mains du public. Ce sacré personnage lui était encore bien trop utile pour le moment – même d’Artagnan ignorait son existence, ayant sûrement perdu le compte des innombrables identités de son acolyte. Lorsque des pas résonnèrent contre le parquet, l’espion fit un bond de côté pour se dissimuler à l’ombre d’une colonne, se tassant de son mieux contre le mur et retenant sa respiration. Quelques secondes plus tard, le garde lui passait devant sans le voir. Les pas s’éloignèrent, et Ferdinand put sortir de sa cachette pour reprendre son échappée belle. A force de s’échapper dans la nuit déguisé en un personnage ou un autre, il avait fini par devenir un expert dans l’art de passer au nez et à la barbe des meilleurs gardes de son roi bien-aimé. Il n’arrivait pas à décider si c’était une bonne chose ou une mauvaise. Dans le doute, il se gardait bien d’en parler à Louis ; en revanche il irait volontiers mentionner le problème chez d’Artagnan et lui signaler qu’on s’infiltrait dans ce palais comme dans un moulin. Un comble, tout de même.
Ferdinand et son ombre sortirent sans mal du couloir et bifurqua pour atteindre une nouvelle aile du palais, celle des invités de marque et des favoris du roi et des puissants du Royaume. Cette nuit-là, Ferdinand allait savoir s’il pouvait compter le chevalier de Louvel – ou plutôt, Isabelle de Saint-Amand – dans ses alliés solides, ou s’il allait falloir qu’il réfléchisse à une… solution alternative. L’énigme Saint-Amand hantait ses pensées depuis qu’il l’avait démasquée dans cette ruelle sordide un soir où ils s’étaient battus comme deux chiffonniers et où la pauvre femme avait laissé échapper un cri qui avait trahi sa voix, trop fluette pour être celle d’un homme, même jeune. Qui était cette femme ? Pourquoi ce personnage du chevalier de Louvel, pourquoi traîner dans les bas-fonds de Paris alors que d’aucuns doté d’un minimum de sens commun s’empresserait de les fuir avec de tels dons pour la comédie ? Avec son esprit retors et son sens de l’improvisation, il avait réussi à la mettre sous sa coupe, à la forcer à collaborer, mais combien de temps ce petit manège allait durer avant qu’elle ne se lasse et ne décide de lui rendre la monnaie de sa pièce ? Elle n’était, à l’heure actuelle, pas un élément sûr. Il fallait garder un œil sur elle. Et si l’exercice l’amusait, il avait aussi d’autres chats à fouetter depuis la fin de la guerre et ces émeutes qui éclataient dans Paris. Bref, il fallait trancher. Et leur entrevue de ce soir déciderait de l’avenir de leur collaboration.
Ferdinand traversa le palais et arriva devant la porte de la Saint-Amand, une solide porte en chêne ornée de gravures de maître à la lourde poignée en fer forgé. Ferdinand frappa discrètement une première fois. Personne ne lui répondit. Le fou esquissa un sourire sous sa fausse barbe, avant de fouiller dans la poche de son manteau pour en sortir une multitude de crochets rattachés à un anneau. Puis, s'assurant qu'il était seul dans ce couloir, il s'agenouilla et s'attela à crocheter la serrure, qui ne lui résista pas longtemps et lui laissa rapidement le passage vers un appartement richement décoré et élégant, encore plongé dans la pénombre. Parfait pour une entrevue au clair de Lune.
Il se laissa tomber sur un fauteuil et, patiemment, attendit l’arrivée de son "invitée". Elle ne devrait pas tarder à revenir et trouverait là un intrus bien particulier, mais il n'en avait cure. Ferdinand avait besoin de ses services, et il comptait bien lui montrer que quelque piège qu’elle lui tende, il ne tomberait pas dedans. Ils ne travaillaient pas en partenaires ; il y avait entre eux une relation de pouvoir et de domination, et Ferdinand entendait bien garder la main. Si les forces s’inversaient, il savait qu’il pourrait potentiellement en prendre pour son grade – chose à laquelle il ne tenait guère. Le menton posé dans le creux de sa paume, le bras posé sur l’accoudoir du fauteuil, il s’absorba dans ses pensées, essayant de trouver la meilleure formulation pour ce qu’il s’apprêtait à demander à la jeune femme. Insaisissable, imprévisible jeune femme, et qui lui rappelait tellement Emmanuelle – son portrait craché, c’en était incroyablement perturbant. Il ne l’avait mentionné ni à l’une ni à l’autre mais ce mystère le perturbait profondément. Le lien entre elles paraissait évident, mais quels sombres secrets pouvaient bien se cacher derrière cette ressemblance frappante ? Emmanuelle savait-elle seulement qu’elle avait un sosie, une jumelle probablement, qui se baladait dans Paris dans des froques masculines et se frottait aux pires malfrats de la capitale ? Si elle savait, comment réagirait-elle ? Autant de questions qui restaient sans réponse dans la tête du Fou ; et si peu de temps pour chercher des réponses.
En bas, il entendit la porte grincer. Bondissant sur ses pieds, il tira sa dague de son fourreau et se tint debout, droit comme un i, prêt à accueillir l’intrus si intrus c’était bien. Mais lorsque la porte s’ouvrit sur le chevalier de Louvel, il sourit et replaça lentement l’arme dans son étui.
« Bien le bonsoir, sieur de Louvel. » lança-t-il, goguenard comme à son habitude. « Ponctuelle, comme toujours. Mettez-vous à votre aise je vous en prie. Ce n’est pas un palace, mais nous ne sommes pas là pour badiner, n’est-ce pas ? » ajouta-t-il en indiquant un fauteuil à son invitée.
Sans quitter son espionne forcée des yeux, il alla se placer devant la cheminée, un miroir le dominant au-dessus de sa tête. Il n’avait pris la peine d’allumer que deux chandeliers, si bien que la pièce restait très sombre et paraissait sûrement vide vu de l’extérieur. Ses yeux bruns scrutaient la travestie. Les mains croisées dans le dos, le Fou déguisé en Corbeau reprit :
« Je sais bien que vous n’êtes plus dupe de mon petit numéro depuis longtemps. Vous ne croyez plus au Corbeau et vous avez bien raison, il n’a jamais été qu’un écran de fumée dont je me sers à l’occasion, selon mes besoins. Mais vous comprendrez que pour des raisons de sécurité, je ne peux pas vous révéler tout de suite mon nom. En revanche, si notre collaboration s’avère efficace, il se pourrait bien qu’un jour nous travaillions sur un pied d’égalité. Un secret pour un secret, en somme. »
Il marqua une courte pause, avant de reprendre, attaquant directement dans le vif du sujet :
« Dites-moi, avez-vous déjà entendu parler du marquis d’Hervault ? Il fréquente beaucoup la capitale, vous avez sûrement déjà ouï dire deux ou trois ragots sur ce bon monsieur ? »
Un bon monsieur qu'il avait dans le collimateur, et dont il espérait bien tirer profit, si son acolyte voulait bien collaborer...
