"J'embrasse mon rival..."« Antonin, Diane, Monsieur le Comte vous demande auprès de madame votre mère » cria la gouvernante depuis le balcon du premier étage.
Antonin releva vivement la tête et courut pour rattraper sa sœur ainée qui, ses jupes relevées, couraient déjà vers le perron du château de Lauzun. Elle grimpa quatre a quatre la volée de marche qui permettaient d'entrer dans l'édifice et s'engouffra avant lui à l'intérieur.
Les deux enfants, âgés de dix et neuf ans, jouèrent des coudes pour savoir qui arriverait le premier devant l'antichambre des appartements de leur mère. Antonin décrocha cette petite victoire et frappa à l'élégante porte ornée. Ce fut un domestique qui lui ouvrit la porte. Un sourire se peignit sur son visage et il s'effaça pour les laisser entrer.
Leur père, Gabriel Nompar de Caumont, était un homme très grand, d'une nature distante. Il considérait ses enfants comme deux petits animaux étranges, dont il ne savait pas et ne voulait pas s'occuper. Il les intercepta avant qu'ils n'entrent dans la chambre de leur mère, surexcités.
« Elle va très bien, et votre petite sœur est en parfaite santé. Mais votre mère est fatiguée, alors embrassez la et laissez-la se reposer.»
Diane releva fièrement son petit menton et passa devant son cadet pour entrer dans la chambre. Les rideaux de velours avaient été grands ouverts et la pièce baignait dans la lumière. Leur mère, silhouette pâle au milieu du lit, semblait somnoler, et les servantes se pressaient autour d'elle pour lui éponger le front ou mettre en ordre ses draps.
Antonin dépassa sa sœur, trottinant pour arriver avant elle au chevet de leur mère. Il se hissa sur la pointe des pieds pour réussir à l'embrasser sur la joue.
Charlotte ouvrit ses beaux yeux clairs et fit un sourire fatigué à son fils. Antonin lui rendit son sourire au centuple.
« Alors, Père a dit que c'était une fille ? » demanda Diane en essayant de ne pas crier d'excitation, s'asseyant sur le rebord du lit. Charlotte passa une main douce dans les longs cheveux de sa fille, attisant la jalousie d'Antonin qui passait son temps à réclamer l'entière attention de sa mère.
« Elle va s'appeler comment ? demanda le garçonnet, posant sa tête entre ses mains.
- Anne. »
Antonin fit la moue.
« Moi je voulais que ce soit un garçon. Vous êtes sûr que c'est une fille mère ?
- Bien sûr qu'elle est sûre, t'es bête toi ! répliqua vertement Diane. »
Charlotte eu un petit rire et donna une caresse à son fils, l'interrompant alors qu'il semblait sur le point de commencer à se disputer avec sa sœur.
« Sûre et certaine. Mais vous vous entendrez très bien, ne vous inquiétez pas.
- On peut la voir ? demanda brusquement Diane, très impatiente.
- Oui, elle est là. » répondit Charlotte dans un souffle, désignant un petit berceau richement décoré, dans un angle de la pièce
Profondément endormie dans ses draps brodés, la petite Anne ne savait rien de l'attention dont elle était la cible. Les paupières plissées, Antonin regardait ce bébé, petit être encore tout fripé qu'il trouvait particulièrement repoussant.
« Elle est laide. » décréta t-il à voix basse pour ne pas être entendu de leur mère. Diane lui jeta un petit regard en coin, mais pour une fois, elle ne chercha pas à contredire son jeune frère.
« Pourquoi est-elle toute chiffonnée, mère ? » demanda t-elle vivement en se retournant vers le lit de Charlotte. Leur père, resté en retrait jusqu'à présent, marcha vers ses deux ainés.
« Parce qu'elle vient de naitre, ne posez pas de questions stupides Diane, répondit sèchement le Comte. Allez, maintenant que vous avez tout vu, embrassez votre mère et retournez jouer dehors. »
Antonin se jeta au cou de Charlotte pour lui dire de bien se reposer, s'attirant encore les remontrances poussives du Comte, et il fut mis à la porte avec Diane.
« Stupide Diane, Stupide Diane... commença à chantonner Antonin.
- Arrête, toi non plus tu savais pas ! » Enragea Diane, avant de courir après son frère qui dévalait les escaliers en chantant de plus en plus fort.
*******
« Arrête, on comprend pas quand tu parles.» grogna Antonin, accroupis sur la terrasse, penché sur sa petite sœur qui gazouillait en secouant avec joie une poupée de laine. Sa mère éclata de rire, relevant les yeux de son ouvrage.
« C'est normal Antonin, elle n'a qu'un an et demi, elle est trop petite pour articuler des mots. Mais quand vous reviendrez de Paris, elle parlera parfaitement ! »
Le jeune garçon fit une petite moue boudeuse, et vint s'accrocher aux robes de sa mère.
