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 La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain]

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MessageSujet: La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain]   La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain] Icon_minitime09.09.12 14:38

La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain] 120909025241243880


« Monsieur le baron ? Monsieur le barooooooon ? Votre cheval est prêt ! »

Les poings sur les hanches, Mathilde jetait des regards perplexes autour d’elle. Avec sa physionomie généreuse, son tablier blanc et son fichu cachant ses cheveux gris sur la tête, elle était le portrait-type de la bonne servante dont l’unique but dans la vie était de servir au mieux la famille dans laquelle elle avait passé pratiquement toutes ses années de service ; la servante modèle qui s’est occupée des parents et a vu grandir les enfants, voire s’en est occupée elle-même comme une véritable mère, les grondant, les consolant, les encourageant, les réprimandant quand nécessaire. Mais Mathilde n’était pas qu’un portrait-type : elle correspondait exactement à cette description qui avait été sa réalité durant plus de vingt ans, depuis qu’elle était entrée au service des Anglarez du temps où Jehan d’Anglerays lui-même n’avait encore que vingt-deux ans. Jehan n’était maintenant plus là, mais il restait son fils, qui atteignait maintenant sensiblement le même âge… Et restait absolument intoruvable.

« Pardious, mais où est-il encore passé, ce gredin ? » marmonna-t-elle en plissant les yeux sous le soleil accablant du sud.
« Lève donc un peu la tête ma bonne Mathilde, au lieu de m’appeler par tous les noms ! »

Mathilde se retourna et leva la tête vers le balcon au-dessus de sa tête. Assis à califourchon sur la rambarde, l’œil goguenard et le sourire aux lèvres, le jeune Ferdinand avait l’air tout à fait à son aise, arrachant un soupir exaspéré à sa servante, qui lui ordonna aussitôt de descendre. Incapable de réprimer un éclat de rire, Ferdinand passa sa deuxième jambe au-dessus du vide et, s’agrippant aux barres de bois qui constituaient la balustrade, se laissa glisser jusqu’à n’être plus suspendu que par les mains et enfin, se laissa tout bonnement tomber à terre. Il atterrit sur ses deux pieds et fit volte-face, bras écartés comme l’acrobate qui vient de réussir son tour, s’attendant probablement à recevoir quelque chose comme des applaudissements. Curieusement, il ne récolta qu’un regard réprobateur, mais loin de le démonter, ce constat ne fit qu’agrandir son sourire réjoui.

« Vous auriez eu l’air malin si vous vous étiez foulé la cheville alors que vous devez aller à Saint-Germain, mon petit monsieur ! » le gronda-t-elle.
« Bah, cela m’aurait fait une excellente excuse pour ne pas m’y rendre. Je doute que le roi se rappelle seulement de l’existence d’une famille Anglarez dans son royaume. »
« Après tout ce que votre grand-père a fait pour ses aïeux ? »
« Les grands ont la mémoire sélective, ma chère Mathilde. Mais tu as raison, j’irai, je verrai, et s’il n’y a rien à vaincre, au moins j’aurai enfin eu le plaisir de voyager un peu. En route donc ! »

Alors qu’il finissait lui-même de seller son cheval et grimpait dessus en un bond, Mathilde regardait d’un œil ému cette espèce d’olibrius dont elle s’était occupée pendant plus de vingt ans. Elle l’avait connu tout gamin alors même qu’il ne savait pas marcher, et le voilà déjà devenu un homme. Encore jeune, certes, mais un homme tout de même. Un homme qui se rendait pour la première fois à la cour royale. Mathilde au fond ne s’inquiétait guère pour lui : il ne payait certes pas de mine, avec sa haute taille accentuée par une maigreur un peu trop prononcée pour son âge, mais il avait pour lui sa débrouillardise, sa gouaille, le charme indéniable que lui conférait sa perpétuelle bonne humeur, et sa manie de n’écouter que lui, souvent à raison. Ferdinand était de ces jeunes gens impétueux du sud, dont le cœur et le sang brûle aussi fort que le soleil de Gascogne et pour qui la vie n’est qu’une longue suite d’aventures se devant d’être plus corsées les unes que les autres. Il ne supportait pas l’ennui ni l’inaction et ce premier long voyage loin du manoir familial était l’opportunité qu’il avait attendue pour ainsi dire toute sa vie. A lui les longues chevauchées, les rencontres extraordinaires, les demoiselles en détresse, les duels pour l’honneur et les piques où même les mots frappaient d’estoc et de taille ! A lui les brigands à mettre en déroute, les trésors à découvrir, les injustices à réparer ! Du haut de ses vingt-et-un ans, le jeune baron était prêt à en découdre avec la vie et ne s’imaginait même pas à quel point ses vœux seraient exaucés.

Quelques minutes plus tard, il atteignait au galop les limites de son domaine de la Roche-Chicot et arrêtait son cheval pour se retourner une dernière fois et contempler la masure qu’il abandonnait derrière lui. Sans réel regret, au vu de tout ce qui l’attendait à l’horizon ! Point de mélancolie pour le jeune gascon : de l’impatience, rien que de l’impatience ! C’est donc sans le moindre pincement au cœur qu’il laissa derrière lui le théâtre de sa jeunesse et talonna son cheval pour repartir à l’assaut, avide de découvertes, et prêt à s’y brûler les ailes s’il le fallait.