Isabelle de Saint-Amand
« s i . v e r s a i l l e s » Côté Coeur: Fermé à double tour depuis qu'un ex-mousquetaire l'a brisé Côté Lit: Amants de passages aussi rapidement oubliés Discours royal:
Coeur à vif ϟ On promet beaucoup pour se dispenser de donner peu
► Âge : 29 ans
► Titre : dame de Louvel, chevalier de Saint-Amand
La journée chez la reine avait été d’une épuisante banalité et d’un ennui redondant. Isabelle voyait les jours s’écouler et se ressembler terriblement, beaucoup trop à son goût. Elle qui détestait rester en place. Elle se rassurait en se disant que de toute façon, elle s’était assurée une certaine sécurité et que la femme qu’elle était jadis n’avait plus besoin de personne. Elle avait lentement mais surement levé le pied sur les amants. Elle aurait bien put en épouser l’un d’entre eux pour ne pas avoir à se soucier du lendemain, mais elle connaissait bien trop les hommes et « appartenir » à l’un d’entre eux lui donnait simplement des sueurs froides. Elle préférait pour le moment – malgré son âge quelque peu avancé pour l’époque, pour encore envisager une union – se préoccuper d’autres choses qui accaparaient bien plus son esprit. Avec la fin de la guerre, la jeune femme risquait à nouveau de voir les gardes du roi fourrer leur nez là où cela ne l’arrangeait pas, et notamment dans les cercles de jeux. Elle y réfléchissait depuis quelques temps. Maintenant qu’elle avait une telle position à Versailles et malgré son apparente discrétion, peut être était-il temps de faire disparaître Etienne de Louvel à jamais ? Son alter égo masculin lui avait été bien utile pendant plusieurs années, mais il n’y avait qu’à voir la soirée chez Thimoléon de Choisy, elle avait risqué très gros. Peut-être était-il temps de laisser tout cela derrière elle. Elle n’avait plus besoin de l’argent des salles de jeux, et le carnet… Eh bien il lui servirait d’assurance vie pour encore un certain temps.
La jeune femme en était là de ses pensées quand elle atteint la dépendance dans laquelle elle vivait. Son petit appartement, composé d’un salon de taille modeste mais avec une magnifique vue sur les jardins, une chambre et une garde robe, lui allait parfaitement. C’était bien plus que ce qu’elle aurait pu espérer quelques années plus tôt. Et la satisfaction était encore plus importante qu’elle y était arrivée par elle-même. Personne ne pouvait se targuer d’avoir aidé dans la totalité de sa réussite. Etait-ce sa faute si les hommes qu’elle avait choisis – elle avait choisit – étaient assez stupides pour dire « amen » à la moindre de ses requêtes ? Elle ne les choisissait de toute façon pas pour leur finesse d’esprit, bien au contraire. Le dernier en date, le baron, s’était vu signifier son congé alors qu’elle quittait son poste avancé sur la ligne de front, quelques mois plus tôt. L’étreinte de Cédric y était-elle pour quelque chose ? Non, peut-être… Elle ne voulait pas y penser, il lui avait fait assez de mal une fois pour qu’elle ne veuille pas lui rouvrir encore son cœur. Cœur de toute façon qu’elle avait mit sous clef et ce pour un bon moment. En somme, la plus grande courtisane de Versailles envisageait de prendre une retraite anticipée et de couler désormais des jours paisibles dans une vie bien rangée avec sa charge chez la reine, son appartement Versaillais, et, pourquoi pas ? Un retour en Bourgogne, où elle n’avait pas mit les pieds depuis quinze ans.
Presque décidée à en faire ainsi, elle prit la clef qu’elle portait dans une poche de sa cape, et ouvrit la porte de l’appartement. Pourtant, à peine cela fait, elle sut que quelque chose n’allait pas, il y avait une présence, et ce n’était pas sa femme de chambre. Isabelle entra pourtant, sur ses gardes. Le soleil venant à peine de se coucher, lui permit tout de même de discerner la silhouette qu’elle reconnue sans peine. Cette silhouette, elle l’avait jouée, à deux reprises, avant qu’il ne lui renvoie la balle, et de manière bien pire qu’elle aurait jamais pu imaginer. Le Corbeau… Elle l’avait presque oubliée – ou plutôt, avait espéré qu’il l’eut oubliée, avec la guerre et les combats, il avait sans doute eut d’autres chats à fouetter - et sa présence ici ne lui annonçait rien de bon. Affichant un masque d’impassibilité, la jeune femme le vit remettre son épée au fourreau, et un léger sourire ironique se dessina sur ses lèvres. Une épée contre un être désarmé, quelle marque de courage. Isabelle prit tout de même le temps de retirer sa cape qu’elle laissa aller sur le dossier de la causeuse, avant d’aller allumer quelques bougies. On y voyait rien.
-Bien le bonsoir, sieur de Louvel.
Isabelle souffla la tige lui servant à allumer les baguettes de cire, avant de répondre sur un ton très ironique : -Mais je vous en prie, faites comme chez vous…
Comment l’avait-il retrouvée ? Et pire, comment avait-il réussit à entrer ?
-Ponctuelle, comme toujours. Mettez-vous à votre aise je vous en prie. Ce n’est pas un palace, mais nous ne sommes pas là pour badiner, n’est-ce pas ?
Isabelle haussa un sourcil :
-Si cela ne vous convient pas, je vous en prie, vous connaissez la sortie. Cela me satisfera tout autant.
Loin d’obéir et de s’asseoir, elle resta debout et se servit un verre de porto. Que pouvait-il bien lui vouloir. Il n’avait pas l’intention de partir, cela se voyait à son air goguenard qui insupportait la jeune femme au plus haut point.
-Je sais bien que vous n’êtes plus dupe de mon petit numéro depuis longtemps. Vous ne croyez plus au Corbeau et vous avez bien raison, il n’a jamais été qu’un écran de fumée dont je me sers à l’occasion, selon mes besoins. Mais vous comprendrez que pour des raisons de sécurité, je ne peux pas vous révéler tout de suite mon nom. En revanche, si notre collaboration s’avère efficace, il se pourrait bien qu’un jour nous travaillions sur un pied d’égalité. Un secret pour un secret, en somme.
Elle haussa les épaules. Evidemment, il ne pouvait pas être n’importe qui pour être au fait des us et coutumes de la cour, et d’y avoir ses entrées. Personne n’aurait laissé passer quelqu’un portant de tels atours à moins qu’il n’ait des autorisations spéciales. Quand à sa collaboration, elle n’avait pas vraiment le choix. Les rumeurs sur la Salpêtrière lui donnaient assez froid dans le dos comme ça. -Venons-en au fait, voulez-vous ? Je m’en voudrais de vous garder un instant de trop de toutes ces personnes à qui vous devez sans doute tenir chantage également.