« Je ne veux pas y aller, décréta-t-il, posant son menton sur les genoux de Charlotte. Mère, ne pouvez-vous dire à Père que je veux rester avec vous ? »
Sa mère sourit un peu tristement et posa une main fraiche sur la joue de son ravissant petit garçon.
« Vous allez avoir onze ans Antonin, il est tant que vous quittiez la maison. Votre cousin, le maréchal, saura très bien s'occuper de vous et parfaire votre éducation militaire. Et puis, pensez à votre chance, vous allez vivre à Paris ! »
Antonin fit trembler ses lèvres, dans une parfaite imitation, il le savait, des larmes prêtes à couler. Il ne faisait ce genre de comédies qu'à sa mère, sachant pertinemment qu'elle ne pouvait alors lui résister et ne le pouponnait que davantage. Et cela ne rata pas, Charlotte posa vivement son ouvrage pour entourer son fils de ses bras. Antonin fit mine de sangloter à moitié, le visage dans le corsage de sa mère.
Il aimait tant être près d'elle qu'il passait la plupart de ses journées dans ses pattes, quémandant perpétuellement son attention. Rien ne lui plaisait davantage que d'être serré contre elle, entouré de son parfum. « Allons, cessez de pleurer Antonin, vous être grand garçon maintenant ! Je vous écrirais toutes les semaines, d'accord ? »
Antonin hocha la tête, sans répondre, et après un dernier petit reniflement piteux, presque sincère celui-ci, il se redressa, sa fierté prenant le pas sur son envie de rester encore dans les bras de sa mère.
« Vous avez tellement grandi en un an, Antonin, je suis sûre que vous vous en sortirez très bien à Paris, que vous me rendrez fière.»
Antonin gonfla le torse, toute trace de comédie effacée de son visage.
« Oui mère.
- Allez, filer jouer avec votre sœur maintenant, la voilà qui sort de sa leçon. »
Le regard du garçon se tourna vers sa sœur ainé qui sortait de sa leçon de couture, et il abandonna sa mère, courant vers Diane.
Ils passèrent la fin d'après-midi dans le jardin, Antonin se pliant aux jeux de fille de sa sœur un temps, avant de préférer escalader un arbre pour mettre hors de portée la poupée préférée de Diane, salir ses beaux vêtements et se faire disputer par leur mère le soir même.
Le lendemain matin, Antonin montait dans la voiture qui devait l'emmener chez son cousin, le Maréchal de Gramont, à Paris. Juste avant de partir, il enlaça une dernière fois son père, puis sa mère, et enfin sa sœur Diane. Elle pleurait toutes les larmes de son cœur et semblait avoir oublié leur dispute. Antonin réclama Charlotte une toute dernière fois et eu du mal à se séparer d'elle.
Finalement, le carrosse s'éloigna du domaine de Lauzun.
Le jeune Antonin ne devait pas le revoir avant plusieurs années.
*******
Une main fraiche passa dans les courtes mèches blondes d'Antonin, humides de sueur. Le jeune homme retrouva difficilement son souffle, roula sur le côté et se redressa au milieu des draps défaits. Son regard passa quelques instants sur le corps nu, exposé sans honte de sa maitresse, avant qu'il ne descende du large lit.
« Où allez-vous Marquis ? »
Antonin ne répondit pas, se rhabillant sans plus accorder d'attention à la baronne. Si lui-même allait sur ses vingt-quatre ans, elle approchait de ses trente-six. La femme tendit la main pour saisir une pipe en terre blanche, finement ouvragée. Antonin finissait de reboutonner sa chemise quand il se retourna avec surprise en sentant l'odeur du tabac.
« Mais, vous...
- Vous garderez ainsi trace de ma présence quand vous serez à la bataille. » le coupa la baronne en minaudant, avant de lui rendre sa pipe blanche qui s'ornait à présent de marques rouges. Antonin arqua un sourcil, peu convaincu, mais récupéra la pipe, l'éteignit et la rangea dans son boitier.
Il sortit sans un regard en arrière, retrouvant l'atmosphère bruyante de la soirée privée qui se déroulait en bas.
Il fut interpellé par un groupe d'aristocrates de sa connaissance et accepta une coupe de champagne. Entre deux petits fours et une plaisanterie bien placée, Antonin aperçus sa jeune cousine, Catherine de Gramont. Éblouissante ce soir-là, elle riait aux propos d'un homme un peu plus âgé qu'Antonin qui lui faisait visiblement une cour appuyée.
Le Gascon prit à peine le temps de s'excuser auprès de ses amis et se retrouva près de sa cousine en quelques secondes.
« Catherine, que faites-vous là ? » demanda-t-il, faussement aimable. L'homme brun qui faisait la conversation à la jeune fille jeta un regard éloquent à Antonin, et coupa Catherine dans une explication vaseuse.