Lancé au triple galop, Ferdinand remonta la France en passant par Loches, Amboise et non loin de Châteaudun et Chartres, en s’arrêtant le moins possible, trop impatient d’arriver à destination. Il n’éprouvait pas d’attrait particulier pour la cour ou la vie de château mais il était curieux, comme toujours, de découvrir ce qu’il ne connaissait pas encore, partant du principe que toute expérience était bonne à prendre. Et puis qui sait, il pourrait peut-être se rendre utile pour le roi, rejoindre son armée, les mousquetaires peut-être même ? En tant que fils unique de la famille, il avait naturellement été formé au métier des armes, ce qui correspondait à son tempérament combatif et remuant. Et les mousquetaires étaient en grande majorité des gascons ; serait-ce là qu’il finirait par trouver sa vocation ? L’idée n’était pas sans lui déplaire, mais apparemment quelqu’un là-haut en avait décidé autrement… Même s’il ne le saurait que dans quelques temps.
Il lui fallut un peu plus de trois jours pour arriver à Saint-Germain. Il loua une chambre dans la ville même, préférant rester au plus près de la cour avant de rejoindre son pied-à-terre parisien, et n’attendit pas plus avant d’aller s’y présenter. Si tout allait bien, une audience serait prévue où il rencontrerait, devant le reste de la cour, le jeune roi Louis XIV et sa mère, depuis peu l’ex-régente Anne d’Autriche. Une rencontre décisive, mais pas encore capitale pour celui qui, d’ici quelques courtes années, serait amené à devenir le fou du roi et un de ses espions les plus acharnés. Ce temps-là n’était pas encore venu, aussi le laissons-nous de côté ; Ferdinand n’était encore qu’un jeune homme comme les autres avec peut-être juste un peu plus de détermination, d’anti-conformisme et d’humour…

Il venait d’entrer dans le château de Saint-Germain et avait rendu visite à une vieille connaissance de sa famille, avant de repartir pour aller à la découverte de ce nouveau monde qu’il voulait connaître un minimum de l’intérieur avant de passer aux choses sérieuses. Il était au beau milieu de son exploration lorsqu’au détour d’un couloir il passa devant des appartements privés et remarqua une porte entr’ouverte. Ferdinand n’avait pas encore l’habitude de la cour ; mais la logique lui dictait que des appartements privés dans l’aile réservée aux personnages les plus importants ne devaient pas avoir de porte ouverte au passage de tous… Curieux, il tendit l’oreille et n’entendit aucune voix. Il ne devait donc pas y avoir de salon ni de réunion. Bizarre. En écoutant un peu plus attentivement, il crut distinguer quelques bruits, comme si l’on déplaçait des objets. Un voleur ? Poussant légèrement la porte, il put jeter un œil à l’intérieur. Accroupie sur le sol, le dos tourné vers lui, une jeune fille aux cheveux roux semblait trier ce qu’elle trouvait dans une boîte. Un soupir désabusé lui indiqua qu’elle ne semblait pas trouver son bonheur, et un regard aux aguets à l’entente d’un bruit suspect lui indiqua qu’elle n’avait peut-être pas tout à fait sa place dans ces appartements… Flairant là quelque chose d’intéressant, il poussa tout à fait la porte et l’ouvrit en grand avant de croiser les bras et s’appuyer contre l’encadrement de la porte.

« Mordious ! Les chapardeurs ont une apparence bien étrange ici ; et bien plus agréable que chez moi où ils ressemblent plutôt à des truands. » s’exclama-t-il d’un ton joyeux, provoquant un sursaut de surprise chez la jeune femme qui se retourna en se redressant d’un seul coup. Il fut aussitôt frappé par la jeunesse de ses traits –elle ne devait avoir guère plus de dix-huit ans- et sa tenue, pas celle d’une duchesse mais certainement pas d’une gueuse non plus… Un joli mystère qui s’offrait à cet amoureux des aventures inhabituelles. Entrant dans les appartements comme s’il était chez lui, il ôta ses gants en regardant autour de lui d’un air très curieux.

« Ventre-de-biche, j’ignore chez qui nous sommes mais je comprends que vous ayez opté pour ce coffre aux trésors... Alors dites-moi, qu’est-ce qui vous intéresse ? Bijoux, tableaux, courrier confidentiel ? Non, oubliez les tableaux, c’est trop encombrant… Les bijoux me semblent plus rentables. Etrange endroit que cette cour où l’on entre chez les uns et les autres comme dans un moulin tout de même… D’ailleurs, êtes-vous voleuse professionnelle ou seulement à l’occasion ? Que je sache si je dois aussi attendre une charmante visite comme celle-ci, un si charmant minois donnerait presque envie de se faire cambrioler ! »

Loin de manifester l’intention d’aller la dénoncer aux gardes, Ferdinand avait plutôt envie d’en savoir plus sur cette drôle de jeune fille et ses motivations. Les aventures commençaient enfin !

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MessageSujet: Re: La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain]   La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain] Icon_minitime26.09.12 19:23

- Mademoiselle Sobieska ? Mademoiselle ? Mais où se cache donc cette diablesse ?

