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 Chaque jour est une surprise... |Christine|

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MessageSujet: Chaque jour est une surprise... |Christine|   Chaque jour est une surprise... |Christine| Icon_minitime05.09.12 12:28

Emmitouflée dans une épaisse fourrure que lui avait offert le comte de Froulay, Éléonore avançait à pas rapides dans la neige versaillaise. Son souffle se perdait en fumée et sa peau était glaciale. Elle sentait ses joues rosir au fur et à mesure de sa marche. Il gelait ferme en cette journée de janvier 1667. Dans le château, il se racontait même que le froid s'était attaqué au vin de Sa Majesté lors du grand couvert et qu'il n'avait pu le boire. Mais pour rien au monde, la jeune femme n'aurait accepté la proposition de son ami d'aller jusqu'au grand Trianon en carrosse ou en traîneau. Contrairement aux autres femmes de la cour qui poussaient des piaillements dès qu'il fallait faire trois pas dans la cour et qui s'agglutinaient autour des cheminées dans l'espoir de réchauffer leurs membres non recouverts de tissu (Éléonore ne pouvait s'empêcher de lever les yeux au ciel en voyant les décolletés que certaines arboraient en cette saison), la Polonaise n'avait peur ni de l'effort physique ni de l'hiver. Ces derniers étaient bien plus rudes là d'où elle venait. La France faisait figure de royaume hospitalier aux côtés de la Pologne. Et son compagnon du jour la connaissait assez bien pour savoir qu'il ne servait à rien d'argumenter avec Éléonore, quand elle avait une idée dans la tête... Elle savait se montrer parfaitement butée !

- Vous ne regrettez pas d'avoir rejeté avec tant d'horreur mon offre ? Nous serions déjà arrivés à l'heure qu'il est..., essaya néanmoins le jeune homme en claquant des dents.
- Pas le moins du monde, sourit Éléonore en retour, se retenant de lancer un rire moqueur en voyant le teint pâle de son ami, ses tremblements et ses lèvres gercées. Sa manière à elle de le punir de l'invitation qu'il lui avait lancé.

Claude-François de Bauffremont avait pourtant les meilleures intentions du monde en demandant à Éléonore Sobieska de rendre visite à sa petite sœur, Christine. Il l'avait revue dans le salon de Diane quelques jours auparavant et leur rencontre était dû au plus pur hasard. Si elle avait connu sa présence ici, Éléonore aurait peut-être cherché à l'éviter. Peut-être car on ne pouvait être sûr de rien avec elle. Après les politesses et les exclamations d'usage en de telles circonstances (« comme vous avez changé ! » ce qui n'était guère le cas pour Claude, toujours égal à lui-même), le jeune homme avait affirmé que revoir la Polonaise ferait un grand plaisir à la petite Christine et avait donc organisé une surprise pour la demoiselle blonde. Après tout, son attitude n'avait rien d'étonnant, malgré son indélicatesse envers elle et cette forme de pitié qu'il montrait à son égard, Claude aimait sincèrement sa sœur. Et pour lui, Éléonore, c'était la personne qui avait partagé des semaines de jeux et de sérénité dans le château familial. La jeune femme, elle-même, gardait un excellent souvenir de cette courte mais heureuse période. Claude, Christine, Gabriel qu'elle n'avait pas revu depuis l'incident non plus et elle avaient été inséparables. La cadette de la joyeuse compagnie s'était associée à son aînée pour en faire voir de toutes les couleurs aux deux garçons. Toutefois, elle savait que pour Claude, elle était surtout celle qui avait sauvé Christine. Même en sachant la suite des événements, malgré la menace que représentait désormais la blonde et malgré sa cruauté acquise en ces années d'exil, Éléonore ne parvenait pas à regretter son geste salvateur. Car le séjour s'était terminé tragiquement. Et Christine et Gabriel étaient les seuls à connaître la responsabilité d’Éléonore dans cette affaire. Pour Christine, elle devait certainement être la femme qu'elle avait vu tuer un serviteur de la maison avant tout. Aussi si la rousse avançait d'un pas déterminé, elle avait plutôt l'impression d'y aller à reculons. Il importait néanmoins de ne pas donner de soupçons à Claude. Il devait croire que son attention lui faisait autant plaisir qu'elle ferait plaisir à sa jeune sœur.

- Qu'avez-vous dit à Christine ? Elle ignore toujours tout de mon arrivée ?
- Tout à fait, s'anima Bauffremont, cela lui fera un grand plaisir de voir qui je lui ramène de mes pérégrinations à Versailles. Elle ne s'attend qu'à ma propre arrivée. A vrai dire, nous serons un peu plus nombreux qu'elle ne le prévoit, nous allons profiter de votre présence pour fêter ses fiançailles.

Il avait baissé la voix sur ces derniers mots si bien qu’Éléonore douta du plaisir que Christine pouvait avoir à se marier. Claude était peut-être aussi gêné de devoir avouer cela à la jeune femme rousse. Elle était l'une des rares à connaître les problèmes qu'avaient posé la jeune demoiselle à sa famille. Craignait-il qu'elle ne fasse une remarque sur l'époux choisi ?

- Et qui aura le plaisir de se voir lié à Christine ? Demanda Éléonore avec une certaine curiosité.
- Vous devez le connaître de vue ou simplement de nom, c'est un homme important à la cour, il s'agit du chevalier de Lorraine.

Si Claude n'avait pas paru aussi sérieux, Éléonore aurait sans doute éclaté de rire devant cette énormité. Lorraine, l'homme que l'on disait (trop) proche de Monsieur ? Éléonore était à la cour depuis suffisamment longtemps pour connaître les rumeurs à ce sujet. Pourquoi Bauffremont allait-il s'embarrasser d'un beau-frère pareil ? Certes, il était d'excellente naissance mais... Il était lorrain. Cette pensée désagréable frappa l'esprit de la jeune femme et elle grimaça. Dire que sa mission confiée par Léopold et Charles IV avait été de découvrir si Claude penchait du côté du duc plutôt que du roi de France et si ce n'était pas le cas, de le convaincre de le faire... Ironie de la situation, elle avait lamentablement échoué, un homme en était mort et quelques années plus tard, à peine trois ans, Claude trahissait la mémoire de son père pour faire alliance avec les Lorrains, ceux-là même qui n'avaient jamais hésité à envoyer des agents comme elle pour les espionner... Ou les tuer. Christine ne devait en effet pas être ravie de ces fiançailles à moins qu'elle n'ait elle-aussi changé de manière aussi impressionnante.

- Mais elle devra nous quitter après son mariage, n'est-ce pas ? Il n'est un secret pour personne que les relations entre la Lorraine et la France sont tendues, avança Éléonore en épiant du coin de l’œil la réaction, forcément gênée de Claude.
- En effet, je crains que nous ne puissions rester beaucoup plus longtemps à Versailles, marmonna son compagnon.

Contrairement aux apparences, cette annonce était la première bonne nouvelle de la journée. Si Éléonore plaignait Christine d'épouser un tel homme – et les mariages ratés, elle connaissait -, la savoir loin d'elle éloignait le danger. Certes, Christine devait imaginer qu'elle avait eu une hallucination cette nuit-là et il fallait l'en persuader si ce n'était fait. Qu'elle soit en Lorraine serait néanmoins un soulagement.
Perdue dans le fil de ses pensées, Éléonore s'aperçut au dernier moment qu'ils étaient arrivés au Trianon. S'étaient rassemblés quelques amis de Claude venus pour la petite fête surprise et au moment de pénétrer dans les appartements d'une Christine étonnée de tout ce monde, la jeune femme rousse s'effaça derrière les couples. Elle serait en quelque sorte le clou du spectacle. Et en effet, lorsque Claude se retourna vers elle pour la pousser à s'avancer vers la jeune demoiselle blonde, le sourire de circonstance de cette dernière sembla se crisper :

- Ma chère Christine... Je sais que peu de chose pourrait vous faire plus plaisir que de revoir mademoiselle Sobieska, raison pour laquelle j'ai gardé le secret de ma rencontre avec elle et...

