Sujet: Bataille maritime des Trois Jours, mars 1667 10.04.13 16:49
Bataille des Trois Jours, mars 1667
- Cap à bâbord ! Dans un grincement de cordes et un claquement de voiles, lentement, L'Orientale vira lentement vers la gauche. Arthur de Roberval, debout non loin de son second qui tenait la barre, respira profondément les embruns salés formés par les vagues qui frappaient violemment la coque du navire. Un boucan effroyable montait jusqu'à ses oreilles comme si le combat contre la mer se déchaînait. Mais à l'inverse, un profond silence régnait sur le pont, seulement entrecoupé par les ordres brefs que lui ou son bras droit, son fidèle parmi les fidèles, le Breton Bellec lançaient à intervalles réguliers selon les indications du petit moussaillon armé de sa longue vue sur le mât. Les marins exécutaient sans discuter, sans enthousiasme aucun, presque mécaniquement. Cela faisait déjà le troisième jour que l'on naviguait sur les eaux obscures du sud de la Manche et la lassitude commençait à se faire sentir. Le temps n'avait pas été avec eux car l'orage avait frappé dès la première nuit, ralentissant d'autant la progression des bateaux anglais et espagnols. Depuis trois jours donc, Roberval était debout, allant de sa cabine pour élaborer les plans de bataille au pont pour ranimer l'ardeur de ses matelots qu'il connaissait encore mal car c'était pour la plupart de nouveaux visages. Mais au cours des heures passées ensemble dans des circonstances difficiles, il avait appris à connaître leurs faiblesses et leurs peurs. Des cernes immenses lui barraient le visage mais le capitaine gardait l'esprit vif et puisait sa force dans ses dernières réserves. Il avait pour habitude de ne rien lâcher et de n'accorder nul repos à ses ennemis. Ce n'était pas parce qu'il vivait une situation inédite, celle d'aller se battre dans une guerre pour défendre son roi que cela allait changer. Après tout, il avait vécu des situations beaucoup plus dangereuses au sein des Bermudes ou des Caraïbes dans des zones infestées de pirates et de galions espagnols. Étrangement, plus il était épuisé, plus il se tenait droit, solide comme un roc, faisant fi de la fatigue et des obstacles. C'était pour cela qu'il était capitaine, parce qu'on pouvait se reposer sur lui à la fois des décisions mais aussi du courage de continuer. Lui, il savait que la mer ne faisait aucun cadeau aux faibles.
La stratégie élaborée par les chefs d'escadre français était à la fois simple, presque désuète mais efficace. Comme l'avait prédit le désabusé Roberval, il avait été impossible de s'entendre avec les Hollandais pour faire une opération commune, les détestations entre les amiraux ne s'effaçaient pas aussi facilement que l'océan emportait les navires en son sein. Lui-même, en tant que capitaine corsaire, il avait assez souvent détroussé la flotte des Provinces-Unies quand elle se rendait en Afrique pour comprendre que l'entente ne fut pas forcément au rendez-vous. Néanmoins, cela avait des conséquences directes sur les décisions à prendre au sein des batailles : l'infériorité numérique française était catastrophique. Les navires pirates qui avaient répondu à l'appel du roi Louis XIV, devenus corsaires par la grâce d'une lettre de marque étaient même plus nombreux sur la Royale. S'ils possédaient de l'expérience, ils n'avaient pas l'habitude de travailler ensemble ou pire, sous les ordres d'un étranger. Pilleur de butins exceptionnels, présent en cour et fait baron par le roi, Arthur de Robervail avait été reçu par l'amiral La Roche-Saint-André qui s'était illustré en septembre 1666 à la bataille