Un sourire moqueur éclaira les traits d'une jeune fille rousse qui se coulait dans un couloir de service et s'apprêtait à filer sans demander son reste et sans attendre qu'il ne vienne à l'idée à toutes ces ennuyeuses de la chercher du côté des domestiques. Mais avant de pouvoir quitter réellement les lieux, elle tomba nez à nez une servante occupée à transporter le plateau couvert de victuailles demandé expressément par Éléonore du Portugal, depuis les cuisines jusqu'au salon de réception où l'assommante duchesse douairière de Richmond entendait mener la conversation une bonne partie de l'après-midi. Raison pour laquelle Éléonore Sobieska avait pris la décision de fuir. Profitant d'un moment d'inattention de son homonyme portugaise qui détournait les yeux pour vanter la beauté d'une sculpture bien quelconque à ses invitées du jour (un énième sage antique dont les écrits avaient servi de berceuses à des générations d'hommes de lettres sans nul doute), la jeune demoiselle rousse avait pris la poudre d'escampette. Elle avait beau avoir près de dix-sept ans (elle ignorait la date de sa naissance ce qui ne lui permettait pas de calculer son âge avec précision), elle se comportait toujours comme la gamine inconsciente (et exaspérante, il fallait l'avouer) qui avait grandi en toute liberté dans les contrées de l'est. Elle ne pouvait supporter l'idée même de rester assise pendant des heures à s'extasier sur des horreurs parce qu'il était de bon ton de les aimer, des amusements beaucoup plus palpitants l'attendaient dehors. Encore fallait-il parvenir à s'échapper, cette volumineuse servante était un obstacle non négligeable. En distinguant la silhouette longiligne de la demoiselle, celle-ci eut un moment de recul puis écarquilla les yeux. Les deux femmes restèrent immobiles quelques secondes, se jaugeant du regard, la domestique cherchant visiblement à comprendre pourquoi une fille de bonne famille se trouvait là. Dans la pièce de réception, la voix d’Éléonore du Portugal continuait à appeler celle qu'elle nommait encore à ce moment-là avec plaisir sa « petite protégée », appellation qu'elle devait abandonner à jamais à peine quelques heures plus tard suite aux événements que nous allons relater (les velléités de chaperon de la portugaise n'auraient pas duré bien longtemps). La servante ne mit donc pas longtemps à comprendre ce qu'Eléonore cherchait à faire mais la jeune fille plaça son index devant la bouche pour lui recommander le silence. Heureusement pour elle et surtout ses pauvres nerfs mis à mal par l'exaspérante Éléonore du Portugal, la domestique obéit à son ordre et referma la bouche qui lui donnait l'air d'un poisson en manque d'oxygène. Ouf, le danger était passé ! Retrouvant brusquement sa bonne humeur, la Polonaise s'empara d'un des gâteaux du plateau et fila avant que la servante ne puisse changer d'avis.

Éléonore arpenta un dédale de couloirs sans vraiment savoir où elle se rendait, pressée de mettre le plus de distance possible entre elle et le salon détesté. Enfin libre ! Se répétait-elle, ravie, tout en grignotant la friandise petit à petit. Arrivée à un embranchement, elle hésita entre deux portes puis choisit finalement celle de droite. Cela ne faisait quelques semaines qu'elle était arrivée en France, en même temps que la lettre envoyée par son frère Jan pour le roi Charles, elle connaissait encore mal les lieux bien qu'à force d'explorer les bâtiments et les campagnes, elle eut développé un sens de l'orientation certain. Tout était nouveau ici, l'architecture, les décors, les personnes elles-mêmes n'avaient rien à voir avec ce qu'elle avait connu jusqu'à présent. La Pologne et ses mœurs un peu rudes étaient si loin ! Mais si Éléonore avait quitté son pays pour fuir la guerre qui avait coûté la vie à son aîné, elle avait retrouvé dans le royaume du jeune roi Louis une autre révolte, celle des Grands du royaume. Mais à la cour de Saint-Germain, cela paraissait bien éloigné. Officiellement, elle était sous la protection du roi Charles, lequel était un roi sans royaume mais le jeune homme n'avait que faire d'une jeune fille comme elle, combien même était-elle la sœur d'un de ses ami. C'est pourquoi il l'avait placée sous la direction d'une grande dame, sa tante, Éléonore du Portugal. Bien mal leur en avait pris à ces Anglais encore ignorants de tout ce dont elle était capable, elle se chargerait de faire tourner cette femme agaçante en bourrique. La demoiselle eut un sourire à cette pensée féroce et chassa toutes les comparaisons possibles avec celle qui l'avait élevée, sa petite mère – sa belle-mère en réalité. Zofia Sobieska était en sécurité à Varsovie après tout, s'inquiéter ne servait à rien. Combien de fois avait-elle supplié Marek et Jan de la prendre avec eux dans leur tour d'Europe ? Et bien maintenant qu'elle avait la chance d'être ici, il fallait en profiter au maximum. Vivre de fabuleuses aventures, s'amuser, découvrir tous les recoins de la cour, elle devait bien cela à Marek. Elle ignorait encore à quel point la France allait transformer son destin.