Il n’y avait qu’à entendre la manière dont il l’avait appelée pour savoir que cela n’augurait rien de bon.
-Dites-moi, avez-vous déjà entendu parler du marquis d’Hervault ? Il fréquente beaucoup la capitale, vous avez sûrement déjà ouï dire deux ou trois ragots sur ce bon monsieur ?
Elle arrêta le verre de porto à l’entrée de ses lèvres et jeta un coup d’œil au Corbeau. Hervault… Reprenant son geste, elle prit une gorgée de vin et se retourna vers son interlocuteur, le dos appuyé sur la commode. Elle compara un instant leurs mises, elle en robe de cour blanche à plastron rouge et or, et lui en … elle n’avait même pas de mots pour le décrire. Si on le voyait sortir de chez elle – ou si on l’avait vu y entrer – sa réputation en prendrait un nouveau coup. Adieu ses espoirs de vie tranquille. Elle posa son verre avant de répondre.
-Je l’ai croisé quelques fois. On le dit riche, mais je me demande si ce n’est pas qu’une parade. Des rumeurs le disent endetté plus que de raison et au bord de la banqueroute. Il se rend donc agréable auprès des grands du royaume, leur assurant la possibilité de s’amuser en toute discrétion, contre une généreuse rémunération, sans parler des pourcentages sur les gains perdus. Beaucoup de joueurs anonymes travaillent pour lui, et bien sûr, les… dames amenées pour le divertissement de ces messieurs sont là pour les faire boire plus et en oublier la concentration que les jeux d’argents requièrent.
Elle resta silencieuse un instant. Il avait mille et une autres manières d’apprendre ces renseignements, alors pourquoi était-il là ? Il y avait forcément quelque chose. Quelque chose qu’il voulait lui demander, à elle. Le tout était de savoir si c’était Etienne de Louvel ou, comme elle le présentait, Isabelle de Saint-Amand qui pouvait lui obtenir ce qu’il voulait. Ainsi était enterrée son idée de « retraite » tranquille avant même d’avoir pu la concrétiser.
Dès qu’elle arrêta son geste, Ferdinand sut qu’il avait frappé à la bonne porte. Il ne connaissait Isabelle de Saint-Amand que depuis peu – mais chacune de leurs rencontres, aussi brèves que dangereuses, n’avaient fait que renforcer l’impression première qu’il s’était faite de la jeune femme. Une opportuniste, une manipulatrice, et surtout une survivante qui ne reculait devant rien pour se faire sa place là où elle le désirait. Et pour ce faire, à la cour comme à Paris, il fallait être au courant de tout, le moindre scandale, la moindre rumeur. La plus petite faiblesse d’un autre pouvait servir ses intérêts. Les gens comme elle, ou comme lui-même, étaient des vautours qui parfois se devaient de piocher là où personne d’autre n’avait envie d’aller. Pour Isabelle, c’était dans son propre intérêt. Pour Ferdinand, c’était dans celui du royaume. Mais au fond, il n’y avait pas de grande différence entre les deux. Ils étaient aussi égoïstes et cruels l’un que l’autre, le brave Corbeau et le chevalier – et Ferdinand lui-même n’avait pas hésiter une seule seconde à pousser Isabelle sur le fil du rasoir pour lui arracher ces informations précieuses. Malheureusement pour elle, il n’avait aucunement l’intention de s’arrêter là non plus. Depuis plus de dix ans qu’il avait rejoint les espions du roi, il avait rapidement compris que ce n’était pas un métier où les principes et les honneurs avaient leur place. Il lui arrivait de considérer avec indulgence ce cher d’Artagnan, bourré de valeurs, un guerrier, un soldat bien comme il fallait, qui répugnait à ces magouilles de cour auxquelles celui qu’il avait fait son second était si bien habitué. Charles était un homme de terrain, un homme de bataille : Ferdinand avait appris à se glisser en douce dans le dos de ses adversaires pour les poignarder par derrière au moment où ils s’y attendraient le moins. Ainsi allait la vie à Versailles. Isabelle de Saint-Amand devait le savoir mieux que personne, elle aussi. En dix ans, Ferdinand avait appris à ne plus se faire d’illusion et à embrasser cette carrière peu glorieuse pour laquelle personne ne se souviendrait de lui, à part peut-être un souverain reconnaissant qui ne pourrait pourtant pas courir le risque de divulguer ses secrets. Quel genre de vie mènerait-il si d’Artagnan ne l’avait jamais recruté ? Serait-il simple fou du roi ? Serait-il simplement détesté pour ses bons mots sans qu’on ne cherche à l’assassiner au détour d’un couloir pour avoir découvert un dangereux secret d’alcôve ? Aurait-il alors encore son ami de Valois, ou son destin aurait-il été inévitable ?
Chassant ces considérations de son esprits, il darda son regard sur Isabelle qui pesait prudemment ses mots (un mot de trop, et le Corbeau pourrait ne plus avoir besoin de ses services et trahir son secret pour le plaisir – quel avantage de jouer un personnage aussi versatile !), avant d’enfin consentir à laisser tomber quelques informations, au compte-goutte, qu’il recueillit avec attention, toutes oreilles dehors.
-Je l’ai croisé quelques fois. On le dit riche, mais je me demande si ce n’est pas qu’une parade. Des rumeurs le disent endetté plus que de raison et au bord de la banqueroute.
Ferdinand hocha la tête, les paroles d’Isabelle confortant ses propres soupçons sur le pas-si-brave homme qui était devenu depuis peu l’objet de son enquête. Les anciens riches qui maintenaient désespérément une façade de faste étaient monnaie courante à Versailles, où crédits et dettes se contractaient plus souvent encore que des maladies au bordel – mais Hervault jouait dans une cour qui ne lui plaisait guère afin de couvrir ses propres dettes.
« Je me doutais de sa ruine, mais ce qui m’intéresse, c’est la façon qu’il a de remplir ses coffres percés. Vous en savez plus ? » demanda-t-il, attentif. -Il se rend donc agréable auprès des grands du royaume, leur assurant la possibilité de s’amuser en toute discrétion, contre une généreuse rémunération, sans parler des pourcentages sur les gains perdus. Beaucoup de joueurs anonymes travaillent pour lui, et bien sûr, les… dames amenées pour le divertissement de ces messieurs sont là pour les faire boire plus et en oublier la concentration que les jeux d’argents requièrent.