du cap Dungeness en résistant pendant sept heures à neuf vaisseaux ennemis avant de devoir se rendre et qui lui avait expliqué les opérations à mettre en œuvre. Les bateaux anglais et espagnols allaient quitter Plymouth et Bilbao pour rejoindre Ostende et le reste de la flotte ennemie. Il fallait mener une guérilla et leur causer le plus de pertes possibles avant le véritable début des hostilités et des batailles rangées. Pour cela, les corsaires étaient tout désignés avec leurs frêles frégates, ils avaient pour particularité de mener une guerre de course. L'idéal était évidemment d'empêcher la jonction des escouades mais personne n'y croyait réellement. Roberval avait acquiescé puis avait aidé La-Roche-Saint-André et son bras droit qu'il connaissait bien depuis qu'ils avaient fait des raids ensemble dans les îles caraïbes, le prudent Duquesne, à placer les bateaux de ses confrères sur la carte pour élaborer un noyau d'étranglement. Il n'y avait pas de temps à perdre. Quelques heures à peine après la fin de cette discussion, les premiers bâtiments quittaient le port fortifié de Dunkerque dont la lourde barrière se refermait derrière eux dans un claquement qui paraissait définitif pour s'enfoncer au large de la Manche. Arthur n'avait pas l'habitude de manœuvrer dans des couloirs marins aussi étroits. De fait, après à peine quelques heures, les côtes anglaises avaient été en vue. Il s'était ainsi posté à quelques lieues à peine au large de celles-ci pour patienter.
Il n'oublierait jamais l'impressionnante ligne d'horizon au matin du premier jour. C'était comme si l'Invincible Armada s'était reconstituée et venait de quitter son port de Lisbonne pour mettre le cap sur le nord de l'Europe et y semer la terreur. Sauf que cette fois-ci, Espagnols et Anglais étaient des alliés contre nature. De partout, apparaissaient des voiles blanches ornées parfois de croix rouges qui avançaient résolument vers eux. Cette progression était lente mais au fur et à mesure de la matinée, surgissaient d'autres monstres du brouillard. Plus ils s'approchaient, plus on se rendait compte que certains d'entre eux avaient été blessés. Non sans fierté, Roberval avait songé à ces petits pirates de Granville qui avaient promis de mener quelques attaques contre ceux qui passeraient trop près des côtes normandes. Leur action n'était que piqûre de moustique mais elle avait le mérite d'exister et d'avoir déjà agacé. Malgré l'affolement de son équipage devant cette arrivée massive, Roberval était resté d'un calme absolu. Au contraire c'était l'excitation qui avait dominé et qu'il avait dissimulé, non la peur. Cela faisait des mois, peut-être même plus d'une année qu'il attendait de se retrouver sur le pont d'un navire pour accomplir ce qu'il avait toujours fait de mieux. Profitant du brouillard et de petites îles qui dissimulaient efficacement L'Orientale, ils s'étaient faufilés jusqu'à un navire espagnol qui avait fait l'erreur de s'être un peu isolé. En quelques coups de canons bien placés, il avait été rudement touché et avait vite pris l'eau, conduisant ses matelots à sauter sur des canots. Au goût d'Arthur, tout cela s'était passé trop rapidement, on avait à peine eu le temps de récupérer des pièces d'artillerie avant que le navire n'aille rejoindre les fonds marins. C'était néanmoins le premier succès qui avait redonné du courage à son équipage. Depuis lors, ils s'étaient contentés de harceler la progression des gros vaisseaux de ligne, bien trop lourdement armés pour eux mais moins manœuvrables, parfois avec l'aide du chevalier du Plessis ou de Moïse Vauquelin.