Finalement, le couloir qu'elle avait choisi au hasard ne menait pas à l'extérieur mais l'enfonça encore plus profondément au sein du château. Et il était vraiment vide de tout être vivant, personne ne pouvait lui indiquer la bonne direction. C'était rageant, elle avait tant espéré pouvoir rejoindre la cour principale de Saint-Germain avant que les garçons de la famille ne partent en promenade afin de pouvoir les accompagner. Elle savait qu'elle devait bien les agacer à toujours vouloir les suivre partout mais leurs activités étaient bien plus intéressantes que de rester assis tout un après-midi à parler sculpture et à broder. Et Jacques et Morgan étaient assez gentils pour l'accepter et la supporter. Et après tout, elle devait bien être une distraction appréciable pour ceux qui se trouvaient si loin de l'endroit où ils étaient nés et où ils avaient grandi. Des exilés comme elle. Sauf qu’Éléonore était du genre à ne jamais se laisser abattre et à trouver des amusements dans toutes les situations. Et si elle n'avait pas de victime sous la main pour s'occuper et bien, elle trouverait bien à faire quelque chose par elle-même. Enfin une victime... Reconnaissant enfin l'endroit où elle avait atterri, la jeune fille sentit un large sourire se former sur ses lèvres. Elle se trouvait devant les battants des appartements concédés à Éléonore du Portugal dans l'aile consacrée à la petite cour d'Angleterre en exil. L'endroit était désert, c'était le moment ou jamais de faire un mauvais coup pour se venger de cette noble dame si sévère. Prise d'une pulsion, la Polonaise poussa la porte qui s'ouvrit en grinçant légèrement. Comme elle l'avait pensé, les quelques serviteurs mis à la disposition de l'occupante des lieux n'étaient pas là aussi pénétra-t-elle comme chez elle dans le petit salon qui servait aussi de boudoir. Le plan que venait d'élaborer Éléonore en quelques secondes était fort simple : il s'agissait d'emprunter un objet personnel de la duchesse pour la punir d'être aussi exaspérante... Elle le lui rendrait quand la Portugaise se montrerait moins rigide. C'était bas et puéril mais la jeune fille n'avait pas eu le temps d'imaginer autre chose. Elle se mit donc en quête d'objets précieux. Grâce à sa fouille méthodique, elle ne mit guère de temps à dénicher des papiers compromettants, des lettres mais ne trouva rien qui pourrait vraiment gêner la dame. Elle poussa un soupir mais tout à coup, son ouïe lui indiqua un bruit étrange qui la fit se redresser et se tendre. Elle n'eut pas le temps de se retourner que retentit à ses oreilles des paroles joyeuses et enthousiastes :

- Mordious ! Les chapardeurs ont une apparence bien étrange ici ; et bien plus agréable que chez moi où ils ressemblent plutôt à des truands.

Éléonore fit un bond jusqu'au plafond et fit volte-face à la vitesse de l'éclair, tout en se maudissant. Comment avait-elle été assez bête pour se faire prendre ! Mais ses yeux animés d'une lueur de défi ne fixèrent que la silhouette d'un parfait inconnu. Devant elle, appuyé contre le chambranle, se tenait un jeune homme d'une maigreur épouvantable, tout à fait détendu – comme s'il trouvait normal de trouver une demoiselle fouiller dans les affaires d'une duchesse – et souriant. Ce sourire semblait si naturel chez lui que, malgré ses paroles, Eléonore se détendit tout de suite. Pas assez toutefois pour se départir de son air méfiant et farouche. Il n'attendit pas d'invitation pour pénétrer dans la pièce, jaugeant l'endroit où il venait d'entrer en connaisseur et continua à parler d'un ton complice à la jeune femme :

- Ventre-de-biche, j’ignore chez qui nous sommes mais je comprends que vous ayez opté pour ce coffre aux trésors... Alors dites-moi, qu’est-ce qui vous intéresse ? Bijoux, tableaux, courrier confidentiel ? Non, oubliez les tableaux, c’est trop encombrant… Les bijoux me semblent plus rentables. Etrange endroit que cette cour où l’on entre chez les uns et les autres comme dans un moulin tout de même… D’ailleurs, êtes-vous voleuse professionnelle ou seulement à l’occasion ? Que je sache si je dois aussi attendre une charmante visite comme celle-ci, un si charmant minois donnerait presque envie de se faire cambrioler !

Non décidément, il n'était pas une menace. Éléonore s'était retournée, prenant parti de sa présence et le laissant à son monologue pour continuer ses recherches avant de répondre d'un ton calme, sans relever le compliment :

- Rassurez-vous, je n'ai pas l'intention de partir avec un tableau, la personne logée gracieusement ici a un goût épouvantable, il suffit de voir cette croûte au dessus du bureau, visiblement le peintre n'avait jamais vu un bébé de sa vie pour peindre un tel enfant Jésus...

Elle allait poursuivre quand son visage s'éclaira en voyant une petite cassette fort mal dissimulée dans un tiroir d'une commode. Un coffret à bijoux ! Elle l'ouvrit avec un certaine excitation et en sortit un magnifique pendentif de perles :

- Croyez bien que je retiens votre idée mais avant de savoir s'il me serait profitable de vous cambrioler, il faudrait me dire ce que vous possédez de valeur. Car sans vouloir vous vexer, si je me fie sur votre apparence, je ne vois qu'un avorton venu se présenter à la cour en tenue de voyage et qui ne s'est certainement pas déplacé avec les bijoux familiaux et portraits de ses ancêtres... Et je ne suis pas persuadée de pouvoir tirer un bon prix de ces derniers, poursuivit-elle d'un ton badin, tout en faisant admirer le collier à son visiteur impromptu et en lui tendant pour qu'il puisse le voir de plus près.