Une lueur satisfaite passa dans les yeux du Corbeau, dont tous les soupçons se trouvaient confirmés. Isabelle de Saint-Amand avait l’air sûre d’elle – si elle ne fréquentait pas elle-même ces fameux cercles sous les traits du chevalier de Louvel, elle devait avoir une source sûre pour paraître aussi certaine de ce qu’elle avançait. C’était là tout ce dont il avait besoin pour justifier ses accusations à propos d’Hervault auprès de La Reynie. Ces jeux de hasards étaient en train de causer la ruine de la noblesse, et l’absence de contrôle sur ces cercles clandestins permettait des dérives qui commençaient à devenir dangereuses pour le pouvoir. Lorsque son acolyte lui avait proposé de mener quelques recherches, Ferdinand ne s’était pas douté de l’ampleur du désastre. Mais il en avait ri. Comme aurait-il pu ne pas se gausser de tous ces gens qui, dans leur ennui oisif, étaient prêts à causer leur propre ruine et n’étaient pas fichus de s’arrêter à temps pour sauver leur dernière perruque ? Ferdinand lui-même était parfois joueur, mais l’appât du gain ne l’avait jamais poussé à la déraison. Un avantage sur les gens qu’il poursuivait et ne lui échapperaient pas longtemps. Quant à Hervault, il avait bien une idée sur la façon de le pousser à se trahir…
« C’est parfait, tout ça. Parfait parfait parfait… » marmonna le Corbeau dans sa barbe broussailleuse. « Vos informations me sont précieuses, merci madame. » ajouta-t-il en exagérant volontairement la formule de politesse. Puis il se redressa sur son fauteuil, les mains jointes sous son menton, en parfait conspirateur. « Mais je vais avoir besoin de vous pour autre chose encore. Vous avez l’âme aventureuse et vous êtes une vraie fourbe, ce que j’ai à vous proposer devrait vous plaire. »
Il se releva et, tranquillement, marcha jusqu’à la cheminée, les mains croisées dans le dos.
« C’est bien joli de savoir des choses, sans preuve vos informations ne valent rien. Or, je cherche de quoi acculer Hervault et lui faire cracher ses petites affaires – possiblement les noms de ses complices aussi. Malheureusement je ne le connais pas en personne, et le bonhomme est connu pour sa méfiance maladive envers tout le monde. »
Paranoïaque notoire, il n’était guère doué pour masquer le fait qu’il était un fieffé filou, mais il était très fort pour garder pour lui tous ses secrets et tout ce qui pourrait le trahir. Une véritable huître qui se refermait dès qu’on l’interrogeait d’un peu trop près. Si son comportement était toujours extrêmement suspicieux, son attitude et son silence constituaient une armure parfaite pour garder bien à l’abri tout ce qui pourrait l’incriminer. Et c’était bien pour ça qu’il avait besoin d’Isabelle de Saint-Amand. Pour déverrouiller le véritable coffre-fort que constituait sa méfiance notoire à l’égard du monde entier.
« Sa méfiance comporte néanmoins une faiblesse, et de taille : les femmes. » lâcha-t-il en contemplant Isabelle dans le reflet du miroir suspendu au-dessus de la cheminée. Hervault n’était pas ce qu’on pourrait appeler un Casanova, mais Ferdinand savait que lorsqu’il s’entichait d’une femme, ses barrières fondaient comme neige au soleil. « Il n’a que rarement des amantes, mais j’ai appris de l’une des précédentes qu’il était très facile de lui soutirer des informations sur l’oreiller… Je ne peux évidemment pas m’en charger, n’étant pas doté de la bonne anatomie, mais vous… »
Il observa la réaction d’Isabelle, puis poursuivit, sans pitié :
« Vous êtes son style de femme, vous êtes une excellente comédienne, et vous savez comment manipuler votre monde pour apprendre ou obtenir ce que vous désirez. Le chevalier de Louvel l’a bien prouvé, et je suis sûr qu’Isabelle de Saint-Amand n’est elle-même pas en reste, n’est-ce pas ? Voilà ce que je vous propose : devenez l’amante d’Hervault. Convainquez-le de vous montrer où il garde les comptes des jeux. Volez le document, et ramenez-le moi. Ca vous prendra sûrement un certain temps avant de le faire tomber dans vos bras, mais je n’ai aucun doute sur vos chances de réussite… me trompe-je ? » conclut-il avec un rictus bien familier au Corbeau. Si elle s’offusquait, il saurait bien trouver les arguments pour la convaincre, quitte à lui promettre une contrepartie financière une fois Hervault arrêté. Isabelle était à sa merci – et après tout, qu’avait-elle à perdre dans cette entreprise à laquelle elle était sûrement habituée ?
Isabelle de Saint-Amand
« s i . v e r s a i l l e s » Côté Coeur: Fermé à double tour depuis qu'un ex-mousquetaire l'a brisé Côté Lit: Amants de passages aussi rapidement oubliés Discours royal:
Coeur à vif ϟ On promet beaucoup pour se dispenser de donner peu
► Âge : 29 ans
► Titre : dame de Louvel, chevalier de Saint-Amand
Isabelle était sur la défensive, par habitude et par réflexe. Trouver un inconnu – enfin, semi inconnu – dans ses appartements à pareille heure n’engageait de toute façon pas à la confiance. La jeune femme aurait pu crier à l’intrus, rameuter la garde et le faire jeter dehors, emprisonner. Pourtant la jeune femme était plus fine politique que cela, et le Corbeau semblait bien le savoir. Aussi décida-t-elle d’entrer dans son jeu, elle n’avait de toute manière pas vraiment le choix. Qui était le Corbeau en réalité ? Cela pouvait être n’importe qui, après tout, et il pouvait tout aussi bien ne rien avoir sur elle que de la faire décapiter. Alors autant tenter de voir ce qu’il pouvait avoir dans son jeu, puisqu’il avait déjà vu le sien. Elle n’avait aucune raison de lui faire confiance, ou de croire quoi ce que soit qu’il pourrait lui dire, mais se devait de faire ce qu’il allait lui demander, quoi que cela fut. L’ignorance était sa pire ennemie, elle qui se faisait un devoir de tout savoir sur tout le monde. Elle mettrait un de ces imbéciles qui devait de l’argent Louvel sur le coup, un de ces gros bras… Il n’était pas certain qu’ils fassent quoi que ce soit, le dernier ayant eut la mauvaise idée de se faire tuer par Cédric plutôt que de le tuer. Mais désormais, Isabelle ne pouvait plus vraiment lui en vouloir, et elle se serait presque sentie coupable – presque -, paix à son âme.