Éléonore, ayant analysé la situation à la vitesse de l'éclair et trouvant que décidément Christine faisait partie de ces gens qui n'avaient guère changé physiquement (sa blondeur et sa minceur lui donnaient toujours autant l'air d'un ange échappé du ciel), ne laissa pas le temps à son « amie » de réagir. Ouvrant ses bras à la manière d'une mère qui n'aurait pas revu son enfant depuis des années, elle se précipita vers la petite Bauffremont et la serra contre elle avec une sincérité qu'il aurait été difficile de mettre en doute de l'extérieur. Ses lèvres s'étaient écartées en un large sourire qui illuminait son visage radieux. Bien malin celui qui aurait pu deviner qu'intérieurement, Éléonore aurait préféré être à des lieues d'ici. Et qu'entre les deux femmes demeurait la vision d'un serviteur frappé d'un chandelier*.

- Oh Christine, je suis si heureuse de cette rencontre impromptue, s'exclama la Polonaise, interrompant Claude qui préféra les laisser seules pour faire la conversation à ses amis, chaque jour, j'ai espéré avoir de vos nouvelles, j'étais si inquiète !

Façon de dire qu'elle connaissait fort bien les soucis qu'auraient pu avoir Christine... C'était méchant de sa part de le rappeler ici mais il importait de marquer un grand coup pour montrer qu'elle maîtrisait la conversation. Et insinuer toujours plus le doute dans l'esprit de la jeune française.

- Toutes mes félicitations pour vos épousailles, j'ai entendu dire beaucoup de bien de votre fiancé, on le dit proche des Grands... J'ai apporté un petit cadeau pour vous, babillait Éléonore en s'asseyant aux côtés de la jeune femme et en ôtant son manteau de fourrure, il s'agit de vraiment peu de chose mais j'ignorais que nous fêtions un événement aussi important.

Elle lui tendit une vieille édition d'une pièce de théâtre.

- Je sais que vous appréciez beaucoup le jeu théâtral, voici Macbeth de cet auteur anglais Shakespeare. Comme je le disais, c'est absolument ridicule mais j'espère que vous noterez l'intention plutôt que la valeur du présent. Connaissez-vous cette pièce ? C'est une tragédie qui se déroule en Écosse et...
- Ah, vous voilà réunies, se réjouit Claude-François en s'approchant de nouveau d'elles, nous n'allons de nouveau plus savoir comment vous tenir !

Éléonore songea que Claude se trompait lourdement. Rien n'était plus comme avant malgré les apparences, car elle savait donner le change. Cette journée-là, Claude, son allié involontaire et elle-même tissait sa toile autour de Christine de Listenois. Ce ne serait guère facile car cette dernière allait sans nul doute se débattre comme un beau diable... Mais il en allait de la sûreté du secret porté par Éléonore. Et elle était bien placée pour savoir que l'on ne pouvait jamais oublier une scène pareille.


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MessageSujet: Re: Chaque jour est une surprise... |Christine|   Chaque jour est une surprise... |Christine| Icon_minitime21.10.12 20:20

« Il n'est point de secret que le temps ne révèle »


« Pourquoi Claude tient-il absolument à tous ces préparatifs ? Constance ? Que me cache-t-il que je devrais savoir ? »
Christine, assise devant sa coiffeuse, planta un regard inquisiteur dans celui de sa domestique, qui se contenta pour toute réponse de lui adresser un sourire rassurant, en lui répétant pour la énième fois qu’elle n’en savait pas plus qu’elle - ce qui était faux, Christine était trop bien placée pour savoir reconnaître un mensonge - et qu’il ne voulait sans doute rien de plus que voir sa soeur correctement apprêtée.
La marquise, agacée autant qu’intriguée, lâcha un soupire et abandonna. Constance savait se montrer plus têtue qu’une mule, et elle la connaissait assez pour savoir qu’elle n’en tirerait rien. Aussi, au lieu de continuer à se battre, se mura-t-elle dans un mutisme boudeur, regard obstinément tourné vers l’une des grandes fenêtres de sa chambre. Là, tandis qu’elle semblait perdue dans la contemplation des jardins enneigés, sa folle imagination dressait inlassablement mille et unes hypothèses quant à ce que lui réservait son aîné, et ce non sans une certaine inquiétude. Elle ne boudait pas les surprises, mais venant de Claude, avait appris à se méfier. La dernière en date consistant à lui imposer un mariage aussi traître qu’effroyable, la jeune femme ne pouvait s’empêcher quelques craintes quant à la suite des évènements.

Visiblement peu intéressée par les soins qu’on pouvait lui prodiguer afin de la préparer, Christine laissa son esprit indocile vagabonder où bon lui semblait. La neige lui rappela les récentes festivités, et ce bain imprévu dans le grand canal dont la cour se serait sans doute repu à son aise si l’incident n’avait pas impliqué de si hautes personnalités. Heureusement pour elle, les Mortemart et le duc de Richmond avaient autant pâti de cette petite sortie qu’elle-même (à un détail près) et malgré le côté indubitablement gênant de l’aventure, Christine ne put retenir un sourire à la fois amer et amusé.
« Mademoiselle, appela soudain une suivante, la tirant de ses songes, mademoiselle ! Que souhaitez-vous que nous fassions de cela ? »
La jeune femme sursauta, surprise, avant de jeter un regard aux fripes que brandissait la domestique.
« Dois-je les jeter ?
- Absolument pas ! Mettez-les dans le coffres, avec les autres. Combien de fois faudra-t-il vous répéter de ne rien jeter de ce qui se trouve dans ces appartements ? répliqua aussitôt la marquise. »
La demoiselle, perplexe, baissa les yeux et opina du chef. Elle ne comprenait décidément pas pourquoi sa maîtresse s’obstinait à garder ces guenilles, et ne le comprendrait sans doute jamais, Christine n’ayant pas l’intention de faire l’étalage de ses fonctions auprès du roi. Fonctions qui l’avaient conduite à passer une grande partie de la nuit à l’extérieur sur la trace de cette ombre qui lui échappait sans cesse. Elle l’avait encore croisée, toute de noir vêtue, aux abords du château mais n’avait pu lui mettre la main dessus, ayant elle-même rendez-vous avec Bonaventura. A nouveau, la marquise soupira. Ces considérations ne seraient bientôt plus les siennes, de toute façon, puisque qu’il lui faudrait incessamment sous peu quitter Versailles...

Sentant poindre la colère à cette idée, Christine secoua la tête pour s’en débarrasser, ignorant les récriminations de Constance qui peinait à mettre de l’ordre dans ses longues boucles blondes. L’opération lui prit encore de longues minutes, au plus grand désespoir de Christine dont l’appréhension tout autant que la curiosité n’étaient pas pour arranger sa patience terriblement limitée. Elle ne put retenir un soupir d’aise lorsqu’enfin, on la laissa se lever. Elle était prête et personne ne s’était encore fait annoncer. Il ne lui restait plus qu’à attendre. Ô joie.
Vêtue d’une robe élégante dont la couleur était parfaitement assortie à ses yeux, l’espionne se lança un regard sévère dans la glace, maudissant son teint trop pâle. Elle rajouta elle-même un peu de rouge sur ses joues, puis passa dans cette petite pièce qui lui faisait office aussi bien de boudoir que de bureau et somma Constance de ne pas venir l’en sortir tant que Claude n’était pas arrivé. Là-dessus, elle ferma la porte et se laissa tomber dans une méridienne. Sur celle-ci, quelques feuilles noircies lui tirèrent une moue amusée. De vieux écrits, qu’elle avait retrouvé quelques jours plus tôt. Des écrits d’un autre temps, où sa vie et sa raison n’étaient pas encore dépendantes du bon vouloir capricieux d’un «trouble de l’humeur». Elle ne se souvenait plus exactement du moment où elle avait écrit cette petite pièce mais ces traits de plume enfantins avaient aujourd’hui sur elle une sorte de vertu apaisante. Indéniablement, elle était née avec ce (trop) plein d’imagination.

Cette fois, pourtant, Christine laissa de côté les quelques feuillets. Tant de choses devaient être faites avant son départ. Tant de choses en si peu de temps ! Elle ignorait quand exactement seraient lancées les hostilités, quand il lui faudrait quitter la cour, ce qu’il adviendrait d’elle une fois en Lorraine, si elle devrait ou non continuer à travailler pour le roi... et tous ces doutes l’angoissaient terriblement, elle qui ne pouvait jamais dire avec certitude de quoi ses lendemains devaient être faits. Elle connaissait bien ce sentiment d’urgence, d’ordinaire oiseau de mauvaise augure. Mais cette fois, la marquise avait la conviction qu’il était justifié, et ne devait être pris comme annonciateur d’une quelconque crise. Elle quittait réellement Versailles, et ce dans le mois à venir. N’importe qui à sa place eut ressenti la même chose, n’est-ce pas ? Un sourire fataliste vient lui tordre les lèvres, alors qu’elle quittait la méridienne, pour ranger les vieilles pages dans un tiroir. N’importe qui, c’était ce dont elle voulait se persuader. Mais puisque rien n’était encore venu la démentir, alors Christine préférait se bercer de douces illusions.