Leur conversation irréaliste aurait pu continuer ainsi si un cri strident n'avait pas déchiré les oreilles d’Éléonore qui crut rester sourde à jamais. C'était Éléonore du Portugal, revenue bien tôt de son après-midi auprès de ses amies, qui se trouvait à la porte, les yeux exorbités et la main contre la poitrine sous l'effet du choc qu'elle venait de recevoir. Celui-ci était si grand qu'elle ne put parler immédiatement, court moment de sursis qu'Eléonore exploita avec l'énergie du désespoir.

- Venez ! Lança-t-elle à l'inconnu.

Faisant preuve d'une grande réactivité, elle saisit de la main droite quelques lettres de la Portugaise – de toute façon, elle avait été surprise, c'était trop tard, et de la main gauche la paume de son complice forcé puis se mit à courir le plus vite possible, entraînant ce dernier dans sa fuite. Ils passèrent en coup de vent auprès de la duchesse, toujours estomaquée puis prirent le couloir pour échapper aux reproches qui n'allaient manquer de fuser. La propre chambre d’Éléonore se trouvait à quelques pas mais elle préféra ne pas s'y aventurer. Toutefois, à partir de cet endroit, elle reconnaissait les lieux et se dirigea avec facilité vers la sortie. Ils descendirent à toutes jambes un escalier, la tornade rousse faillit d'ailleurs trébucher puis ils débouchèrent à l'air libre. Éléonore malgré la foule de domestique qui passaient devant eux, ne ralentit pas l'allure et continua à traîner le jeune homme quelques centaines de mètres jusqu'à l'orée de la forêt. Là enfin, jugeant que la Portugaise n'irait pas les chercher à cet endroit, elle lâcha le garçon et reprit son souffle. Lorsqu'enfin, elle put reparler normalement, elle fixa ce dernier droit dans les yeux, se mordit les lèvres et commença d'une petite voix :

- Je suis désolée de...

Avant d'éclater de rire malgré elle. La tête qu'avait fait la duchesse ! Elle s'en souviendrait toute sa vie tant c'était hilarant ! Les hoquets qui secouaient sa silhouette se calmèrent petit à petit puis elle s'efforça de reprendre un ton sérieux même si ses yeux continuait de briller d'un étrange pétillement qui aurait pu indiquer pour toute personne la connaissant qu'elle s'amusait follement :

- Ce n'est pas du tout ce que vous croyez... Je ne suis pas une chapardeuse... Vous pouvez garder un secret ? En vérité, je suis une espionne pour le roi, je cherchais un collier que cette dame avait volé et les lettres qui pourraient l'accuser. Le roi m'a choisi parce qu'il se doute bien que personne ne pourrait me soupçonner grâce à ma jeunesse mais il me fait une entière confiance. Je suis navrée que vous vous soyez retrouvé au milieu d'une de mes missions mais ne craignez rien pour moi, même si cette dame me retrouve, je saurais me défendre.

C'était le seul mensonge qui lui était venu à l'esprit. Et certainement pas le plus crédible ! A quoi bon après tout, elle était là pour s'amuser :

- A présent, rendez-moi le collier, exigea-t-elle sans pouvoir réprimer un demi-sourire goguenard.
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MessageSujet: Re: La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain]   La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain] Icon_minitime18.10.12 1:22

La jeunesse était décidément quelque chose d’extraordinaire. C’était le temps de l’insouciance, mais surtout celui où l’on se sent invincible, où l’on croit que la volonté à elle seule peut soulever des montagnes, où la fougue, la passion et le courage sont nos meilleurs alliés pour triompher des autres, des adversaires, du découragement, et de la vie dans son ensemble. La jeunesse était comme un passe-partout qui permettait à son heureux détenteur de faire ce qu’il voulait, où il voulait, quand il voulait. Y compris pénétrer chez quelqu'un sans autorisation, sans le connaître d’ailleurs, et faire connaissance avec le cambrioleur –ou en l’occurrence la jolie cambrioleuse- qui y sévissait. Dès qu’elle se retourna, Ferdinand fut frappé par la joliesse de ce visage, petit et finement dessiné, le cou gracieux et les épais cheveux roux qui lui rappelèrent ceux de Catherine. Les yeux bleus (ou gris, il ne savait pas trop) le dévisagèrent avec un mélange de méfiance et de curiosité, ce qui lui permit de rapidement reprendre sa contenance très brièvement perdue, puis elle se détourna de nouveau pour continuer de farfouiller dans les affaires de ce qui n’était toujours pour le gascon qu’une illustre inconnue.

- Rassurez-vous, je n'ai pas l'intention de partir avec un tableau, la personne logée gracieusement ici a un goût épouvantable, il suffit de voir cette croûte au dessus du bureau, visiblement le peintre n'avait jamais vu un bébé de sa vie pour peindre un tel enfant Jésus...