« Et vous êtes ? »
Antonin se para de son sourire le plus hypocrite et s'inclina à peine.
« Antonin de Lauzun, Marquis de PuyGuilhem. » se présenta-t-il. « Et vous-même ? »
« Charles Durandeau, comte de Cosnac. » répondit l'homme d'un ton pincé, singeant une petite courbette à son tour.
« Et bien, cher comte, figurez-vous que c'est ma cousine que vous semblez vouloir à tout prix mettre dans votre lit. Je vous conseille donc de ne plus tourner autour de mademoiselle.
- Quelle insolence Marquis, jamais je n'ai souhaité porter atteint à la vertu de Mademoiselle de Gra...
- Je ne vous souhaite pas bonsoir monsieur. » Répondit sèchement Antonin, entrainant sa cousine plus loin.
« Que faisiez-vous avec cet homme, Catherine ? »
La jeune fille, âgée de dix-huit ans, eu une moue insolente.
« Je vous provoquais bien sûr, mon petit marquis. Je voulais voir si Mme de Taccon avait éclipsé ma présence à vos yeux... »
Antonin arqua un sourcil, sans faire mine d'être surpris qu'elle ai remarqué son petit manège avec la baronne, quelques heures plus tôt.
« D'ailleurs, j'espère que vous vous êtes bien amusé. » continua Catherine, sans parvenir à masquer une pointe de rancoeur.
Cette fois-ci, le marquis ne pus réprimer un sourire, et vida sa coupe de champagne d'un trait.
« Catherine enfin, je ne vois pas de quoi vous voulez parler. »
La belle blonde lui donna une pichenette.
« Cette femme est vulgaire, vous méritez bien mieux !
- La jalousie vous sied mal au teint, Catherine. » Répondit distraitement Antonin, repérant le frère de Catherine, Armand de Gramont. Ce dernier leur fit signe de le rejoindre avant de disparaître dans un salon adjacent avec sa clique.
La main de Catherine se posa sur le bras d'Antonin, l'empêchant de rejoindre les autres.
« Antonin. » murmura-t-elle tout bas. Le jeune Marquis tourna le regard vers elle, surpris de son brusque changement de ton. A présent, elle avait presque les larmes aux yeux.
« Je sais que vous faites comme si de rien n'était, mais moi je ne puis plus me taire davantage. J'ai peur pour vous, si vous ne reveniez pas je... »
Antonin posa ses doigts sur les lèvres pleines de Catherine. Il lui sourit, l'air aussi enjoué qu'à l'ordinaire.
« Ne vous inquiétez pas, ma belle Catherine, et voyez plutôt le côté positif de la chose. Je ne ferai plus fuir vos prétendants, et vous aurez enfin une occasion inespérée de porter cette délicieuse robe vénitienne. Son noir mettra idéalement en valeur votre condition de cousine-veuve éplorée. » dit-il, un peu moqueur. Il arracha un sourire à Catherine, et la jeune fille sortit un mouchoir de dentelle pour tamponner discrètement les larmes qui avaient perlées au coin de ses yeux.
« M'écrirez-vous ? » demanda-t-elle, retenant entre ses mains celles du marquis.
Antonin appuya brièvement ses lèvres sur les doigts délicats de sa cousine, avant de l'entrainer vers le salon adjacent.
« J'écrirais surtout à votre frère, qui sera chargé de me transmettre la liste des bellâtres qui vous tourneraient autour.
- Et qu'en ferez-vous ? » Demanda Catherine en roulant des yeux, habituée depuis près d'un an à présent, à voir son cousin la surprotéger, faisant preuve d'une jalousie qui, quoi qu'excessive, était loin de lui déplaire.
« Je leur enverrai tout d'abord des lettres de menace, et si cela ne fonctionne pas, je n'aurais que l'ampleur du choix. Engager un tueur Danois, payer une empoisonneuse, offrir une participation financière et quelques nourrissons pour célébrer une messe noi... »
Catherine lui broya le bras, mais, loin d'effrayer Antonin, cela le fit éclater de rire.
« Arrêtez ! Si quelque vous entend parler de telles horreurs, avec tout ce qui se dit ! Vous êtes inconscient !
- Encore en train de terroriser ma pauvre sœur, Antonin ? » demanda Armand en entendant la fin de la phrase de Catherine. Antonin eu un sourire mystérieux, offrant un siège à sa cousine préférée avant de s'asseoir entre elle et Armand, au milieu d'un petit cercle de convives qui jouaient aux cartes
« Je n'ai aucun mérite, rien de plus simple que de terroriser une femme. » dit-il en jetant un regard narquois à Catherine. L'air outré de cette dernière fit rire les amis d'Armand, et la jeune fille essaya de retrouver un semblant de contenance.