Au bout de ce troisième jour néanmoins, nul navire ami ne se trouvait à portée de longue vue. Chaque capitaine était parti faire ses propres rapines. Le gros de la troupe ennemie était passé et seuls quelques bateaux à la traîne faisaient voile vers Ostende. Arthur était frustré d'avoir dû laisser passer le vaisseau amiral de la flotte espagnole mais devant le déploiement de moyens et de corvettes pour le défendre, il lui avait été impossible de s'approcher. Bellec pensait que la bataille était terminée et qu'il était désormais temps de rentrer à Dunkerque réparer les blessures causées à L'Orientale et compter les prises de guerre qui comptaient surtout en fusils et en munitions, bien peu en vérité car on les avait aussitôt réemployés contre ceux d'où elles venaient. Mais Roberval, mû par une intuition, résistait aux pressions de son équipage. La suite des événements devait lui donner raison. - Capitaine ! Capitaine ! S'écria le moussaillon d'une voix un peu enrouée, les Anglais à bâbord ! Roberval se précipita sur le pont pour le voir par lui-même. Ce n'était pas là une de ces petites frégates qui fermaient la marche mais un gros navire de ligne à plusieurs ponts et à un tonnage exceptionnel. Un drapeau du royaume anglais flottait au vent. Que faisait-il aussi à la traîne ? C'était pour les Français une occasion inespérée et Arthur n'avait aucune intention de la laisser passer, sans pour autant foncer tête baissée et pécher d'impatience. Pendant de longues minutes, L'Orientale resta immobile pendant que Roberval commandait que le pont soit déserté. Le grand mât ayant été touché pour un boulet de canon, la frégate devait avoir l'air abandonnée. Et le grand vaisseau anglais tomba avec une facilité déconcertante dans la piège, s'approchant sans se méfier. Il importait qu'il soit à portée de canons avant de commencer à tirer pour ne pas gâcher leur artillerie dont ils étaient assez dépourvus. Ils attendirent pendant ce qu'il leur parut être une éternité. Le Great Charity car tel était son nom semblait hésiter sur la conduite à suivre et préféra ne pas s'arrêter. C'était toutefois trop tard : - FEU ! Hurla le capitaine en sautant sur le pont. Les boulets de canon partirent tous en même temps dans une fumée qui les rendirent aveugles un court instant pour aller s'enfoncer dans la coque du vaisseau de ligne dont la cloche retentit au même instant, comme s'il fallait encore vraiment prévenir les marins qu'ils étaient en train d'être attaqués. Alors que Bellec se mettait à la barre pour faire bouger rapidement L'Orientale et éviter qu'elle ne subisse de plein fouet une réplique, profitant des conditions favorables du vent, Arthur se précipita vers le grand mât et hissa avec l'aide d'un de ses hommes le pavillon blanc, symbole de la monarchie française, sous l'égide duquel ils combattaient depuis désormais trois jours.
Le commandement semblait désorganisé sur le pont du navire ennemi et malgré le bruit des vagues qui claquaient rageusement contre L'Orientale, Roberval entendait distinctement les cris des Anglais. Bientôt des rafales de canons partirent en leur direction mais Bellec réussit à éviter la majeure partie des dégâts, seule la poupe fut légèrement touchée et bientôt, il parvint à accoler la frégate à la large coque du Great Charity. Des cordages furent lancés tandis qu'on procédait à la distribution de fusils et d'épées. C'était le moment de vérité pour l'équipage de Roberval, lequel lança un large regard sur ses hommes qui brandissaient leurs armes. Un tomba juste à ses côtés, touché mortellement par le tir d'un ennemi. Mais personne ne recula et au contraire, tous s'élancèrent à la suite de leur capitaine : - A l'abordage ! Arthur fut le premier à mettre le pied sur le pont anglais, atterrissant au milieu d'hommes en rouge où il se débattit sauvagement. Oubliée la fatigue, oubliée la longue attente ! Il en allait désormais de sa vie et de son honneur. Il fut plusieurs fois feu avant que son arme ne s'enraye comme il était usuel en ces situations. Sans se laisser démonter, il passa au corps à corps, saisissant le canon de son pistolet à silex pour se servir du manche pour frapper et sans faire de quartier, se fraya un passage avec le tranchant de son épée. Il entendait distinctement les hurlements derrière lui, des cris à la fois de peur, de douleur mais aussi de fureur, voués à se donner du courage. Un abordage avait ceci de paradoxal qu'après avoir soigneusement préparé la bataille, avoir passé des heures à élaborer une stratégie d'approche en prenant en compte les vents et les courants marins sur des cartes, on se lançait ensuite dans un corps à corps indécis où tout reposait sur la bravoure de quelques hommes et dans lequel on ne voyait rien, on ne parvenait pas à avoir une vue d'ensemble. Avisant un officier anglais qui mettait en joue l'un de ses hommes près de lui, Roberval lui enfonça son épée dans le corps et s'empara du long fusil. Où diable se trouvait le capitaine du Great Charity ? C'était le seul à pouvoir faire stopper les combats en se rendant. Il finit par distinguer une haute stature qui tirait dans la masse, du haut d'un ponton devant une porte qui devait mener aux cabines. Sans hésiter, Arthur le visa et tira. Il ne le blessa qu'à l'épaule mais cela eut au moins le mérite de faire chuter le capitaine et de lui faire lâcher son arme. Abandonnant là la mêlée, Roberval se précipita vers lui mais aidé de quelques hommes, il prenait désormais la fuite, courant à toutes jambes vers la poupe de son navire. La situation devait donc se retourner à l'avantage des assaillants. Le Français n'avait pour autant envie de le laisser s'en tirer à si bon compte et se lança à la poursuite de la petite troupe.