Suivant son indication, Ferdinand leva les yeux et regarda avec curiosité le tableau en question. Il ne connaissait pas grand-chose à l’art, ce domaine ne l’ayant jamais grandement intéressé auparavant, mais effectivement il n’y avait guère besoin d’être un génie ou particulièrement connaisseur pour voir que ce bébé avait des proportions bizarres. Penchant la tête de côté en arborant un air perplexe, il le considéra avec attention pendant que la charmante demoiselle poursuivait son inspection. Pourquoi Diable le bras du petit Christ faisait un angle bizarre ? On aurait dit qu’il était cassé. Les leçons de catéchisme de Ferdinand remontaient à loin, mais il ne se souvenait pas de passage dans la Bible indiquant que bébé-Jésus avait eu le bras cassé. Peut-être que l’âne dans l’étable lui était tombé dessus mais que personne excepté ce redoutable peintre n’avait pris la peine de le mentionner. Satisfait de cette explication aussi logique que probablement un peu blasphématoire, il se concentra de nouveau sur la mystérieuse inconnue qui fouillait désormais dans un petit coffret. Les mains jointes dans le dos, il s’approcha innocemment d’elle, contemplant à ses côtés le collier qu’elle tenait devant ses yeux.

- Croyez bien que je retiens votre idée mais avant de savoir s'il me serait profitable de vous cambrioler, il faudrait me dire ce que vous possédez de valeur. Car sans vouloir vous vexer, si je me fie sur votre apparence, je ne vois qu'un avorton venu se présenter à la cour en tenue de voyage et qui ne s'est certainement pas déplacé avec les bijoux familiaux et portraits de ses ancêtres... Et je ne suis pas persuadée de pouvoir tirer un bon prix de ces derniers.
« Et vous auriez bien raison allez. Comme vous l’avez deviné je viens d’arriver à la cour et j’ai de toute façon laissé toutes mes possessions chez moi en Gascogne… Et je ne suis pas sûr que leur contenu vaille la peine que vous fassiez le trajet. » répondit-il sans relever la remarque de l’avorton et en saisissant le collier qu’elle lui tendait pour le lever à la lumière qui filtrait par les vitraux. « Belle pièce, ce collier doit valoir une petite fortune à lui tout seul. Je vous le mets de côté ? » poursuivit-il en adoptant le ton badin d’un commerçant.

Soudain un cri perçant les interrompit. Ferdinand fit volte-face en sursautant et tomba nez-à-nez –ou presque- avec une femme richement vêtue, d’un certain âge, qu’il identifia aussitôt comme l’occupante probable de ces appartements livrés au pillage. Pris sur le fait. En flagrant délit, les deux aventuriers amateurs ! Quelle malchance ! Alors qu’il commençait à se demander quelle échappatoire serait la moins risquée, la diplomatie ou sauter par la fenêtre, sa complice improvisée ne lui laissa pas le choix : s’emparant de sa main, et l’entraîna dans une course folle et ils passèrent en un éclair devant la pauvre femme qui n’avait pas l’air de comprendre grand-chose, avant de s’enfuir à toute vitesse dans les couloirs. Complètement étranger dans ce château qu’il n’avait jamais visité auparavant, Ferdinand décida de s’en remettre entièrement à sa nouvelle connaissance, et puis après tout, hé ! C’est ça l’aventure ! C’est donc avec un air réjoui qu’il cavala à ses côtés, sans savoir où ils allaient, et sans s’en inquiéter plus que cela. Il la suivit en détalant dans les couloirs, les escaliers, avant de ressortir brutalement au grand air sans pour autant s’arrêter, la suivant dans une petite allée avant de déboucher dans une clairière puis à l’orée d’une petite forêt, celle-là même par laquelle il était arrivé quelques heures plus tôt. Enfin, elle daigna s’arrêter. Essoufflé par ce sport aussi inattendu que fatigant, le gascon inspira une grande bouffée d’air en laissant sa tête aller en arrière, comme pour permettre à l’air de mieux circuler dans ses poumons. Dieu qu’il était bon de se sentir vivant ! Il baissa les yeux en voyant que la jeune fille le dévisageait.

- Je suis désolée de... commença-t-elle, avant d’être interrompue par un fou rire qui tira au garçon un haussement de sourcils plus surpris que perplexe. Il la regarda d’un air interloqué, se demandant chaque seconde un peu plus d’où cette fille pour le moins inhabituelle avait bien pu tomber. Du ciel, probablement. Et pendant sa chute elle s’était cogné la tête contre le sol, d’où cette drôle d’excentricité incompréhensible qu’il pouvait détecter dans ses yeux. Pour la bonne et simple raison qu’il avait dû lui arriver la même chose à la naissance. Combien de fois son entourage ne l’avait-il pas regardé avec des yeux ronds et en se demandant ce qui pouvait bien lui passer par la tête ? Frappé par cette brusque ressemblance entre lui et la demoiselle, et surtout par cette étonnante capacité qu’elle venait de révéler à le surprendre –exercice difficile, il était plus habitué à surprendre qu’à être surpris !- il sentit un sourire éclairer son visage, avant de rire à son tour, de ce rire clair et franc qui était sa marque de fabrique avant que, quelques années plus tard, il n’opte plus souvent pour le ricanement pour des raisons professionnelles. Alors pour une fois, avant que l’ironie et le sarcasme ne lui tombent dessus comme un destin inévitable, il rit de bon cœur parce que oui, la situation était drôle, réellement drôle. Être surpris en plein cambriolage avec une parfaite inconnue, c’était cocasse !