Quelques heures plus tard, les musiciens jouèrent une musique particulièrement entrainante, et Antonin, abandonnant la partie de carte (qu'il était de toute façon en train de perdre), invita Catherine à danser une volte effrénée. Il fit à nouveau beaucoup rire sa cousine, et s'émerveilla sans relâche de sa beauté.
Le père de cette dernière, le Maréchal de Gramont, avait certes pris grand soin de l'éducation militaire du marquis, mais il avait également veillé à en faire en homme du monde accomplit. De ce fait, Antonin excellait tant à l'épée qu'à la danse.
Et ce soir-là, le jeune homme se moquait royalement de ce que pouvaient murmurer les mauvaises langues alors que son attitude avec la jeune Catherine était des plus équivoques. Demain, il partirait sur le front, contre les Espagnols, et malgré ce qu'il avait pu faire croire à sa cousine, ce n'était pas de gaîté de cœur. Cette nuit au moins, il ne se priverait d'aucun plaisir, car rien ne lui assurait qu'il reverrait un jour Catherine.
*******
"Ma chère Catherine,
Si j'ai pris du retard dans mon courrier, c'est que la nouvelle de vos fiançailles m'a emplie de joie au point de m'empêcher de trouver les mots pour vous dire tout le bonheur qu'est le mien. De vous savoir engagée avec un futur prince, un homme si modeste, vigoureux et généreux, je ne pouvais espérer mieux pour vous."Antonin inspira profondément pour essayer de garder son calme et éviter de déchirer une nouvelle fois la lettre.
"Mon bonheur est d'ailleurs double, car je serais surement de retour sur Paris d'ici peu : un boulet de canon aillant eu la bonne idée d'exploser à quelques mètres de moi, il y a trois jours. Au cas où vous puissiez vous inquiéter de ma santé, sachez que j'ai la moitié du visage arraché et que l'on m'a amputé du bras droit.
Non, je plaisante bien sûr, avouez que ça vous aurait déplu. C'est ce qui est arrivé au malheureux qui était à mes côtés au moment de l'explosion. Je me contente de quelques égratignures et une légère perte d'audition sur l'oreille gauche. De ce fait, ne le prenez pas mal si j'ai l'air de ne pas écouter ce que vous me raconterez, lorsque vous me présenterez votre merveilleux futur époux.
J'ose simplement espérer que vous ne resterez pas trop longtemps loin de Paris.
L'air de cette ville me manque, le souvenir de votre rire commence à s'estomper, et il me tarde de vous revoir mademoiselle,
Votre dévoué cousin."Antonin referma la lettre, décidant de ne plus la relire au risque d'à nouveau la déchirer, comme les cinq autres qui jonchaient à présent le sol. Sa colère s'ajoutait à la souffrance qu'il ressentait dans l'oreille, et plus généralement sur toute la partie gauche de son visage. Son seul réconfort était l'idée de revoir bientôt Paris, et de s'être fait remarqué de manière très positive par ses supérieurs. Et pour rester dans les bonnes nouvelles, le médecin qui l'avait examiné lui avait assuré qu'il y avait des chances qu'il retrouve une petite partie de son audition avec le temps.
La guerre finit, il pouvait à présent se projeter un peu plus dans l'avenir, et était bien déterminé à se faire sa petite place à la Cour dès son retour.
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"...mais c'est pour mieux l'étouffer""J'avais cru comprendre que vous étiez l'un des favoris du roi. Comment vous êtes-vous retrouvé ici, monsieur le Duc ?"
Le geôlier fit un petit sourire amusé, appuyé dans l'encadrement de la porte. Antonin lui jeta un regard noir, hésitant à répondre. Il était tellement vexé de se retrouver là, à se faire regarder de haut, pour une stupide histoire de canne. Mais l'ennuie était si fort, depuis deux mois qu'il était à la Bastille, qu'il décida que raconter ça si misérable existence ne pourrait pas lui faire de mal.
"Voyez-vous, tout à commencer quand j'ai rencontré son Altesse, il y a quatre ans, au retour de la guerre contre les Espagnols. J'avais vingt-six ans, et je fréquentais Mme de Soisson, ancienne favorite du Roi, et nouvellement épouse du Comte ; si sa Majesté c'était détourné de Madame, il continuait de la tenir en haute estime et grâce à elle, je rencontrais son Altesse lors d'une soirée.
Ma vie changea à partir de ce moment-là. Le Roi qui me choya au-delà de mes espérances. Du moins, les premières années. Je gagnais quelques titres glorieux au passage et l'Estime de notre Souverain, qui me traita en Favoris. Malheureusement, toutes les bonnes choses ont une fin."
Antonin s'interrompit, hésitant à continuer. Sa rancoeur était très forte et il craignait de ne pas trouver de termes suffisamment... mesurés pour parler du Roi.