Quelques longues minutes passèrent encore, qu’elle occupa sans finalement les voir passer. Claude François et ses surprises quittèrent un moment ses pensées, pour n’y revenir que lorsque soudain, Constance frappa à la porte du boudoir pour annoncer à la jeune femme l’arrivée de son frère. Celle-ci se leva, remis par réflexe une boucle en place et passa au salon, où l’attendait le duc de Bauffremont.
« Christine ! lança celui-ci avec un immense sourire qui dissimulait mal une certaine gêne. Je sais, je suis en retard. Mais il m’a fallu réunir tout le monde, et on m’a forcé à venir à pied du château...
- Réunir tout le monde ? répéta l’intéressée. Que... »
Mais avant qu’elle ait pu aller plus loin, son frère fit un geste, et pénétrèrent soudain dans les appartements quelques visages familiers et visiblement ravis de se trouver ici. Christine ouvrit de grands yeux, d’abord interdite et après avoir balayé l’ensemble des invités visibles, se tourna vers Claude.
« J’ai pensé que vous seriez contente que nous fêtions entre nous vos... Les heureux évènements à venir ! reprit celui-ci. »
Si elle tenta de n’en rien montrer, affichant un large sourire comblé, la jeune femme sentit à nouveau la colère l’étreindre. Avait-il réellement osé organiser une une fête pour ses fiançailles ? Comment... ? De peut de se trahir, elle détourna les yeux, et le rouge qui lui monta soudain aux joues passa aisément pour de la gêne, ou du plaisir quand l’espace d’un instant, elle ne songea qu’à faire sortir tout le monde.

« Je... Je ne sais pas quoi dire, Claude ! ... Merci beaucoup, parvint-elle à articuler avant de se tourner vers les invités improvisés. Merci à tous ! »
L’on commença à se saluer, et Christine cherchait déjà une façon de mettre fin à cette absurde mascarade - était-elle la seule à voir clairement en quoi consister ce mariage ? - quand un visage accrocha son attention. Aussitôt, elle se crispa, prunelles fixées sur Eléonore Sobieska, et avec elle, la vision confuse d’un meurtre qu’elle ne pouvait oublier.
« Ma chère Christine... Je sais que peu de chose pourrait vous faire plus plaisir que de revoir mademoiselle Sobieska, raison pour laquelle j'ai gardé le secret de ma rencontre avec elle et...
- Oh Christine, je suis si heureuse de cette rencontre impromptue, l’interrompit la Polonaise en étreignant la blonde interdite, chaque jour, j'ai espéré avoir de vos nouvelles, j'étais si inquiète ! »
L’intéressée ne put répondre immédiatement, foudroyée par ces deux coups successifs. Comme si revoir Eléonore, et ainsi les souvenirs qu’elle traînait avec elle, ne suffisait pas, fallait-il qu’elle lui rappelle ce qu’elle savait, avait vu et avait fait lors de son passage sur le duché familial ? Christine, qui gardait sur ses bras couverts les marques indélébiles de son acte désespérés se prit à haïr Claude de la remettre si brusquement face à de vieux démons qu’elle pensait avoir sinon effacés de sa mémoire, du moins enterrés au plus profond de celle-ci.
« Eléonore... quelle surprise ! finit-elle par lâcher, alors que la rousse desserrait son étreinte. Je ne m’attendais pas le moins du monde à vous voir.. Ici, à Versailles ! »
Et puisqu’il lui fallait se reprendre, la marquise afficha un sourire ravi terriblement convaincant, et s’assit sur un sofa auprès de celle avec laquelle elle avait partagé quelques moments insouciants, et même heureux.

Claude les abandonna lâchement pour aller converser avec les autres invités, qui étaient plus ses amis que ceux de sa soeur, et les deux jeunes femmes, si complices en apparence, n’eurent d’autres choix que de donner le change.
« Toutes mes félicitations pour vos épousailles, j'ai entendu dire beaucoup de bien de votre fiancé, on le dit proche des Grands...
- Proche, c’est le mot, marmonna Christine avec un enthousiasme joué.
- J'ai apporté un petit cadeau pour vous, il s'agit de vraiment peu de chose mais j'ignorais que nous fêtions un événement aussi important.
- Oh, il ne fallait pas vous donner cette peine, vraiment ! »
Les grands yeux de Christine, à la vue du vieux livres, brillèrent un instant, et avec sincérité. Elle l’ouvrit précautionneusement, et passa deux doigts sur les lettres imprimées, avant de lever les yeux vers Eléonore. Macbeth. Cette pièce où Lady Machbet, prise de folie après avoir été meurtrière, mettait fin à ses jours, sur fond de lutte pour le pouvoir et de tyrannie. Si la marquise souriait toujours, elle ne put retenir ce regard inquisiteur vrillé dans celui de sa compagne.
« Je sais que vous appréciez beaucoup le jeu théâtral, voici Macbeth de cet auteur anglais Shakespeare. Comme je le disais, c'est absolument ridicule mais j'espère que vous noterez l'intention plutôt que la valeur du présent. Connaissez-vous cette pièce ? C'est une tragédie qui se déroule en Écosse et...
- Ah, vous voilà réunies, se réjouit Claude-François, visiblement ravi de l’apparente entente qu’il avait sous les yeux, nous n'allons de nouveau plus savoir comment vous tenir !
- Vous saviez à quoi vous vous exposiez, en nous réunissant, plaisanta Christine à dessein. Toutefois, vous avez eu raison : c’est une merveilleuse surprise que vous m’offrez ! Et vous aussi, chère Eléonore, ajouta-t-elle en serrant le livre contre sa poitrine, vous ne le savez peut-être pas, mais j’admire beaucoup Shakespeare. »

Le duc, qui ne s’était visiblement rapprochés que pour s’assurer de son effet, serra un instant l’épaule de sa soeur (s’attirant ainsi mentalement toute la colère dont elle était capable) et les quitta. Christine l’observa un instant, le temps pour lui de remercier l’ensemble de l’assistance, et ne réalisa que trop tard ce dont il avait l’attention. Avant d’avoir pu à nouveau se tourner vers Eléonore, elle se trouva poussée au milieu du salon, chacun attendant quelques mots de sa part.
« Et bien... que dire ? lança-t-elle, un brin nerveuse, en témoignaient ses mains qui se tordaient discrètement l’une l’autre. Je suis absolument ravie de votre présence, et de tous vos présents (elle adressa un sourire terrible à Eléonore) Je les conserverai précieusement, lorsque la guerre m’aura éloignée, ils me rappelleront ce Versailles que j’aime tant ! Merci encore. »
Là-dessus, elle salua légèrement l’assemblée, puis retourna s’asseoir auprès de son «amie».
« Baste de tout cela, dit-elle, parlez-moi de vous ! Il y a une éternité que j’ai pas eu la moindre nouvelle. Je suis tellement embarrassée de la façon dont s’est terminé votre séjour chez nous... ! »
La réplique lui coûtait beaucoup, mais Christine ne pouvait garder pour elle toute son amertume, et surtout tous ses doutes. La Polonaise l’avait sauvée. Pour cela, elle supposait devoir lui être reconnaissante. Mais elle ne pouvait oublier cette trouble soirée, et ce qu’elle avait vu dans le bureau de son père. Eléonore, tuant un domestique, dans une pièce ordinairement fermée... Une hallucination. Elle l’avait cru, ou s’en était persuadée. Elle voulait le croire, mais la scène lui avait semblé si vraie ! Qu’avait-elle vu, qu’avait-elle cru voir ? Ces questions revenaient la hanter parfois, et la présence de son amie ici n’aurait sans doute de cesse de les raviver jusqu’à ce qu’elle obtienne une réponse. Mais pas ici, pas devant tous ces gens.