- Attention à votre droite Seymour ! Ce fut ce cri d'un officier qui sauva la vie du capitaine qui se retourna juste à temps pour croiser le fer avec un Roberval bien décidé à en découdre. Pendant quelques minutes, ils bataillèrent sans céder de terrain mais Seymour finit par flancher, gêné par sa blessure sanguinolente. Il aurait pu mal finir si l'un de ses seconds ne prit pas sa place face au Français enragé. - Monsieur le duc de Somerset ! Capitaine ! L'interpella un moussaillon. Impuissant, Roberval vit son nouvel ennemi monter sur un canot. Lâche, lâche ! Devait-il hurler sans s'en rendre compte. Mais le duc de Somerset avait déserté son propre navire, la bataille était gagnée. Achevant son adversaire d'un coup de sa spécialité, le capitaine fit volte-face et courut jusqu'au mât principal pour faire descendre le pavillon anglais dont la croix rouge sur fond blanc finit déchiré par les matelots français à qui il le tendit. Les ennemis se rendaient, n'ayant plus rien à espérer. Une clameur de victoire sortit de toutes les gorges et tout le monde se congratula, les yeux brillant devant les richesses qui s'offraient à eux. La prise était en effet d'importance. Le Great Charity s'était laissé capturer sans trop de pertes et c'était un excellent navire de ligne qui deviendrait un fleuron de la flotte française dès qu'il serait amené à Dunkerque et rebaptisé. On obtiendrait sans doute de belles rançons pour les prisonniers qu'on venait de faire sinon ils viendraient grossir les rangs des matelots. Et surtout, les cales étaient pleines d'armes et de canons. Le soir même, Roberval accorda le droit à ses marins de vider les tonneaux de rhum anglais pour fêter cette belle victoire.
Et de fait, au terme de la bataille des Trois Jours, L'Orientale était suivie d'un immense vaisseau de ligne désormais aux couleurs de la France quand elle fit son entrée dans le port de Dunkerque. Une piqûre de moustique pour l'armée de mastodontes qu'étaient les flottes anglaises et espagnoles rassemblées, une perte ridicule mais symbolique. Or la guerre était souvent plus faite de symboles que de pertes, le capitaine Roberval le savait bien. Qui se souvenait encore que les Anglais avaient perdu bien plus de navires que les Espagnols lors de son combat contre l'Invincible Armada avant de signer un traité qui leur était bien défavorable au siècle précédent ? Face à La-Roche-Saint-André qui était venu admirer la prise mais aussi rappeler aux corsaires que la flotte anglaise et espagnole mouillait désormais à Ostende, constituant là l'un des plus grands rassemblements de navire que l'histoire n'eut jamais vu, Arthur de Roberval se contenta de répondre en haussant les épaules : « La guerre ne fait que commencer ».