"Dans l'intimité, son Altesse m'a promis le titre de... Grand maître de l'Artillerie de France. Et il se trouve que j'ai peut-être eu la maladresse de l'évoquer lors d'un bal."
Manière subtile de dire qu'il s'était vanté à qui voulait l'entendre de son futur titre, de la manière royale dont il allait supplanter les Longuevilles et, tant qu'à faire bonne mesure, de l'affection que lui portait cette godiche de Grande Mademoiselle.
"Son Altesse l'a appris, d'une manière que j'ignore encore, et m'a signifié sa déception en révoquant sa promesse."
Le geôlier gloussa, et Antonin pinça les lèvres d'agacement.
"Je me suis laissé un peu emporter par la colère et j'ai atterrît ici." acheva-t-il abruptement.
L'homme rit encore plus fort, et quand il fut calmé, il demanda :
"On raconte partout que vous avez brisé votre épée et que son Altesse a jeté sa canne par la fenêtre de colère !"
Oui, bon, Antonin avait peut-être omis cette partie de l'histoire. Devant son silence renfrogné, le geôlier insista
"Racontez donc la suite, et je verrais ce que je peux faire pour que vous puissiez prendre un peu l'air sur le rempart."
Cette fois-ci, nulle hésitation : l'enferment pesait cruellement à Lauzun.
"Quand j'ai appris que le Roi avait décidé de révoquer sa promesse, ma rage était telle que j'ai traversé le château, jusqu'à le trouver faisant sa promenade, accompagné de ses courtisans. J'ai eu l'insolence de lui demander pourquoi la charge m'était refusée, et, devant son Altesse et les courtisans, j'ai brisé mon épée sur mon genou, en accompagnant la chose de quelques paroles plus malheureuses encore que le reste. Ça sonnait comme "Je ne veux plus servir un Prince qui manque à sa parole", ou quelque chose dans ce gout-là. Le Roi était blême de colère et je crois que pendant un instant, il a hésité à me frapper. Il tremblait presque d'indignation, ses mains crispées sur sa canne. Mais il réussit bien mieux que moi à se contenir, et d'un geste vif, il a ouvert une fenêtre avant de jeter violemment sa canne. Quant à moi, j'étais tellement furieux que je ne pouvais pas encore vraiment mesurer la portée de mes actes et de mes paroles. Et me voilà, enfermé pour un temps indéterminé, loin de la Cour, de son faste, loin de la chasse, sans aucune femme sur qui me faire les dents..."
Son auditeur rit encore, de l'air profondément mélancolique de ce chien battu de Lauzun.
"Je suis sûr que vous sortirez rapidement. Si cela peut vous remonter le moral, on raconte que le Roi commence à prononcer à nouveau votre nom, qui sait, peut-être lui manquez-vous."
Et sur un dernier ricanement, il abandonna Antonin dans sa cellule.
Ce dernier se rallongea sur son lit, le cœur lourd de colère et de promesses de vengeance. S'il sortait un jour d'ici, et il sortirait, il trouverait moyen de se venger de ce Roi, qui après lui avoir tout donné, le jetait comme un malpropre.
*******
Antonin trempa sa plume dans l'encrier, essayant de ne pas renverser la bouteille dans les draps au passage.
« Cessez de rire, ou ce sera illisible ! » s'amusa-t-il. Son pupitre rit à nouveau :
« J'avoue qu'il serait dommage que votre maitresse ne puisse profiter de vos beaux déliés, monsieur le Duc. »
Antonin sourit plus largement. Sa maitresse... tout de suite ! Pas que ça lui aurait déplut, mais il rencontrait une certaine résistance auprès de Megan of Scotland.
« Mademoiselle,
Sachez que je suis enchanté que vous acceptiez cette balade à cheval. Je vous retrouverais devant chez vous peu après le déjeuner.
Dans l'attente du plaisir de vous revoir,
Antonin de Lauzun. »Antonin éloigna la courte missive du dos de la comédienne qui occupait son lit depuis plus d'une heure. Et elle l'aurait probablement occupé encore une heure entière si des affaires de la plus haute importance n'avaient pas réclamées le Duc.
Il donna une petite claque sur les fesses de la demoiselle qui descendit du lit en riant. Ils se rhabillèrent mutuellement entre deux baisers, et finalement, Antonin la fit raccompagner chez elle. Quant à lui, il donna sa lettre à un de ses domestiques qui eu la tâche de l'apporter le plus vite possible à la belle Megan.