L’attitude même du Corbeau en faisait un être détestable aux yeux de la jeune femme qui n’avait pas la moindre envie de rester un instant de plus en sa compagnie, aussi tentait-elle d’abréger l’entretien le plus rapidement et du mieux qu’elle pouvait, mais cela n’avait pas l’air de s’avérer aussi facile que cela. Les questions de l’homme en noir se précisaient de plus en plus. Hervault ? Un homme de bien peu d’importance, en quoi pouvait-il bien l’intéresser ? Quand à savoir ce qu’elle, venait faire là dedans, la question n’était pas nécessaire à poser, c’était après Louvel qu’il en avait, et la jeune femme qui pensait justement couper définitivement couper ce fil de sa vie – après tout, elle n’avait pas eut besoin de son alter égo depuis la fin de la guerre, quelle meilleure fin que de l’y faire mourir ? – se devait de nouveau de le ressusciter d’entre les morts. En plus d’être importun, le Corbeau était inconvenant. La jeune femme n’avait pas la moindre envie de rester là un instant de plus, ou que lui, reste chez elle, à force, elle ne savait même plus. Mais qu’il s’en aille à la fin ! Plus il avançait dans ses questions, plus cela lui paraissait mauvais et désagréable. Si pour l’instant c’était les informations d’Etienne de Louvel qui l’intéressaient, Isabelle se doutait bien qu’il allait finir par lui demander à elle, Isabelle de Saint-Amand, d’entrer dans les draps de cet homme qui était pour le moment un parfait inconnu, pour lui attirer des confessions sur l’oreiller.
-C’est parfait, tout ça. Parfait parfait parfait… Vos informations me sont précieuses, merci madame.
Isabelle ricana, dans sa bouche, ce mot paraissait plus pour une insulte qu’une marque de politesse. Cela ne sembla pourtant pas le perturber. Du moment qu'il débarrassait le plancher...
-Mais je vais avoir besoin de vous pour autre chose encore. Vous avez l’âme aventureuse et vous êtes une vraie fourbe, ce que j’ai à vous proposer devrait vous plaire.
La jeune femme finit par se laisser tomber dans la causeuse, en croisant les bras.
-J’en doute fort, mais je ne crois pas avoir le choix…
Le Corbeau se releva et fit quelques pas, jusqu’à la cheminée. Les flammes dansèrent sur son visage, lui donnant un air plus grave que celui qu’il abordait à l’accoutumer, modifiant les ombres, et donnant l’impression à Isabelle qu’elle l’avait déjà croisé, mais pas seulement dans les bas fonds parisiens.
-C’est bien joli de savoir des choses, sans preuve vos informations ne valent rien. Or, je cherche de quoi acculer Hervault et lui faire cracher ses petites affaires – possiblement les noms de ses complices aussi. Malheureusement je ne le connais pas en personne, et le bonhomme est connu pour sa méfiance maladive envers tout le monde.
Isabelle retint une réflexion un rien désagréable, un rien inquiète de connaître la suite des réflexions de son « adversaire ».
-Sa méfiance comporte néanmoins une faiblesse, et de taille : les femmes.
Une onde glacée parcourut le dos d’Isabelle. Son intuition avait vue juste.
-Il n’a que rarement des amantes, mais j’ai appris de l’une des précédentes qu’il était très facile de lui soutirer des informations sur l’oreiller… Je ne peux évidemment pas m’en charger, n’étant pas doté de la bonne anatomie, mais vous…
-Jamais de la vie ! s’exclama-t-elle soudain, presque malgré elle.
Elle se releva et s’éloigna jusqu’à la fenêtre, tournant le dos au Corbeau. C’était bien d’un homme d’exiger ce genre de sacrifice d’une femme, et d’une femme uniquement. Elle fut prise d’une nausée, au souvenir des mains de ces hommes sur son corps, celles du baron, encore récemment. Certaines étaient fort agréables, il ne fallait pas le nier. L’héritier de Saxe, par exemple, était un amant extraordinaire. Il y en avait eut d’autres, bien sûr, mais depuis des années Isabelle pouvait se permettre de choisir ses amants, et non plus d’être choisis par eux, cela avait complètement changé la donne ! Et puis il y avait eut cette nuit au front où le seul homme qui comptait vraiment… Elle chassa ces souvenirs d’un mouvement de tête, ne pouvant les salir à ce moment précis. Le Corbeau continua néanmoins, implacable :
-Vous êtes son style de femme, vous êtes une excellente comédienne, et vous savez comment manipuler votre monde pour apprendre ou obtenir ce que vous désirez. Le chevalier de Louvel l’a bien prouvé, et je suis sûr qu’Isabelle de Saint-Amand n’est elle-même pas en reste, n’est-ce pas ? Voilà ce que je vous propose : devenez l’amante d’Hervault. Convainquez-le de vous montrer où il garde les comptes des jeux. Volez le document, et ramenez-le moi. Ca vous prendra sûrement un certain temps avant de le faire tomber dans vos bras, mais je n’ai aucun doute sur vos chances de réussite… me trompe-je ?
Une colère froide empli la jeune femme soudain. Comment osait-il ? Comment pouvait-il ? Ne se contrôlant plus soudain, elle saisit le chandelier en argent à quatre bougies à son côté et le lança à la tête de son adversaire. L’homme eut pourtant le malheureux réflexe de se baisser et le chandelier fit voler le grand miroir se trouvant au dessus de la cheminée en éclat. Un cadeau ! De qui ? Elle ne s’en souvenait même plus. Isabelle, qui était pourtant un modèle de contrôle d’elle-même, depuis des années, explosa.
-Et ensuite ? Qu’est ce que cela sera donc pour vous servir, Monsieur ? Un autre, deux, dix, vingt ? Vous rendez-vous seulement compte de ce qu’il faut faire pour survivre ici ? J’en doute fort ! Je ne serai jamais débarrassée de vous et de votre odieux chantage, n’est-ce pas ? Quand bien même vous me donneriez votre parole ou quelque autre garantie, elle serait pour moi sans aucune valeur. Puisque me voilà votre jouet, je ne vais pas avoir d’autre choix que de celui de faire des yeux doux à un homme que j’exècre, comme beaucoup d’autres, et de le laisser jouir de mon corps comme il en aura envie, pour vous apporter quelque chose. Cela fait de vous un maquereau, mais peut être l’aviez-vous déjà remarqué ?
La voix était restée basse, glaciale, d'une ironie tranchante, pour ne pas attirer quiconque, mais la rage était à peine contenue. Désespoir ? Elle ne connaissait pas ce mot. Qu’il se méfie, car elle pourrait bien réussir avec lui là où elle avait échoué avec Cédric, et elle n’aurait pas besoin d’un assassin pour accomplir son dessein à sa place.
Il était sûr de son plan. A cent pour cent. Il n’avait pas le droit à l’erreur : ça faisait trop longtemps qu’il cherchait la faille chez Hervault, à attendre, à patienter, à lui tourner autour comme le vautour attendant que sa proie ne plie enfin le genou. En vain. Hervault n’était peut-être pas le plus dangereux des hommes à qui il ait eu affaire, mais il était clairement malin. Sa façade était impeccablement calculée, il ne faisait pas d’erreurs, ne tombait jamais le masque en public. Irréprochable. Et c’était bien parce qu’il donnait une figure publique impeccable que Ferdinand voulait aller le frapper là où, peut-être enfin, il baissait la garde et laisserait filtrer quelques informations qui lui seraient utiles. Mais Hervault connaissait Ferdinand d’Anglerays, et le détestait cordialement depuis une certaine affaire de chute à cheval qui avait fini avec un habit déchiré par derrière, révélant un peu trop de l’anatomie du malheureux – un détail qui avait fait hurler de rire le fou et la cour qu’il avait évidemment prévenue dans la foulée. Le Corbeau n’était pas assez subtil pour gagner sa confiance. Paranoïaque, défiant, prudent, calculateur : il fallait s’infiltrer dans son intimité en passant par les chemins détournés. Et puisqu’Hervault, curieusement, ne fréquentait pas les bordels, Ferdinand n’avait aucun moyen de payer une prostituée pour lui ramener des renseignements comme il avait l’habitude de le faire. Il fallait trouver autre chose encore. Et Isabelle de Saint-Amand s’était présentée. Malgré elle, il est vrai – mais une enquête rapide avait confirmé à Ferdinand qu’elle était probablement la candidate idéale pour cette tâche ingrate, mais nécessaire.