« Que diriez-vous d’aller faire quelques pas dehors ? Je sais que la neige et le froid ne vous font pas peur, et ne puis rester plus longtemps assise ici à avoir l’air réjouie par ce mariage... »
Elle avait baissé la voix sur ces quelques derniers mots. Cette confidence-là, Christine avait le sentiment de pouvoir la faire à la Polonaise, et elle n’en avait pas trouvé de meilleure pour les éloigner un moment. Claude serait sans doute soulage de la voir aussi ces ravie par ces retrouvailles impromptues, pour reprendre les mots d’Eléonore, et s’occupait très bien à lui tout seul du reste des invités.
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MessageSujet: Re: Chaque jour est une surprise... |Christine|   Chaque jour est une surprise... |Christine| Icon_minitime28.12.12 18:46

Éléonore Sobieska aurait volontiers voulu se retrouver à des lieues de là. Jouer la comédie était pourtant une seconde nature pour une femme comme elle qui avait appris à dissimuler autant ses intentions que ses véritables sentiments derrière le masque de la joie de vivre mais elle était partagée cette journée-là et en voulait terriblement à Claude-François de Bauffremont de la mettre face à ses contradictions. Elle craignait plus que tout que la revoir puisse faire remonter d'antiques souvenirs dans l'esprit de Christine. Dans quel était d'esprit se trouvait la cadette de Claude ? On la disait instable, c'était une raison de plus pour craindre ses convictions et ses actions. D'un autre côté, elle ne pouvait totalement oublier les moments qu'ils avaient passés ensemble, tous les quatre avec Gabriel de Hautoy aux frontières de la Lorraine quand elles menaient la vie dure aux garçons. Elle s'était follement amusée malgré les circonstances – et surtout la raison de sa venue à Bauffremont. Étrange de voir comme une amitié, un destin pouvaient basculer en l'espace de quelques instants. Par quelques paroles échangées sans savoir que l'on est écouté – dites sur le coup de colère et qui conduisaient une fille ou une sœur à vouloir mettre fin à ses jours. Par une pulsion de défense, une volonté de garder un secret qui pesait lourdement et qui entraînait la mort d'un homme sous les yeux d'un témoin innocent. Ce n'étaient pas des souvenirs qu’Éléonore aimait à faire remonter. Elle aurait préféré, au contraire, tout effacer, de sa mémoire comme de celle de Christine pour ne retenir que les bons moments, retrouver l'insouciance qui les caractérisait avant que tout ne change. Tout enfouir en elle, ne pas parler, ne pas se rappeler, c'était bien ce qu'elle faisait de mieux. Avec le risque que tout finisse par éclater et qu'elle en soit la première victime. Dans cette hypothèse, la marquise de Listenois était un danger permanent, ce que l'on appellerait bien plus tard une bombe à retardement. Leurs retrouvailles ne feraient-elles pas que déclencher le mécanisme ? Malgré son large sourire, malgré son enthousiasme qui faisait visiblement plaisir à Claude qui les observait du coin de l’œil, malgré cette étreinte qui semblait si réelle, la Polonaise fut saisie d'un mauvais pressentiment au moment où elle croisa le regard de Christine après qu'elle eut été poussée par le duc de Bauffremont, ravi d'une telle surprise pour sa petite sœur (s'il savait !). Car cela la ramena quelques années auparavant, au moment où elle avait vu les prunelles de la jeune femme blonde posées sur elle, encore tremblante du geste qu'elle venait d'accomplir, geste qui venait de coûter la vie à un domestique qui ne cherchait qu'à lui défendre l'entrée du bureau de son maître. Elle se souviendrait toujours du trouble qu'elle avait lu dans les yeux bleus de la jeune fille. Et en revoyant ces iris d'un bleu glacial, elle ne put s'empêcher de frissonner. Que pensait-elle avoir vu cette nuit-là ? La savait-elle coupable ? Mais un sourire s'épanouit sur les traits de Christine et un instant, Éléonore fut tentée de croire que tout était pardonné. Le souffle de l'illusion s'envola bien vite. C'était faux, évidemment. Cette nouvelle rencontre au milieu d'une fête alors que rien n'était digne d'être célébré n'était rien d'autre qu'une affreuse comédie noire et grinçante. Mais il fallait bien jouer son rôle jusqu'au bout.

La jeune femme rousse observa avec satisfaction son « amie » serrer le livre qu'elle lui avait offert comme présent de mariage contre elle. Elle n'était pas une grande connaisseuse du théâtre, sa seule culture lui venait des salons que la reine Louise-Marie de Gonzague se plaisait à organiser à Varsovie et dans lesquels elle était encore invitée jusqu'au moment où elle avait comploté la chute du roi. Toutefois, elle avait déjà vu des représentations de la pièce en question et savait parfaitement quel message cela passait à la petite Bauffremont. Mais il fallait donner le change et avec un sourire carnassier que quiconque aurait pris pour aimable vu de l'extérieur, elle pressa l'épaule de la jeune femme en un geste qui se voulait affectueux mais qui était simplement paternaliste. Leur petite partie d'échecs fut interrompue par Claude-François.
- C’est une merveilleuse surprise que vous m’offrez ! S'exclama Christine, et vous aussi, chère Éléonore, vous ne le savez peut-être pas, mais j’admire beaucoup Shakespeare.
- Quel hasard ! Je suis ravie d'avoir tapé aussi juste, alors, répliqua la Polonaise au tac au tac, mais quelque chose me disait bien que vous aviez des affinités avec les tragédies de Shakespeare... En tant que femme de plume que vous êtes bien sûr.
La jeune femme rousse était admirative de la facilité avec laquelle son interlocutrice maniait le mensonge car aucune des deux n'était vraiment dupe malgré le naturel de leur premier contact. En soit, cette faculté qu'elle découvrait ne la rassurait pas. Il n'y avait bien que le duc pour croire à la joie de sa petite sœur. Et encore, l'enthousiasme dont il faisait preuve était peut-être forcé. La Polonaise allait enchaîner sur une conversation moins risquée pour tous les trois mais Claude-François avait déjà poussé la jeune femme blonde vers le centre de la pièce pour qu'elle puisse remercier toutes les personnes qui s'étaient déplacées. Parmi elles, Éléonore ne reconnaissait que peu de monde sinon quelques alliés déclarés de la Lorraine et sans doute des amis du duc, elle était la seule à avoir été vraiment proche de Christine. Ce qui n'était pas sans ironie. Elle conserva néanmoins son sourire pendant tout le temps du discours de la fiancée, hochant uniquement la tête quand cette dernière se tourna vers elle pour souligner le plaisir que lui avait fait son cadeau et observa avec intérêt l'agitation des mains de Christine qui se tordaient l'une contre l'autre. Encore une fois, Éléonore fut partagée : elle plaignait sincèrement son « amie » de devoir se donner ainsi en spectacle à cause d'un frère indélicat tout en remerciant le ciel de l'entendre dire qu'elle allait quitter Versailles. Elle pensait que c'était inespéré quand Christine, après avoir fait le strict minimum, revint s'asseoir auprès d'elle. Décidément... Elle allait devoir tenir une véritable conversation.

- Baste de tout cela, parlez-moi de vous ! Il y a une éternité que j’ai pas eu la moindre nouvelle. Je suis tellement embarrassée de la façon dont s’est terminé votre séjour chez nous... !
Éléonore lui adressa un petit sourire de commisération, refusant de se laisser déstabiliser par ce qui lui semblait être une attaque frontale. Mais entre les deux événements qui occupaient leurs pensées, elle choisit de faire allusion à celui dont elle n'était pas responsable.
- Vous n'avez pas à vous en vouloir, Christine, répondit-elle, le séjour que j'ai effectué chez vous a été très agréable et je ne regrette aucun instant. Si j'ai pu vous être utile, j'en suis ravie. Tout ce qui importe, c'est votre rétablissement et votre bonne santé actuelle. Je suis navrée de ne pas vous avoir écrit depuis mais j'ai été particulièrement occupée... Vous me voyez prête à vous faire le récit de mes aventures si vous le souhaitez.
La Polonaise songea avec quelque ironie qu'en effet, les années qui avaient suivi son départ de Bauffremont avaient été fort chargées mais qu'elle ne pourrait raconter le quart de ce qu'elle avait vraiment vécu à Christine.
- Mais voyons, c'est vous qui êtes le centre de l'attention de la journée, je serais bien égoïste de ne parler que de moi, poursuivit-elle d'un ton réjoui mais elle fut interrompue par la marquise qui avait adopté un ton plus sombre :
- Que diriez-vous d’aller faire quelques pas dehors ? Je sais que la neige et le froid ne vous font pas peur, et ne puis rester plus longtemps assise ici à avoir l’air réjouie par ce mariage...
Cette confidence-là, Christine l'avait fait à voix basse pour que seule Éléonore puisse l'entendre. La Polonaise acquiesça immédiatement en se relevant. A vrai dire, elle aussi avait envie de bouger et de ne plus se retrouver au sein de ce petit groupe d'hypocrites qui levaient des coupes de champagne pour féliciter une mariée dont il n'avait que faire. Et qui ne s'aperçurent même pas que celle-ci s'échappait. Tout cela lui donnait la nausée. Et elle devait bien cela à Christine après tout.
- Vous partez déjà, chère Éléonore ? s'écria Claude qui les surprit au moment où elles mettaient leurs manteaux de fourrure et qui visiblement passait son temps à aller d'invités en invités dans l'espoir de mettre un peu d'animation.
- Mais non, ne craignez rien, nous allons juste prendre l'air, expliqua Éléonore en s'efforçant de faire disparaître l'irritation dans sa voix, ce qu'elle parvint de justesse en glissant une épaisse écharpe autour de son cou.
- Pas trop de bêtises, n'est-ce pas ? Je vous connais, continua le duc d'un ton faussement sévère.
- Nous envisagions juste une bataille de boules de neige et du patin à glace sur le Grand Canal... Je plaisante, faites-moi confiance, je vais veiller sur elle.
Alors qu’Éléonore allait emboîter le pas à Christine qui avait passé la porte la première, Bauffremont attrapa le bras de la rousse et lui chuchota :
- Vous savez que Christine n'a plus vraiment de figure maternelle. Vous êtes comme une sœur pour elle, vous pouvez lui parler du mariage pour la rassurer, je sais qu'elle le redoute un peu.