Pendant tout le temps que dura le trajet, Antonin n'arriva pas à se concentrer sur son plan, obsédé par la question de savoir si Megan allait bel et bien se montrer le lendemain. Elle était si imprévisible ! Il suffisait qu'elle se sente vexée par la lettre d'Antonin, et elle ne montrerait pas son nez. Aurait-il du l'appeler Madame ? Ou bien allait-elle lui reprocher de ne pas lui avoir laissé choisir l'heure de leur rencontre ? Enfin, il avait quand même l'impression de l'apprivoiser, ses derniers temps. Il aimait de plus en plus passer du temps avec elle, mais la jeune femme ne cédait toujours pas à ses avances et semblait seulement s'en amuser. Voilà, elle le trouvait divertissant. Mais c'était déjà un bon début, d'être trouvé divertissant, non ?
Antonin cessa enfin de penser à l'écossaise en arrivant à une petite soirée privée dans un bel hôtel particulier de Versailles. Il y resta une bonne partie de la soirée avec l'un de ses proches amis, Francesco Contarini, mais surtout, surveillant attentivement Olivier de Montalet. Il l'avait déjà un peu approché, mais ce qu'il voulait à présent, c'était que le mousquetaire lui soit attaché, redevable même.
Depuis un peu plus de six mois, Catherine, sa chère cousine, l'avait fait rejoindre la « main de l'ombre ». Il l'avait suivi les yeux fermés. D'une part, parce qu'il avait ses propres petites rancoeurs contre le roi (rien de personnel, vraiment...) et d'autre part parce que même s'il avait vénéré le roi, il n'aurait jamais pus lui vouer la même adoration qu'il vouait à Catherine.
Quand il vit enfin Olivier quitter la fête, seul et alcoolisé, il lui laissa quelques minutes d'avances avant de le suivre dans les rues désertes. Tout autre qu'un mousquetaire se serait fait raccompagner, mais non, avec sa petite épée, Montalet était invulnérable.
Alors qu'ils se dirigeaient tous deux vers le camp des mousquetaires, à bonne distance l'un de l'autre, un groupe de brigand tomba sur Montalet, tous couteaux sortis.
Antonin se sentit jubiler, et observa de loin, la bagarre qui se déclenchait. Le mousquetaire, bien que complètement ivre, se défendit vaillamment, et alors que sa situation paraissait désespérée, le Duc sortit son épée et courut le rejoindre.
Il n'eut aucun mal à défaire le mousquetaire de ses agresseurs, et pour cause, c'était lui qui les avait payés !
« C'est ça, courez lâches ! » cria-t-il, triomphant, avant de se retourner vers Olivier. Il lui tendit une main charitable, et une fois l'homme relevé, lui fit son sourire le plus charmant.
« Une chance que vous soyez passé par ici. » bredouilla le mousquetaire, que l'attaque avait un tant soit peu dessaoulé.
« Une chance miraculeuse même ! Si je n'avais pas raccompagné ma cavalière, vous auriez péri à coup sûr ! »
Et vas-y que j'en remette une couche, c'est gratuit.
C'est ainsi que Lauzun s'attira la reconnaissance éternelle et même l'amitié d'Olivier de Montalet. Son plan avait marché à merveille, et il put rentrer chez lui peu après, tout content de son affaire.
Bon, bien sûr, il dû s'occuper de la partie désagréable où il payait grassement les quatre coquins qu'il avait engagés. S'il avait vraiment voulu être prudent, il les aurait fait assassinés, mais Lauzun se targuait d'être un homme d'honneur. Pas comme certains Rois de sa connaissance.
*******
Antonin caracolait jusqu'à l'une des loges du théâtre, accompagné de Francesco Di Venizia, qui caracolait au moins tout autant. Et ce n'était que remarques pleines de subtilités à ses dames, baises mains et promesses de mille plaisirs entre deux œillades langoureuses. Subtil vous dis-je.
Antonin avait réussi à obtenir deux places dans la loge qu'occupait actuellement Mary of Monaghan avec quelques autres dames de hauts rangs.
"Quel délicieuse loge nous avez-vous dégotez monsieur le Duc." susurra Francesco à voix basse en voyant la jolie brochettes de dames qui se retournaient vers eux, l'air perplexe, intimidées, voir enchantées pour les plus délurées...
"Je savais que ça vous plairait." murmura en retour Antonin, avant d'accorder son sourire le plus séduisant -et ce n'était pas peu dire- à la jeune Mary, sa nouvelle proie. Elle détourna les yeux, gênée, et Antonin pris un fauteuil pour s'installer à côté d'elle. Il n'eut guère l'occasion de la faire rougir davantage par quelques belles paroles, que déjà le spectacle commençait.
Ce soir jouait Jules Morin, dans le rôle d'Alexandre le Grand, et l'orgueilleux jeune homme était de loin l'acteur favori du Duc. Il ne ratait aucune de ses représentations et ressentait une fascination certaine pour lui.
A l'entracte cependant, Antonin reprit son discourt caressant auprès de Mary, qui, bien que visiblement mal à l'aise, ne pouvait s'empêcher de rire. Il avait toujours sus comment faire rire, comment plaire.