Elle avait refusé immédiatement. Comme un cri du cœur. Mais il ne s’était pas arrêté dans sa litanie, se contentant de la surveiller dans le miroir, observant la jeune femme aller jusqu’à la fenêtre, les traits fermés, le regard furieux, la fine pâle. Elle lui tournait le dos, mais la crispation de ses épaules ne lui avait pas échappé. Qu’importe, le Corbeau ne pouvait pas s’arrêter en si bon chemin. C’était trop important pour qu’il renonce maintenant – et puis n’avait-elle pas fait une vie d’exploiter la naïveté et l’idiotie des hommes qu’elle avait fréquentés ? Il lança une pique, une dernière, pour rappeler à sa ‘victime’ qu’il en savait plus sur elle qu’elle n’en savait sur lui. Il avait le dessus, il le savait. Elle le savait aussi. Mais apparemment, elle n’était pas décidée à le laisser faire aussi facilement.
S’étonnant de l’absence de réaction d’Isabelle, il releva les yeux dans le miroir – et n’eut que le temps de se baisser vivement pour éviter le chandelier qui lui arrivait droit dans la tête. L’objet s’écrasa contre le miroir qui vola en éclats, les morceaux tombant sur le malheureux fou agenouillé qui levait les bras pour se protéger. Un boucan d’enfer avait accompagné l’explosion de verre, et ce n’est qu’une fois la tempête terminée qu’il se redressa, lentement ; alors qu’Isabelle, elle, laissait libre court à son ire d’une voix glaçante.
-Et ensuite ? Qu’est ce que cela sera donc pour vous servir, Monsieur ? Un autre, deux, dix, vingt ? Vous rendez-vous seulement compte de ce qu’il faut faire pour survivre ici ? J’en doute fort ! « Apparemment, apprendre à éviter les chandeliers… » marmonna-t-il en la fusillant du regard. -Je ne serai jamais débarrassée de vous et de votre odieux chantage, n’est-ce pas ?
Secouant sa perruque pour se débarrasser des débris restés accrochés, Ferdinand s’immobilisa pour lui jeter un regard incrédule. Qu’insinuait-elle par là ?
« Qu’est-ce que vous racontez ? Je n’ai besoin de vous que pour Hervault, après ça… » -Quand bien même vous me donneriez votre parole ou quelque autre garantie, elle serait pour moi sans aucune valeur. « Madame, vous allez me vexer… » tenta-t-il de protester, mais elle lui coupa la parole une dernière fois. -Puisque me voilà votre jouet, je ne vais pas avoir d’autre choix que de celui de faire des yeux doux à un homme que j’exècre, comme beaucoup d’autres, et de le laisser jouir de mon corps comme il en aura envie, pour vous apporter quelque chose. Cela fait de vous un maquereau, mais peut être l’aviez-vous déjà remarqué ?
Etourdi, Ferdinand n’eut même pas la présence d’esprit de répliquer ou de la menacer comme le Corbeau l’aurait fait. La rage désespérée d’Isabelle n’avait rien à voir avec la colère mordante dont elle avait fait preuve lors de leurs duels alors qu’elle avait encore les traits du chevalier de Louvel. Ses dernières paroles résonnèrent en lui comme un coup de semonce. L’espace d’un instant, il en oublia son rôle, sa mission, pour scruter le visage déformé par la rage et le chagrin de cette femme dont les traits lui rappelaient de façon si dérangeante ceux de son amie Emmanuelle. Quelle histoire, quel poids Isabelle portait-elle sur ses épaules pour craquer à cet instant précis, devant lui, alors qu’elle maintenait les apparences depuis si longtemps ? Ferdinand se rendait compte qu’il n’en savait rien. Jusqu’à maintenant, il s’était toujours débrouillé pour connaître un minimum la vie de ses indicateurs – que ce soit pour les récompenser justement, ou pour avoir un moyen de pression sur eux. D’Isabelle, il ne savait rien, si ce n’était qu’elle était une précieuse entretenue de la cour ; mais comment ? Pourquoi ? Sa famille ? Ferdinand n’en savait rien, ne s’en était pas soucié. Il avait sûrement prévu de le découvrir un jour, puis l’affaire Hervault était revenue sur le devant de la scène et avait occulté le reste. Allait-il en payer le prix maintenant ? Levant une main en signe de paix, il déclara à voix basse, les éclats ayant sûrement déjà attiré l’attention :
« Je sais que vous ne me croyez pas, mais je vous en donne ma parole : si j’avais une autre solution, je ne serais pas là à vous demander ce service. »
Bien que basse, sa voix sonnait différente. Dans le feu du moment, il avait oublié d’imiter l’intonation nasillarde du Corbeau, et il ne s’en rendit compte que trop tard. Etait-ce assez pour qu’Isabelle comprenne à qui elle avait réellement affaire ? Ils ne se fréquentaient presque jamais à la cour, mais savait-on jamais… Il hésita un instant, puis décida de continuer sur le même ton.
« Il est crucial de coincer Hervault. Il ne vous fera pas de mal, mais il en a déjà fait à d’autres. Il recommencera si personne ne l’arrête. Libre à vous de décider à quel camp j’appartiens mais vous avez déjà rencontré le bonhomme. Vous savez quel genre de personnage il est, qui il fréquente, ce qu’il fait dans l’ombre. Il s’est fait des ennemis bien placés qui rêvent de lui mettre la main dessus. Si vous les aidez, ils sauront vous remercier. »
Ferdinand avait parfaitement conscience qu’il avait laissé tomber les masques, et que la seul chose qui le protégeait de l’identification maintenant, c’était sa perruque, sa barbe, et son accoutrement. Il décida de tirer avantage de la confusion et du doute d’Isabelle (si tant était qu’elle en éprouve, mais il avait choisi de miser dessus) pour s’approcher lentement d’elle, abandonnant l’attitude agressive du Corbeau.