Éléonore le toisa mais il avait réellement l'air inquiet pour la petite aussi répondit-elle par l'affirmative non sans souligner intérieurement la cruelle ironie de la tragédie. A elle de donner des conseils pour un mariage ? A elle qui avait causé la mort de ses deux époux ? Elle n'avait simplement aucune idée de comment des unions pouvaient être heureuses, comment elles pouvaient faire naître un respect mutuel entre deux conjoints, mieux encore, comment elles réunissaient deux personnes qui s'aimaient réellement. On ne lui avait qu'imposé deux hommes qui s'étaient montré brutaux et dont elle avait désiré ardemment la disparition. Arrivée dans le parc enneigé du Trianon, elle saisit le bras de Christine pour se promener lentement entre les arbres dénudés et décharnés, gardant tout d'abord le silence.
- Je vous comprends, dit-elle soudain, en gardant les yeux fixés sur une statue d'une fontaine à l'arrêt, celle d'un amour nu comme si elle trouvait passionnant de se demander pourquoi il ne frissonnait pas sous les flocons qui l'avaient recouvert, et je vous plains.
Elle était sincère. Si le danger que représentait Christine allait s'éloigner, à quel prix ! Celui qu'elle ne souhaitait à aucune femme.
- Au moins, il a réputation d'être homme d'honneur et au vu de ses mœurs, peut-être vous laissera-t-il tranquille. J'ai parfois l'impression que c'est la seule chose que les femmes forcées au mariage peuvent souhaiter. Du respect et de la tranquillité. Vous le connaissez mal, peut-être s'avéra-t-il compréhensif et que vous parviendrez à trouver un terrain d'entente. Je n'ai pas eu cette chance mais sans doute, suis-je quelqu'un de trop exigeant.

Les deux jeunes femmes se trouvaient seules car tous les courtisans avaient renoncé à sortir en cette journée de grand froid. C'était le moment ou jamais pour essayer de comprendre ce que Christine pensait d'elle. Éléonore raffermit sa poigne et poursuivit d'une voix qu'elle voulait douce mais qui était légèrement étouffée par son écharpe :
- J'espère que vous me voyez toujours comme une amie ou une confidente. Une grande sœur peut-être qui pourrait vous conseiller ou vous soutenir, et cela même si vous allez devoir partir. Je regrette d'être partie aussi brusquement de votre demeure où vous m'aviez accueillie aussi gentiment. Après ce que j'avais appris, j'aurais peut-être du rester pour vous aider à vous rétablir mais parfois, on fait les mauvais choix et j'ai cru bien faire en m'éloignant pour ne pas vous troubler davantage, vous et votre frère. J'espère que vous ne m'en voulez pas...
Elle avait fui avec lâcheté, craignant par-dessus tout que Christine en vienne à raconter ce qu'elle avait vu et que le doute naisse chez Claude-François et son père. A l'époque, la position de ces derniers étaient beaucoup plus claires et s'ils avaient su qu'ils avaient une espionne dans leurs murs... Une espionne qui avait abusé de leur hospitalité et de leur confiance... Elle avait eu peur des drames et des tragédies. N'en avait-elle pas assez vécues déjà ? Tout cela avait été un vaste échec. Partie trop tôt, elle n'avait rien pu apprendre pour contenter Charles IV et Léopold Ier qui avait fait table rase des promesses qu'il lui avait faites. Quel beau gâchis !
Les deux jeunes femmes continuèrent à cheminer mais c'était la Polonaise qui menait la marche. Son esprit tournait à toute allure pour essayer d'apprendre ce qu'elle voulait, sans mettre pour autant la puce à l'oreille de Christine si celle-ci ne souvenait de rien.
- Tout s'est terminé si tragiquement ! Souffla-t-elle soudain en secouant la tête, comme si elle émergeait de quelques réminiscences douloureuses, j'ai encore peine à croire qu'un espion de Charles IV s'est donné la mort il y a seulement quelques années... Et qu'aujourd'hui, vous épousez le chevalier de Lorraine.
Voilà. Tout ce qui flottait entre elles, cet événement qu'elles avaient fait l'effort de ne pas évoquer alors qu'elles y pensaient toutes les deux, Éléonore venait de le poser clairement. Avec naturel et aplomb. Mais en réalité, elle guettait la réaction de sa compagne. Si rien de suspect ne ressortait de cette conversation, Éléonore pourrait sans doute passer à autre chose, le cœur plus léger. Si Christine semblait se rappeler de ce qu'elle avait vu... Malgré son départ prochain qui promettait qu'elle serait débarrassée d'elle rapidement, il faudrait passer à la vitesse supérieure. Et mettre en œuvre un plan qui lui permettrait d'être enfin sereine avec cette histoire.
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MessageSujet: Re: Chaque jour est une surprise... |Christine|   Chaque jour est une surprise... |Christine| Icon_minitime18.06.13 15:15

Une chose était certaine : Christine aurait bien du mal à pardonner cette sordide surprise à Claude avant un long moment. Ses fiançailles avec le duc de Lorraine, cohérentes avec les choix du duc, elle pouvait les comprendre même si elle lui en voulait profondément de trahir toute leur famille. Mais pourquoi remuer le couteau dans la plaie ? Il savait son sentiment - elle ne s’était pas privé de lui en faire part - sur cette alliance, il savait à quel point elle redoutait ce mariage, fallait-il en plus la forcer à en avoir l’air ravie et à faire étalage d’une joie feinte devant tout un parterre de courtisans, dont certains lui étaient même inconnus, et qui n’étaient là que par intérêt politique ou pour se repaître de cette farce familiale ? Était-ce bien le moment de la remettre face à ses vieux démons en la personne d’Eléonore, qui n’était pas exactement l’amie qu’elle prétendait être - il suffisait pour en être certain de réfléchir un instant au cadeau qu’elle avait offert à la marquise - ou que Claude imaginait être ? Christine ne savait même plus pour quelle raison il méritait le plus sa colère. Elle savait qu’il voulait et pensait bien faire, qu’il n’était pas totalement à l’aise avec les derniers évènements, et ne faisait qu’essayer de rendre les choses plus faciles à accepter. Il s’inquiétait pour elle, la jeune femme le sentait. Elle savait que s’il retardait son départ, ce n’était pas pour régler les dernières affaires qu’il prétendait avoir à régler, mais pour la surveiller. Depuis qu’il lui avait annoncé ses fiançailles, il était toujours là, quelque part, comme s’il craignait à tout instant que les effets de la nouvelle se fassent sentir. Ce qu’il redoutait c’était une crise, quelle qu’elle soit, et peut-être même pire qu’une simple crise. Il veillait sur elle, pour la protéger comme pour s’assurer que rien ne viendrait contrarier ses plans et dans les regards qu’il posait sur elle, Christine sentait parfois peser, en plus de la commisération, les mêmes amertumes qui avaient déjà hanté ceux de son père. Sous ces regards, elle se sentait redevenir un fardeau - mais un fardeau dont cette fois, on se débarrassait aux mains d’un autre homme et de ses compatriotes, qui n’étaient ni plus ni moins que les responsables du mal qui la rongeait. C’était à se demander si Claude avait réellement plus confiance en sa soeur que leur père, assez pour la marier, ou s’il avait simplement trouvé un meilleur moyen que le précédent duc pour mettre fin aux inquiétudes qu’elle pouvait causer. Car après tout, une fois qu’elle serait devenue la femme de Lorraine, peu importait ce qui se passait, n’est-ce pas ? Seulement jusque là, il devait la protéger, veiller à ce qu’elle ne fasse pas la moindre bêtise. Et pour cela, donner aux évènements l’apparence d’une fête.