Il aurait pu continuer encore un moment à la courtiser si son regard n'avait pas croisé celui, outré, du frère de la jeune fille. Matthew of Monaghan, dans une loge face à la sienne, se levait vivement pour faire le tour. Il avait déjà prévenu Antonin de cesser de faire la cour à Mary, mais le Duc n'y avait pas prêté grand intérêt. Matthew of Monaghan était réputé pour son caractère doux et pacifique, et donc rien ne préparait Antonin à la petite scène qui allait se dérouler dans quelques instants.
Le Duc de Lauzun émit un sifflement plus amusé que contrarié, tournant la tête vers l'Ambassadeur Vénitien. Il arqua un sourcil en voyant Francesco, pratiquement le nez dans le cou d'une des plus jolies femmes, et lui donna un petit coup de cane dans le tibia juste avant que Matthew ne débarque dans la loge. Ce n'était pas vraiment le moment d'aggraver la situation en fricotant avec une autre colombe innocente.
Cependant, Antonin pu être rassuré au sujet de l'attitude de Contarini : cela ne semblait pas avoir la moindre importance aux yeux du comte. Un air de profond intérêt se peignit sur le visage de Francesco quand l'ambassadeur anglais saisit le Duc de Lauzun par le col et le fit tomber de sa chaise. Antonin, trop surpris pour réagir se retrouva poussé contre la balustrade. Il manqua de tomber en arrière et se raccrocha aux poignets de Matthew, les yeux écarquillés de stupeur.
Une femme s'évanouit, les autres s'enfuirent en un concert de cris épouvantés.
Matthew, quant à lui, insulta le Duc tous les noms d'oiseaux (anglais et français, respectons la parité) de son répertoire, rouge de colère.
La jeune femme à côté de Francesco voulu bondir en hurlant elle aussi, mais il la retînt près de lui, portant sa coupe de champagne à ses lèvres.
« Mais non, restez ma bonne amie enfin, c'est là que ça devient intéressant ! »
Antonin grimaça, un peu remis de sa surprise, et réussit à repousser Matthew, évitant un coup de poing malhabile. Ils n'allaient pas se battre en plein théâtre ! Heureusement, avec tout le bruit de l'entracte, personne n'avait encore vraiment remarqué leur petite altercation.
« Monsieur l'Ambassadeur, je ne voulais pas manquer de respect... »
Commença Antonin, avant d'éviter une vague tentative d'étranglement
« A votre sœur, mais comprenez que... »
Matthew mugis de colère, quelque chose comme « Ma sœur ! Espèce de sale petit pourceau ! Traitre, dégoutant, satyre !»
« Mais enfin Francesco ! Ne restez pas là à rire bêtement ! » s'offusqua Antonin, dépassé par la situation.
Le vénitien se tordait de rire dans son fauteuil, et Lauzun dû fuir la loge, incapable de calmer Matthew et ne désirant pas se battre contre lui. Il dévala les escaliers du théâtre et se retrouva dans les coulisses, se cachant un moment de Monaghan.
Peu après, un coup d’œil vers le public lui permit d'apercevoir Matthew, dont la colère semblait retombée aussi vite qu'elle était venue. Plus loin, Antonin eu la plaisante surprise de voir Catherine de Gramont... pardon, Catherine de Monaco, assise dans une des loges. Elle n'avait plus grand-chose à voir avec la petite adolescente rebelle et un peu naïve qu'elle avait été. A présent, c'était une femme affirmée, et quand Antonin la croisait dans les salons, il ne pouvait qu'être envoûté par son caractère de feu, sa détermination...
Parfois, comme maintenant, il se surprenait à l'observer à la dérober, et à rêver de ce qu'il aurait pu arriver si elle n'avait pas épousé un Prince incompétent.
« Monsieur le Duc ? »
Antonin sursauta et se retourna pour se retrouver face à Jules Morin, qui le dévisageait avec un sourire un peu moqueur.
« De qui vous cachez-vous ? »
Antonin essaya de reprendre contenance, ce qui est, admettez-le, toujours un peu difficile quand on se fait surprendre accroupis derrière un rideau. Il se releva lentement, comme si de rien n'était, époussetant négligemment sa veste.
« D'un frère jaloux. Mais ne parlons pas de choses qui fâchent. Vous avez très bien joué Monsieur Morin, impressionnant comme toujours.
- Merci bien, mais je peux surement faire beaucoup mieux. » Il eut une courte hésitation, sembla sur le point de dire quelque chose, mais on vint l'avertir que l'entracte prenait fin et qu'il devait vite se remettre en place.
« Venez me voir à la fin de la pièce, j'ai quelque chose à vous confier. »
Intrigué, Antonin retourna dans le public, retrouvant Contarini en train de vider cul sec un verre.