« Je suis obligé de vous forcer la main, Isabelle. Si vous obtempérez, c’est la dernière fois que vous entendrez jamais parler de moi. Je disparaîtrai de votre vie, vous n’apercevrez plus jamais ne serait-ce que l’ombre du Corbeau. Je m’assurerai personnellement qu’Hervault ne mentionne jamais votre nom à qui que ce soit. Vous savez que je peux être expéditif. »
Il étaient à moins d’un mètre l’un de l’autre, maintenant. Si elle avait une dague dissimulée dans sa robe, il était à portée de coup. Mais il fallait qu’il prenne le risque. Si c'était le seul moyen pour la convaincre...
Isabelle de Saint-Amand
« s i . v e r s a i l l e s » Côté Coeur: Fermé à double tour depuis qu'un ex-mousquetaire l'a brisé Côté Lit: Amants de passages aussi rapidement oubliés Discours royal:
Coeur à vif ϟ On promet beaucoup pour se dispenser de donner peu
► Âge : 29 ans
► Titre : dame de Louvel, chevalier de Saint-Amand
-Je sais que vous ne me croyez pas, mais je vous en donne ma parole : si j’avais une autre solution, je ne serais pas là à vous demander ce service.
Service ? Ce genre de « service », Isabelle le connaissait bien. Il fallait bien être un homme pour ne pas savoir ce que c’était que de devoir partager la couche d’un homme qui ne vous inspirait rien que du dégoût, par son physique, ou par ses manières, ou bien les deux. En soit, Hervault n’était ni laid ni désagréable, mais Isabelle ne lui trouvait absolument rien d’intéressant, et l’homme en lui même ne lui était d’aucun attrait, alors oui, la tâche lui paraissait insupportable. L’ironie et les tentatives d’explications que le Corbeau venait de faire pendant sa tirade lui avaient parues inutiles, et totalement malvenues après ce qu’il venait de lui proposer. Non, de lui ordonner. Il la tenait à sa mercie, et si elle ne le faisait pas, elle finirait à n’en pas douter, si non à la Salpêtrière, cet endroit qui lui donnait froid dans le dos rien qu’à l’évocation du bâtiment, et son ombre dans Paris, au moins à la Bastille, où elle serait après tout oubliée de tous. Qui viendrait se soucier d’elle ? Elle était seule, ce qu’elle avait recherché toute sa vie, bien évidemment. Seule pour n’imposer à personne le fardeau de sa vie chaotique et qui menaçait de le rester. Et au moment où elle pensait avoir les choses bien en main, réussir à s’en tirer au mieux et commencer un nouveau chapitre de sa vie, voilà qu’il arrivait pour tout faire rater. On aurait perdu son sang froid à moins et il n’était guère plus étonnant de voir des chandeliers voler.
Isabelle en aurait presque eut les larmes aux yeux. Sa vision s’était brouillée un bref instant. Et, en plus, elle venait de briser son miroir qui avait coûté une fortune. La fin de journée ne pouvait décidément pas être pire. Elle ne voulait qu’une chose, que cet homme sorte de ses appartements, et même de sa vie, si possible. Et ce, sur le champ. A l’instant, la perspective de retourner à Saint-Amand lui paraissait la meilleure. Elle était montée si haut, partie de si bas, elle pouvait bien se reposer désormais… Mais ce n’était pas pour tout abandonner maintenant. Si aux jeux, Isabelle se montrait toujours raisonnable, quittant la table la plupart du temps gagnante, dans la vie, elle pensait toujours pouvoir aller plus loin. Encore un peu, un tout petit peu… La chose était possible, dans ses rêves les plus fous. Pourquoi fallait-il que cet idiot vienne tout compromettre ? N’avait-il pas d’autre victime à jeter en pâture à Hervault pour des informations qu’il n’était même pas certain d’obtenir au final ? Ou était-ce son égo blessé par le tour que la jeune femme lui avait joué, des mois plus tôt, qui le poussait à se venger désormais, quand le moment lui paraissait alors opportun et bienvenu ?
- Il est crucial de coincer Hervault. Il ne vous fera pas de mal, mais il en a déjà fait à d’autres. Il recommencera si personne ne l’arrête. Libre à vous de décider à quel camp j’appartiens mais vous avez déjà rencontré le bonhomme. Vous savez quel genre de personnage il est, qui il fréquente, ce qu’il fait dans l’ombre. Il s’est fait des ennemis bien placés qui rêvent de lui mettre la main dessus. Si vous les aidez, ils sauront vous remercier.
-Ne pas me faire de mal ? Tout dépend du mal auquel vous pensez, monsieur. Il peut très bien en pas être que physique. Quand à ces ennemis dont vous parlez, je m’en moque bien. Cette vie-ci, je la voulais finie, m’entendez-vous ? Et par votre faute, cela ne sera.
Ce n’était pas du doute qu’Isabelle ressentait, mais une contrainte qui lui broyait le cœur et lui donnait la nausée. Elle passa une main tremblante et moite sur son visage blême pour tenter de se contenir. Ne pas pleurer, mais maintenant. Plus tard, de rage, de colère et enfin de désespoir, quand elle serait seule.
- Je suis obligé de vous forcer la main, Isabelle. Si vous obtempérez, c’est la dernière fois que vous entendrez jamais parler de moi. Je disparaîtrai de votre vie, vous n’apercevrez plus jamais ne serait-ce que l’ombre du Corbeau. Je m’assurerai personnellement qu’Hervault ne mentionne jamais votre nom à qui que ce soit. Vous savez que je peux être expéditif.
Ces promesses, elle les connaissait bien. Vite faites, vite oubliées. Un soupire tremblant franchit les lèvres de la jeune femme, puisque de toute façon elle n’avait pas le choix. Tout ce qu’elle avait réussi à faire jusque là pouvait être balayé, elle pouvait retomber plus bas que terre… Passer d’un amant à l’autre était une chose quand il s’agissait d’hommes bien vus à la cour, comme le Prince de Saxe, ou encore le baron, grand militaire. Qu’était le petit marquis d’Hervault, à Versailles? Rien ni personne. Personne n’admettait ouvertement le connaître. Il n’avait pas la faveur d’un prince ou d’un ministre. Une sorte d’intendant des menus plaisirs pour ceux voulant s’encanailler, guère plus. Elle était déjà détestée à Versailles par certaines dames, elle serait désormais gaussée.
-On voit bien que vous ne savez comment cela fonctionne. Les hommes aiment exhiber les jolies choses qu’ils possèdent.
Elle était horriblement cynique. Trop sans doute, pour la jeunesse de ses traits. Ses grands yeux bleus reflétaient pourtant une dureté bien ancienne.
-Ma réputation ainsi que toute ma vie peuvent être détruite par votre bon plaisir, monsieur. Vous venez juste de choisir la pire des façons. Mais je ne crois hélas pas avoir le choix.
Sans le regarder, elle se détourna vers la fenêtre, signifiant au Corbeau, qui qu’il soit, que leur entretien était terminé. -Veuillez sortir, maintenant, ajouta-t-elle d’une voix plus basse, mais tout aussi froide. Elle avait besoin d’être seule désormais.