Heureusement, Christine n’était pas seule à cet instant, aussi ne put-elle s’enfoncer plus avant dans ces sombres réflexions, malgré les souvenirs et les fantômes qu’Eléonore traînait avec elle, et qu’elle ne se priva pas de rappeler alors que la jeune fiancée s’était rapprochée d’elle, bien décidée à mettre fin aux doutes qui la hantaient.
« Vous n'avez pas à vous en vouloir, Christine, le séjour que j'ai effectué chez vous a été très agréable et je ne regrette aucun instant. Si j'ai pu vous être utile, j'en suis ravie. Tout ce qui importe, c'est votre rétablissement et votre bonne santé actuelle. Je suis navrée de ne pas vous avoir écrit depuis mais j'ai été particulièrement occupée... Vous me voyez prête à vous faire le récit de mes aventures si vous le souhaitez. »
La marquise esquissa un sourire amer devant cette petite tirade, qui montrait bien dans quelle partie d’échec elles s’étaient lancées. L’évènement qu’Eléonore venait d’évoquait n’était évidemment pas celui dont voulait parler Christine, et celle-ci ne put s’empêcher de se demander s’il était naturel que son « amie » ne se sente pas concernée par la disparition du domestique de son père, ou si elle évitait le sujet à dessein. De tout coeur, elle souhaitait se faire des idées, même si cela signifiait qu’elle avait été victime d’hallucinations. Mais ses soupçons étaient trop importants, et maintenant que Claude avait redonné leur force à ces souvenirs en lui imposant la présence de la Polonaise, elle se devait à elle-même d’en avoir le coeur net. Cependant ni son frère ni qui que ce soit d’autre n’avait à entendre cette conversation, c’est pourquoi elle proposa à la rousse de sortir, tout en songeant qu’en pour ne rien gâcher, elle serait toujours mieux dehors qu’entourée de ces vipères de la cour. Elle ne put s’empêcher de leur jeter un regard mauvais, brillant d’une sourde colère. Tous la voyaient comme ce qu’elle était aux yeux de son frère : un pion à placer sur l’échiquier politique de ces temps de guerre. Et que pourrait trouver à y redire cette petite silhouette pâle et frêle et qu’on pouvait presque, à la voir si fragile au milieu de cette sordide assemblée, comparer à l’une de ces douces colombes incapables d’un mot plus haut que l’autre ? Craignez la colère de la colombe, songea Christine avec amertume, tout en s’enveloppant dans un épais manteau de fourrure. Un jour, elle ferait regretter à Claude et tous ses amis hypocrites la malaise qui s’était emparé d’elle aujourd’hui. Du moins c’est ce qu’elle se plaisait à penser, parfois, lorsque son impuissance ne lui laissait pas d’autre choix.

Les deux amies - car c’est bien ce qu’elles paraissaient - s’apprêtaient à sortir et Christine avait déjà passé la porte de ses appartements envahis quand son frère rattrapa Eléonore pour lui glisser quelques mots à l’oreille. La jeune marquise les dévisagea un instant, l’oeil suspicieux mais se garda du moindre commentaire et tourna les talons. Elle avait déjà presque atteint les portes du Trianon quand la Polonaise la rejoignit, et lui saisit le bras. Elles firent ainsi quelques pas silencieux dans le parc recouvert d’une épaisse couche de neige.
« Je vous comprends, lança soudain Eléonore, et je vous plains. »
Christine esquissa une moue amère. Elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’avait vécu Eléonore, mais pouvait-elle réellement la comprendre ? Elle ne haïssait rien ni personne comme elle le faisait de tout ce qui touchait de près ou de loin à la Lorraine. Elle ne comprenait pas l’attitude de Claude. Comment pouvait-il prendre leur parti, et la forcer à devenir l’épouse de l’un d’entre eux ? Avait-il oublié les cavaliers, la clairière, le corps tout sanglant de leur frère, le jours d’agonie qui avaient suivi ? Pouvait-il s’être débarrassé de ce souvenir qui ne cessait de la hanter et la donner à l’un de ces hommes comme une dame de Châteauroux en son temps avait dû épouser le fils du bourreau de son père ? Christine secoua brusquement la tête à ces pensées qui lui laissèrent la gorge serrée, et leva les yeux devant elle, comme si elle trouvait soudain un intérêt profond à deviner ce que les flocons lui dissimulaient au loin. Elle se souvint de ce qu’elle cherchait en s’imposant la compagnie d’Eléonore et les souvenirs qu’elle remuait et se força à la remercier vaguement de sa compassion.
« Au moins, il a réputation d'être homme d'honneur et au vu de ses mœurs, peut-être vous laissera-t-il tranquille. J'ai parfois l'impression que c'est la seule chose que les femmes forcées au mariage peuvent souhaiter. Du respect et de la tranquillité. Vous le connaissez mal, peut-être s'avéra-t-il compréhensif et que vous parviendrez à trouver un terrain d'entente. Je n'ai pas eu cette chance mais sans doute, suis-je quelqu'un de trop exigeant.
- Nous verrons, répondit la marquise, un peu sèchement. »
Elle ne lui confia pas qu’ils se détestaient déjà cordialement, et qu’elle se voyait très mal faire la paix avec le chevalier de Lorraine. Elle ne voulait pas donner d’autres raisons à sa compagne de la prendre en pitié.

« J'espère que vous me voyez toujours comme une amie ou une confidente, reprit celle-ci après un court silence. Une grande sœur peut-être qui pourrait vous conseiller ou vous soutenir, et cela même si vous allez devoir partir. Je regrette d'être partie aussi brusquement de votre demeure où vous m'aviez accueillie aussi gentiment. Après ce que j'avais appris, j'aurais peut-être du rester pour vous aider à vous rétablir mais parfois, on fait les mauvais choix et j'ai cru bien faire en m'éloignant pour ne pas vous troubler davantage, vous et votre frère. J'espère que vous ne m'en voulez pas... »
Christine se crispa, ne sachant comment répondre, et lui lança un regard plus perçant qu’elle ne l’aurait voulu. Elle ne pouvait s’en vouloir qu’à elle-même : elle avait cherché la confrontation en lui proposant cette sortie, mais fallait-il qu’Eléonore s’attache à retourner le couteau dans la plaie ?
« Je comprends, toute cette histoire a pu vous effrayer, qui sait ce qui aurait pu se produire après ça ? répondit Christine, à dessein. J’en suis navrée, nous vous aurions volontiers gardés un peu plus longtemps, vous et Gabriel.
- Tout s'est terminé si tragiquement ! J’ai encore peine à croire qu'un espion de Charles IV s'est donné la mort il y a seulement quelques années... Et qu'aujourd'hui, vous épousez le chevalier de Lorraine.
- Qui l’aurait cru... Pauvre homme, personne n’a jamais compris ce qui s’était passé. Il était si fidèle à mon père... Les rumeurs les plus folles ont couru dans le château, après sa mort. Mon père s’est convaincu qu’il avait été manipulé ou payé par le duc, et que cela lui aura coûté la vie. Voilà qui n’aurait étonné personne de la part du duc : à l’oeuvre, on reconnaît l’artisan. »
À nouveau, elle se tourna vers Eléonore, et si son regard restait songeur, elle n’en guetta pas moins la moindre de ses réactions. Une fois encore, la vision de cette même silhouette rousse, un chandelier à la main, devant le corps du domestique vint danser devant ses yeux. Une vision si claire, si elle la comparait aux images qu’elle gardait de ses autres cauchemars éveillés - et au reste de la nuit. Elle se rappelait simplement avoir couru à la chambre de Claude, le reste n’était que lambeaux.
« Je garde un souvenir... étrange de cette nuit. »