« Lauzun ! » s'exclama-t-il, envoyant valser la fille qu'il tenait par la taille comme si elle n'était qu'un objet du décor. « Vous avez fui comme un lapin ! Je ne savais pas que vous saviez courir si vite ! »
Antonin ne pus retenir un sourire, alors que Francesco l'entraînait vers une loge à demi déserte en le complimentant sans retenue sur sa superbe « Fuite à l'anglaise, ou plutôt, fuite de l'Anglais ! ».
Loin d'être offusqué, Antonin s'en amusa, pensant avec philosophie que de toute façon, il n'avait pas fini d'entendre parler de cette... osons les mots, cette belle débandade.
Cependant, il se jura, en son fort intérieur, que Matthew of Monaghan payerai pour avoir osé le ridiculiser. Et s'il n'avait pas pus se permettre de sortir son épée en plein théâtre (la Bastille une fois, pas deux merci.), il savait que si un jour ou l'autre le destin remettait l'Anglais en travers de son chemin, il lui ferait regretter son geste de manière... expéditive.
Antonin ne pus pas vraiment suivre la suite de la pièce, perdu comme il l'était dans la contemplation de Catherine, qui ne l'avait pas remarqué. Francesco lui jeta quelques regards intrigués, mais le Duc n'y prêta pas la moindre attention.
A la fin de la pièce, il avait pratiquement oublié Morin et sa confidence, et ne se la rappela que lorsque Catherine disparut de son champ de vision.
« Je vous rejoins plus tard, je dois voir un ami. » marmonna Antonin à l'ambassadeur vénitien avant de filer.
Il retrouva Morin dix minutes plus tard, le jeune acteur sortant avec des amis pour aller probablement faire la fête dans quelques tavernes de gueux.
« Monsieur le duc ! » s'exclama-t-il, visiblement de très bonne humeur après la représentation.
« Vous vouliez me voir ? » demanda directement Antonin, avant de se souvenir de le féliciter pour son jeu d'acteur. Morin était sensible à la flatterie, il le savait.
Un peu embêté, Morin tourna autour du pot quelques minutes avant d'avouer qu'un de ses amis avait peut-être entr'aperçus la Chevreuse. Antonin ne comprit pas immédiatement pourquoi Jules semblait en faire aussi grand cas, mais au vu de son air mal à l'aise, il eu soudain un doute. Il voulut en savoir plus, mais déjà, les amis de Morin l'appelaient à grands cris, et il s'enfuit sur un « Surveillez vos fréquentations Monsieur le Duc, c'est tout ce que je peux vous conseiller » un peu contrit.
Antonin se sentit profondément frustré après ce trop bref échange. La Chevreuse faisait partit de la Main de l'Ombre, visiblement, sa situation commençait visiblement à devenir délicate.
Cet avertissement n'était pas sans lui en rappeler un autre. Ce cher mousquetaire, Olivier de Montalet, lui avait parlé de la Chevreuse deux jours plus tôt, à propos d'histoire d'empoisonnement. “Une rumeur, juste une rumeur”, avait-il précisé, flegmatique.
Comment Jules Morin pouvait-il être au courant de ce genre de bruit de couloirs ?
Tout en marchant vers le carrosse qui l'attendait devant le théâtre, Antonin faisait défiler la liste des membres de la main de l'ombre susceptible de connaître Morin. Il ne voyait personne aller fricoter avec un comédien, Morin ne fréquentait pas les salons ! Ah si, il y avait bien Ruzé, ce fêtard invétéré. Aurait-il rencontré Morin entre un bordel et une taverne, aurait-il vendu la mèche ? Tient, s'il se souvenait bien, il connaissait Montalet, et comme de par hasard, ses deux là venaient lui dire que la Chevreuse trempait dans de sombres affaires.
Non, il n'avait que des suppositions, il n'était même pas sûr qu'il connaisse Morin ! Et même si cela avait été le cas, plus probable encore qu'un traître, il se pouvait très bien que la Chevreuse ai manqué de discrétion ses derniers temps. Y avait du relâchement dans l'air à la main de l'ombre, et il allait devoir prévenir leur empoisonneuse qu'elle avait intérêt à se faire oublier.
La mine sombre, Antonin rentra à son hôtel particulier. Entre la bagarre avec l'anglais, sa déconfiture devant Jules Morin, et les soupçons autour de la Chevreuse, on ne pouvait pas dire que cela avait été une très bonne soirée.
Cependant, si la chance tournait bien : dans six mois le Roi était « démit » de ses fonctions, Mattew of Moagnan enterré, Megan of Scotland dans son lit et Catherine de Gramont divorcée.
Quelle perspective délicieuse, songea Antonin en se roulant dans illusions, laissant son regard divaguer sur la silhouette de Versailles qui se découpait dans la nuit.