Heureusement il obtempéra. A peine la porte fermée, Isabelle s’effondra au sol, en larmes, suffoquant. Si cette « mission » échouait et que sa vie s’effondrait à nouveau, elle n’aurait pas la force de tout recommencer. Quand au Corbeau, il s’en trouverait plumé plus vite qu’il ne le pensait.
Il pesait lourd, le regard d’Isabelle de Saint-Amand. Ferdinand en sentait, en subissait le poids tout en refusant de détourner le regard. Il ne fallait pas qu’il cède, il ne fallait pas qu’il réfléchisse trop – se connaissant il serait capable de changer d’avis, et ce serait le travail de plusieurs mois qui tomberait à l’eau. Il ne pouvait pas se le permettre. Il était entré dans cette pièce avec un objectif, et il touchait au but – même si elle avait réussi à ébranler sa conviction, il n’avait pas le droit de faire marche arrière maintenant. Il avait tellement eu confiance en son plan, en ce qu’il savait d’Isabelle, en la réussite de sa petite entreprise, qu’il n’en avait même pas imaginé une seule seconde qu’elle pourrait y trouver quelque chose à redire, ou que l’idée pourrait lui répugner. Après tout, n’avait-elle pas elle-même passé un certain temps à berner les hommes pour servir ses propres intérêts ? Quelle différence entre ça et lui donner un coup de main en échange de son silence ? Oh, il avait bien senti le pincement familier de la culpabilité quand il avait élaboré ce plan dans sa tête, mais il s’était empressé de le faire taire. Il était espion, il avait un travail à accomplir pour le roi – il ne pouvait pas s’embarrasser de scrupules. Alors, il s’était enfoncé dans son idée, sans envisager d’autre option, assuré par avance de l’appui d’Isabelle de Saint-Amand qu’il tenait littéralement en son pouvoir. A partir de quel moment Ferdinand d’Anglerays était-il devenu un maître chanteur sans scrupule, prêt à forcer une femme à aller contre sa volonté, pour le bien de l’Etat ?
Face à Isabelle et son regard lourd de reproches, Ferdinand sentait sa volonté vaciller. Qu’avait-il fait ? Qu’était-il devenu ? Il lui semblait presque que les yeux de la jeune femme lui renvoyaient son reflet, un reflet peu flatteur qui grossissait ce qu’il y avait de plus mauvais en lui – le Lui espion, celui qui n’hésitait plus un instant à s’infiltrer chez les gens la nuit, à tuer des mercenaires avec aussi peu de scrupules que lui, à faire du chantage, à fouiner dans la vie privée de malheureux qui ont eu la malchance d’apparaître dans les dossiers de La Reynie. Aux grands maux les grands remèdes, et Ferdinand ne s’était de toute façon jamais vanté d’être quelqu’un de particulièrement moral – mais depuis plus de dix ans qu’il servait fidèlement son roi, il se surprenait de plus en plus régulièrement à se poser des questions. Et se poser des questions, c’était probablement ce qu’un espion loyal pouvait faire de plus dangereux – pour lui-même comme pour sa mission.
-On voit bien que vous ne savez comment cela fonctionne. Les hommes aiment exhiber les jolies choses qu’ils possèdent. Remarqua Isabelle, acerbe.
Ferdinand soutint son regard. Tous deux se regardaient en chiens de faïence, la victime et son bourreau, le chevalier démasqué et le Corbeau bien à l’abri derrière ses postiches. Ferdinand se fichait pas mal de comment cela fonctionnait : il n’avait plus qu’une envie, sortir d’ici, la laisser accomplir sa mission, et faire taire Hervault avant qu’il n’ait le temps de faire quoi que ce soit. Peu lui importait qu’elle le croie – quoi qu’il puisse dire maintenant, il était irrémédiablement un ennemi pour elle. Et il allait devoir réagir en conséquence, au lieu de perdre du temps à essayer de la convaincre de sa bonne foi pour soulager sa mauvaise conscience.
-Ma réputation ainsi que toute ma vie peuvent être détruite par votre bon plaisir, monsieur. Vous venez juste de choisir la pire des façons. Mais je ne crois hélas pas avoir le choix. « Non, en effet. » se contenta-t-il de répondre, et elle parut à peine l’entendre. Elle se détourna de lui, se drapant dans sa dignité et usant de ce geste comme d’un dernier sursaut d’autorité. Son dernier pouvoir sur lui : le congédier. -Veuillez sortir, maintenant.
Ferdinand accusa le coup, laissa s’écouler quelques secondes, puis s’inclina sans qu’elle ne puisse le voir et sortit, refermant la porte derrière lui. Sans perdre une seconde, la silhouette noire du Corbeau disparut dans les couloirs, pour réapparaître bien plus loin dans les appartements du Fou, qui referma la porte d’un coup sec derrière lui avant d’arracher sa perruque et ses postiches pour les jeter au sol. Passant une main nerveuse dans sa tignasse, il faisait les cent pas, inlassablement, son esprit habituellement agité plus tourmenté encore alors que la culpabilité le tiraillait dans tous les sens.
« Bel imbécile que tu es, le Fou… » marmonna-t-il à sa propre adresse, obéissant à son habitude curieuse de parler tout seul quand il avait un peu trop à penser. Se calmant peu à peu, mais toujours incapable de tenir en place, il alla jusqu’à un meuble et ouvrit la porte pour en tirer une bouteille de vin et un verre. Il se servit généreusement et le descendit pratiquement d’une seule traite. Il se versa un deuxième verre, et se promena dans son appartement le verre à la main, faisant tourner le liquide alors que ses yeux songeurs regardaient par la fenêtre. L’espace d’un instant il envisagea d’aller frapper à la porte de son voisin et ami Benoît de Courtenvaux, avant de renoncer, peu désireux de le déranger en pleine nuit pour lui faire partager ses états d’âmes – sans compter que Benoît profiterait sûrement de l’occasion pour lui servir un de ses discours pleins de beaux principes dont Ferdinand ne se souciait hélas que peu. Une autre différence de taille entre les deux vieux amis. Benoît était un homme bon – quant à Ferdinand, il n’en était plus très sûr. Finissant enfin par se laisser tomber dans un fauteuil, il étendit ses jambes trop longues tout en continuant à faire lentement tourner le vin dans son verre, inerte, sans joie. Par la fenêtre, il pouvait apercevoir la lune obstruée par les nuages, diffusant une lumière grise et glauque. Une chouette hulula plus loin, et Ferdinand fronça les sourcils, comme s’il avait perçu dans le cri du volatile une pointe de reproche. Reposant son verre par terre avec humeur, le fou battit en retraite dans sa chambre et ferma la porte derrière lui.
Il avait bien assez à faire à s’en vouloir tout seul pour écouter une foutue chouette lui rappeler qu’il était un misérable.