Sa voix n’avait été qu’un souffle, mais un souffle bien assez audible pour toutes deux. Christine se dégagea de la poigne d’Eléonore qui la tenait toujours pour croiser bras devant sa poitrine, dans un mouvement qui pouvait passer pour naturel. Une moue crispée était apparue sur ses lèvres, mais en dépit de ce que son attitude voulait laisser paraître, elle avait parfaitement conscience de ce qu’elle faisait, et son regard ne mentait pas sur ce point.
« Il y a des évènements pour lesquels on se souvient, ou crois se souvenir, parfaitement de ce que l’on faisait lorsqu’ils se sont produits... Vous souvenez-vous de cette nuit ? »
Quiconque aurait surpris leur conversation l’aurait sans doute jugée bien morbide, et Christine elle-même ne prenait aucun plaisir à ressasser ces souvenirs. Mais elle devait savoir, et même si Eléonore ne confirmerait sans doute jamais ses soupçons s’ils avaient lieu d’être, elle espérait qu’une réaction, un geste non retenu la fixerait. Que ferait-elle alors ? Rien, sans doute. Son père était mort, Claude avait choisi son camp... Pourrait-elle  le dissuader de cette alliance en lui prouvant qu’une espionne leur avait été envoyés - et pas n’importe quelle espionne, Eléonore elle-même ? Elle en doutait. Il blâmerait son imagination, lui conseillerait de prendre du repos, et ne voudrait plus en parler. À quoi bon savoir, alors, songea la jeune femme qui s’était remise à se tordre les mains.
« Pardonnez-moi, je suis d’humeur bien sombre, et ma conversation l’est aussi, lâcha-t-elle, dans un moment de découragement. Qui peut avoir envie d’évoquer de tels souvenirs ? »
Elle esquissa un sourire plein d’amertume et se remit en marche. Définitivement, elle se serait bien passée des surprises de son frère.
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MessageSujet: Re: Chaque jour est une surprise... |Christine|   Chaque jour est une surprise... |Christine| Icon_minitime25.07.13 21:13

Plus les deux jeunes femmes, après avoir fui les festivités en l'honneur des fiançailles de l'une d'entre elles, avançaient dans les jardins du Trianon, plus Éléonore Sobieska était frappée par l'ironie de la situation. Son ironie certes, mais aussi son indiscutable cruauté qui faisait d'elle la figure maternelle toute désignée pour conseiller une jeune demoiselle qu'elle craignait plus que n'importe qui. Encore une fois, la Polonaise se demanda ce qui était passé dans l'esprit de Claude de Bauffremont. Comment avait-il pu oublier tout ce que le duc de Lorraine leur avait imposé, tout ce que son propre père avait souffert à lui tenir tête ? Ce même duc de Lorraine qui avait été le responsable d'un des épisodes les plus sombres de l'existence d’Éléonore, qui avait fait d'elle, indirectement, une meurtrière et qui avait tâché ses mains du sang d'une innocente victime pour finalement la renvoyer sans rien lui offrir en retour, malgré toutes ses promesses. Que croyait donc Claude en invitant l'assassin jusque dans les appartements du Trianon de sa sœur, était-il assez naïf pour songer que la Polonaise, exilée pour avoir comploté contre son roi, responsable du décès de ses deux époux, allait rassurer Christine, lui permettre de s'engager de meilleure volonté dans un mariage détestable, forcément malheureux ? Bien plus, il avait demandé à Éléonore d'être une grande sœur ouverte et compréhensive alors que la suite des événements allait prouver que ce passé que la jeune femme avait souhaité voir disparaître à jamais, au même titre de Gabriel qu'elle avait perdu de vue et auquel elle se prenait à penser parfois, ce passé n'avait jamais été oublié par aucun de ceux qui l'avaient subi. Était-ce là un nouveau piège de la part du roi du Danemark ? Derrière la mission suicidaire de se débarrasser d'Ulrich de Sola, Frédéric se plaisait-il à l'enfoncer toujours plus, à lui imposer des épreuves qui ne pourraient se terminer qu'avec sa mort ? Un instant, Éléonore le pensa si fort qu'elle interrompit sa marche sans but et qu'elle se statufia, pâle comme ces statues de marbre qui ornaient les jardins, sans posséder pour autant leurs airs joyeux et souriants tant ses traits s'étaient crispés. Mais elle fut rassérénée en se persuadant qu'il ne pouvait rien lui arriver : qu'est-ce que Christine pouvait-elle bien faire contre elle ? Qui la croirait ? Mais bien plus, croyait-elle elle-même à ce qu'elle avait vu ou pensait-elle toujours avoir été victime d'une hallucination due à son état de faiblesse ? Éléonore frissonna en se remémorant ce terrible face à face dont elle connaissait chaque détail, ce court instant où haletante parce qu'elle venait de frapper le serviteur du duc, elle avait levé les yeux et croisé le regard bleu de Christine posé sur elle. Ces yeux bleus n'étaient pas seulement effrayés, ils étaient hagards et Éléonore, pendant toutes ces années, s'était raccrochée à cette lueur qui lui avait permis d'échapper à son châtiment, cette flamme de folie qui brillait en Christine jusqu'à la dévorer entièrement et lui faire accomplir des actes impardonnables. Retrouvant petit à petit sa capacité de mouvement alors que la neige qui commençait à tomber plus dru dissimulait les traits de son visage, Éléonore résolut de ne pas repartir sans en avoir le cœur net.

Après quelques mots sur le mariage en lui-même – que l'on célébrait toujours au Trianon sans s'être aperçu que la principale concernée avait pris la fuite ce qui n'était guère convenable mais c'était là quelque chose dont Éléonore n'avait que faire – et auxquels Christine ne paraissait guère sensible, la Polonaise, faisant fi de sa pitié pour une femme mal fiancée, se résolut à évoquer elle-même ce qu'elle désignait sous le terme d'incident, guettant, non sans inquiétude, bien dissimulée, la réaction que ne manquerait pas d'avoir la jeune marquise. Tout se jouait en cet instant où les yeux d'un bleu foncé étudièrent chacun des traits de la jeune femme blonde. Il aurait suffi d'une mimique d'incompréhension de Christine pour qu’Éléonore puisse laisser tomber l'affaire et reprendre cette promenade sans davantage d'arrière-pensées mais au lieu de cela, la demoiselle blonde se crispa, ses poings se serrèrent une fraction de seconde et, gardant le silence, elle lança à son interlocutrice un regard perçant qui fit s'emballer le cœur de la Polonaise.
-  Je comprends, toute cette histoire a pu vous effrayer, qui sait ce qui aurait pu se produire après ça ? Répondit finalement Christine, d'un ton qu’Éléonore trouva acerbe, j’en suis navrée, nous vous aurions volontiers gardés un peu plus longtemps, vous et Gabriel.
La jeune femme rousse haussa un sourcil en songeant qu'en effet, elle avait été effrayée mais pas pour les raisons que supposait la demoiselle blonde mais elle préféra ne faire aucune remarque et insista sur l'ironie de leur situation actuelle, afin de continuer à la faire parler librement.
- Qui l’aurait cru... Pauvre homme, personne n’a jamais compris ce qui s’était passé. Il était si fidèle à mon père... Les rumeurs les plus folles ont couru dans le château, après sa mort. Mon père s’est convaincu qu’il avait été manipulé ou payé par le duc, et que cela lui aura coûté la vie. Voilà qui n’aurait étonné personne de la part du duc : à l’œuvre, on reconnaît l’artisan.
- Je n'ai pas grande estime pour le duc de Lorraine, moi non plus, se contenta de répondre Éléonore qui se méfiait du ton employé par son interlocutrice, tout comme ce conditionnel final qui ne lui disait rien de bon.
Et en effet, Christine ne manifestait pas l'intention d'en rester là. Elle interrompit la marche à son tour et si la situation n'avait pas été aussi abominable, Éléonore aurait sans doute pu penser qu'il s'agissait là d'une scène bien douce et tranquille que de voir ce visage angélique recevoir les flocons, c'était ce que devaient penser ceux qui pouvaient les voir de leurs fenêtres. Mais les apparences étaient bien loin de la réalité et ce qui se jouait là n'avait rien de bucolique. Il suffisait pour cela de voir l'expression qu'arborait la marquise, cet air songeur qui rappelait à Éléonore à quel point les songes en question pouvaient être mortifères et qui l'inquiéta. Du reste, le rapport de force semblait s'être inversé : Christine s'était dégagée de la poigne de son « amie » pour croiser les bras sur sa poitrine, dans une attitude qu’Éléonore trouva inquisitrice et c'était désormais son propre regard qui scrutait la Polonaise. Mais sa voix faible démentit l'apparente fermeté dont elle faisait preuve :
- Je garde un souvenir... étrange de cette nuit.