- Ce n'est pas du tout ce que vous croyez... Je ne suis pas une chapardeuse... Vous pouvez garder un secret ? En vérité, je suis une espionne pour le roi, je cherchais un collier que cette dame avait volé et les lettres qui pourraient l'accuser. Le roi m'a choisi parce qu'il se doute bien que personne ne pourrait me soupçonner grâce à ma jeunesse mais il me fait une entière confiance. Je suis navrée que vous vous soyez retrouvé au milieu d'une de mes missions mais ne craignez rien pour moi, même si cette dame me retrouve, je saurais me défendre.

Le fou rire de Ferdinand se calma à son tour et il darda sur son interlocutrice un regard à la fois inquisiteur et amusé. Une espionne ? Dame, l’idée n’était pas mauvaise ! En bon conteur qu’il était, il ne pouvait qu’approuver cette vivacité d’imagination –à laquelle il ne croyait pas une seconde.

- A présent, rendez-moi le collier. Conclut-elle avec un sourire qui conforta le gascon dans son opinion. Il ne se rendit compte qu’alors qu’il avait effectivement gardé le collier en main. Oups, la gaffe… Perplexe, il considéra le bijou, hésitant entre le donner à la jeune fille ou le retourner à sa propriétaire avec des excuses… Puis opta pour la troisième solution. Celle qui venait de germer dans sa tête. Relevant ses yeux bruns sur l’inconnue, une lueur malicieuse dans le regard, il s’écarta d’un pas en passant le collier dans son dos avant de la regarder d’un air narquois. Si elle voulait s’amuser, et bien soit, il n’était pas contre !

« Je suis navré mademoiselle l’espionne du roi, mais je ne peux pas vous rendre ce collier. Question de principes, vous comprenez. Si vous êtes réellement à la solde de sa Majesté, vous avez sûrement déjà entendu mon nom : je suis Antoine de la Boissière, aussi connu sous le nom d’Antoine le Vif, le bandit de grand-chemin le plus redoutable depuis Robin des Bois ! Je détrousse les riches pour redonner aux pauvres, et même si dérober ce collier n’était pas mon intention première… Puisque le voilà entre mes mains, je le garde ! » inventa-t-il avec une aisance déconcertante.

L’air ébahi de la demoiselle lui arracha un nouveau rire, et son sourire goguenard s’élargit alors qu’elle essayait d’un geste vif de lui reprendre le collier. Mais, plus rapide qu’elle, il leva le bras bien haut et, la dominant d’une bonne tête au moins, il ne lui fut pas difficile de mettre l’objet hors de sa portée. Il rit de nouveau en la voyant sautiller pour essayer de le lui arracher, en vain. Décidément, la journée prenait une tournure des plus intéressantes.

« Allons petite demoiselle, vous ne voudriez tout de même pas priver une brave famille de ce cadeau du ciel ? Soit, faisons un pari : je vous rends le collier… Si vous réussissez à m’attraper. » lui glissa-t-il, avant de démarrer au quart de tour et de détaler à toute allure dans les bois. La chasse était lancée !

Il s’enfuit à vive allure dans la forêt, sautant au-dessus des racines avec la rapidité et l’agilité d’un lièvre –il fallait bien que son corps peu athlétique ait un avantage, et il en abusait outrageusement !- et s’éloignant de plus en plus de l’orée de la forêt. Il ne s’en souciait pas : il savait qu’il avait un assez bon sens de l’orientation pour s’y retrouver et retourner au château. Effleurant les troncs d’arbres dans sa course, chacun de ses pas soulevant des feuilles mortes au passage, il courait à perdre haleine, sans vraiment se soucier de savoir si elle l’avait suivi ou si elle avait juste fait demi-tour, à vrai dire. Il n’avait passé que quelques heures dans le château de Saint-Germain, et il s’y sentait déjà étouffer. Comme si un instinct le prévenait que la liberté folle dont il jouissait en Gascogne allait bientôt prendre un terme s’il restait à la cour. Une perspective qui revenait à l’amputer d’un bras ou d’une jambe et à laquelle il refusait de penser ; il savait qu’il n’avait pas d’autre choix que de rester au service de son roi, mais bon Dieu, pas au prix de rester enfermé comme une bête en cage ! Alors pour une dernière fois peut-être, il courait comme un dératé, parce qu’il n’aurait peut-être plus l’occasion de le faire avant de finir dans la cage dorée qu’il redoutait tant sans même en avoir conscience. Pour un peu, il en aurait remercié sa cambrioleuse.
S’arrêtant essoufflé au détour d’un chêne, il se retourna pour voir si elle le suivait. Il attendit quelques secondes, tendant l’oreille, et son visage s’éclaira en entendant des pas précipités dans les feuilles mortes. Elle avait marché ! Décidant de corser le jeu, il regarda autour de lui, cherchant une cachette adéquate. Il leva la tête et eu l’illumination. Enfouissant le collier dans sa poche, il prit son élan et bondit aussi haut qu’il put pour s’accrocher à la branche au-dessus de sa tête, puis, à la force de ses bras et en s’aidant de ses pieds sur le tronc, il se hissa dessus. Après avoir testé la résistance de son perchoir, il s’aventura à grimper encore un peu plus haut, et trouva une niche plutôt confortable d’où il pouvait voir tout ce qu’il se passait en dessous. Et il attendit. Il n’eut pas à patienter bien longtemps : bientôt la tornade rousse pointait le bout de son nez et regardait partout, hésitant sur le chemin à prendre, et il s’amusa beaucoup à la regarder ainsi en silence. Puis, alors qu’elle allait repartir, il s’exclama joyeusement :