Le couperet était tombé avec d'autant plus de violence qu’Éléonore s'en était doutée mais qu'elle avait souhaité de tout cœur être épargnée, non pas tant pour elle que pour la guerre qu'il venait de sceller et qui ferait bien des victimes. Un souffle qui balaya toute la tranquillité de l'après-midi, son apparente frivolité. La Polonaise s'efforça de garder un air neutre mais elle ne put s'empêcher de voir flétrir son sourire jusque-là bienveillant et de froncer les sourcils.
- Il y a des événements pour lesquels on se souvient, ou croit se souvenir, parfaitement de ce que l’on faisait lorsqu’ils se sont produits... Vous souvenez-vous de cette nuit ?
Un instant, Éléonore se prit à penser que Christine n'était pas cette jeune femme perdue et sans repères qu'elle avait toujours pensé trouver face à elle. Cette voix était résolue et elle mettait le doigt sur ce qui troublait la Polonaise depuis le début de la conversation. Cette dernière plongea son regard dans le sien et fut surprise d'y retrouver non de la peur ou de l'incertitude mais une force de volonté qu'elle ne lui connaissait pas. La marquise de Listenois était-elle donc plus dangereuse qu'elle ne le laissait penser au premier abord ? Illustrait-elle donc cette maxime qu'affectionnait tout particulièrement Éléonore : « je plie mais ne romps pas ? ». Cette faiblesse n'était-elle qu'apparente pour mieux voir la jeune femme rousse se débattre dans un piège qu'elle aurait tissé ? Face à cette situation qui se répétait depuis des années désormais, la Polonaise eut une réaction instinctive. Elle recula d'un pas et contracta douloureusement la mâchoire. Le silence ne dura que quelques secondes pendant lesquelles elles se jaugèrent du regard, bien plus durement que toute cette Inquisition qui avait chassé les protestants en Angleterre sous le règne de Mary la Sanglante, jusqu'à ce que la Polonaise ne lâche un petit rire sans joie qui ne détendit en aucun cas l'atmosphère :
- Je serais bien en peine de me souvenir de quoi que ce soit même si je le voulais, j'étais dans ma chambre en train de dormir lorsque le drame s'est produit, affirma-t-elle avec aplomb, mais en effet, je ne pourrais jamais oublier le branle-bas de combat que tout cela a déclenché ainsi que la colère et la déception de votre père.
Qu'espérait donc Christine à remuer le couteau dans la plaie des années plus tard ce qui contribuait à angoisser encore davantage Éléonore et donc la pousser à des extrémités auxquelles elle n'avait pu se résoudre face à celle qu'elle avait toujours considéré comme une amie ? Peut-être voulait-elle des aveux ou des preuves qui lui auraient permis de faire face à son frère et de lui jeter sous les yeux à quel point cette alliance avec la Lorraine était inique. Mais même si ce n'était que par volonté de confirmer qu'elle n'avait pas halluciné, Éléonore savait bien qu'un secret partagé est toujours doublement dangereux et elle n'avait pas l'intention d'être la proie de Christine.
- Pardonnez-moi, je suis d’humeur bien sombre, et ma conversation l’est aussi, continua Christine, ramenant Éléonore à la réalité, tout en se remettant en marche, qui peut avoir envie d’évoquer de tels souvenirs ?

Pour la première fois depuis le début de la conversation, la jeune femme rousse se méprit entièrement sur les intentions de la marquise. La sourde angoisse qui pesait sur son cœur lui avait empêché de constater que c'était désormais une forme de résignation qu'on pouvait lire en Christine. A vrai dire, ses facultés restèrent un instant paralysées, le temps qu'elle se demande comment elle allait réagir à la fois pour éloigner le danger que représentait la jeune femme sans lui mettre la puce à l'oreille. Éléonore Sobieska avait peur, peur d'être contrainte de fuir une nouvelle fois, de devoir faire face à des juges pour un crime qu'elle avait réellement commis et dont elle n'était pas fière car pour ce cas précis, elle n'avait aucune circonstance atténuante, elle qui s'était introduite chez les Bauffremont pour espionner. Et comme toujours, la peur abolissait les barrières que l'on s'était fixé, les scrupules que l'on aurait pu avoir, surtout lorsqu'il s'agissait d'une peur égoïste. Il n'avait fallu à la Polonaise qu'un court temps pour se reprendre et elle se précipita dans la neige pour rejoindre Christine et lui reprendre le bras, d'un geste sûr et décidé qui ne souffrait aucune contestation. Elle se devait de reprendre la main sur la discussion
- Vous êtes toute pardonnée, répliqua-t-elle avec un temps de retard, qui n'en ferait pas autant au moment de ses fiançailles avec un homme qui a jusque-là été un ennemi et dont la famille aura causé tant de souffrance dans sa vie ?
L'attaque était frontale mais Éléonore avait parlé d'un ton badin qui contrastait violemment avec ce qu'on avait échangé jusqu'à présent, comme si elle n'avait pas volontairement eu l'intention de la blesser alors que c'était bel et bien le cas. Un court instant, en épiant du coin de l’œil le doux visage de son interlocutrice, sa pâleur, ses traits qu'elle avait vu s'animer lors de leurs jeux des années auparavant, elle eut un regret. Mais bien vite, celui-ci s'effaça et elle oublia qu'elle avait sauvé la vie de Christine et que celle-ci était aussi innocente que ce domestique qu'elle avait frappé cette nuit-là. Éléonore avait un avantage sur la jeune femme : elle connaissait sa faiblesse et elle avait bien l'intention de l'exploiter. Quitte à enfoncer encore et toujours plus la demoiselle dans ses hallucinations et contribuer à lui faire perdre ses repères. Il fallait que ses souvenirs finissent par s'évaporer, par devenir encore plus irréels que ces ombres chinoises inventées par ce monsieur Séraphin.
- Mais vous avez raison sur un point, Christine, croyez-moi, continua Éléonore en l'entraînant sans en avoir l'air vers le Trianon, il vaut mieux que tout cela soit oublié dans le tréfonds de nos mémoires. L'évoquer ne contribue qu'à rendre cette union encore plus compliquée. Vous allez soutenir désormais le duc de Lorraine et l'empereur Léopold, plus vite vous pourrez effacer le passé, mieux cela sera. Je ne sais ce que vous pensez avoir vu cette nuit-là mais vous n'étiez pas dans votre état normal et en plus de vous blesser vous-même, vous blessez également ceux qui vous aiment, votre frère qui s'inquiète pour vous. Et vous ne trouverez pas toujours une main secourable sur votre chemin...

Il était désormais grand temps de rentrer, Éléonore avait entendu ce qu'elle craignait d'entendre et elle ne souhaitait pas prolonger davantage ce tête à tête gênant. Aussi, elle conduisit Christine jusqu'à l'intérieur du château pour retrouver les appartements qu'elles avaient quittés quelques temps auparavant et dans lesquels régnait toujours la même atmosphère comme si tous ceux qui se trouvaient là se rendaient compte à quel point tout ceci était déplacé. Seul le visage inquiet de Claude se retourna vers elles et Éléonore le rassura d'un signe de tête. En soit, elle avait fini par accomplir ce qu'il lui avait demandé, elle avait encouragé Christine, tout en sachant que ce n'était pas ce que cette dernière voulait entendre. Avant de rejoindre les autres invités, dans le but de demander congé, la Polonaise se retourna vers la marquise et lui souffla les mots qui allaient sceller leur destin :
- Je suis en tout ravie de vous avoir revue, Christine, cela faisait si longtemps ! Et dire que c'est pour nous quitter si vite ! Je ne sais si je pourrais vous envoyer des nouvelles de Versailles mais de toute façon, vous allez sans nul doute nous faire vos adieux. Je suis persuadée que vous serez une excellente épouse et une bonne mère quoi que vous en pensiez.
Derrière ces paroles gentilles, c'était là le sifflement mauvais de la vipère qui cherchait encore et toujours à étouffer son adversaire. Mais Éléonore Sobieska se contenta d'adresser un charmant sourire à Christine avant de lui serrer la main et de s'éloigner. Elle venait là de frapper un premier grand coup et avec un peu de chance, la jeune demoiselle ne serait jamais une menace plus sérieuse que cela. Sinon... Sinon, elle ne montrerait aucune hésitation.
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