« Eh bien mademoiselle la renarde ? Pour une espionne vous voilà bien piètre observatrice ! Alors que de là-haut, moi, je vois tout ! Joli paysage d’ailleurs, avec des arbres, des petits oiseaux… Et encore des arbres. Oubliez ce que je viens de dire, en réalité ça devient vite prodigieusement ennuyeux. Mais mon perchoir est bien confortable ! »

Il s’y cala un peu plus confortablement, avant qu’un détail quelques mètres plus loin en contrebas n’attire son attention. Il se pencha de nouveau en avant, se retenant à une branche pour ne pas tomber, et plissa les yeux d’un air intrigué.

« Tiens ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Dites mademoiselle l’espionne, est-ce une illusion d’optique ou bien voyez-vous vous aussi quelque chose là-ba…AAAAAAAAAH ! »

Evidemment, avec sa poisse notoire, la branche à laquelle il se retenait –ou comptait se retenir- n’avait pas résisté. Perdant l’équilibre, il glissa, et heureusement atterrit sans trop de dommage sur un tapis de feuilles mortes qui amortit sa chute remarquable. SCHPOUF. Encore mieux qu’Icare. Etendu dans les feuilles, il releva la tête en grimaçant, recracha une feuille, et marmonna :

« Je vous interdis de rire… C’est mal de rire d’un homme à terre ! »
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MessageSujet: Re: La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain]   La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain] Icon_minitime20.11.12 15:45

Étrange rencontre que celle-ci mais Éléonore était encore à un âge où elle ne s'étonnait de rien, ce qui, entre parenthèses, serait amené à changer des années plus tard quand les épreuves de l'existence l'auraient conduites à se méfier de tout le monde et des intentions qui paraissaient les plus innocentes. En attendant, elle conversait avec le plus grand naturel avec un jeune homme qu'elle n'avait jamais vu jusque-là, à peine plus vieux qu'elle et qui aurait très bien pu désapprouver sa conduite – même si, vraiment, elle n'avait rien à se reprocher, elle ne faisait que donner une leçon à une personne très désagréable qui le méritait amplement. Mais sa jeunesse lui faisait tout prendre avec la plus grande insouciance. Prisonnière dans un salon de Saint-Germain, contrainte de subir la torture d'heures de conversation avec les amies de sa tutrice ? Elle s'était échappée. Dans l'incapacité de retrouver ses amis Morgan et Jacques partis en vadrouille après l'avoir abandonnée à son triste sort ? Elle s'était trouvée une activité encore plus intéressante et bien plus dangereuse (après tout, on ne savait quelle réaction pouvait avoir le dragon en découvrant l'étonnante disparition d'un de ses bijoux précieux). Surprise par un jeune garçon qui avait bel et bien conscience que sa présence là était interdite ? Elle bavardait gaiement avec lui de vol de tableaux et des pires façons de peindre l'enfant Jésus. Quiconque aurait suivi Éléonore l'aurait sans doute prise pour folle. Mais heureusement pour elle, elle était seule dans sa tête et personne ne pouvait la désapprouver.

En tout cas, une chose était sûre, c'était que ce fameux inconnu partageait son nonchalance. Elle avait de la chance dans son malheur d'avoir été surprise et d'être tombée sur lui même s'il s'était révélé incapable de surveiller qui arrivait par la porte. La jeune femme rousse lui avait à peine laissé le temps de réfléchir quand elle l'avait pris par la main pour fuir avec elle. Il aurait été cruel de le laisser seul à assumer leurs actes face à ce démon d'Eleanor du Portugal et comme elle avait été prise d'une pulsion, cette idée ne lui avait même pas traversé l'esprit. Lui, il était parti sans un mot de protestation, la suivant même avec un entrain certain dans sa course effrénée pour échapper aux conséquences directes de ce qu'elle avait fait, du moins momentanément car il lui faudrait bien refaire face à la dame un jour ou l'autre. Et mieux encore, quand ils s'étaient enfin arrêtés, il avait ri avec elle, comme s'il partageait réellement cette excentricité qui la caractérisait. Mais elle ne s'étonnait de rien et prenait les choses comme elles venaient, sans paraître surprise, comme si cette conversation dans laquelle elle se prétendait espionne du roi – charge rêvée et fantasmée entre toutes pour des jeunes gens de leur âge – était parfaitement normale. Ce garçon auquel elle n'avait guère prêté d'attention jusque-là sinon pour remarquer qu'il ne portait qu'une tenue de voyage, lui plaisait décidément de plus en plus. Enfin, il lui « plaisait »... Elle révisa son opinion sur la question à peine quelques instants plus tard :
- Je suis navré mademoiselle l’espionne du roi, mais je ne peux pas vous rendre ce collier. Question de principes, vous comprenez. Si vous êtes réellement à la solde de sa Majesté, vous avez sûrement déjà entendu mon nom : je suis Antoine de la Boissière, aussi connu sous le nom d’Antoine le Vif, le bandit de grand-chemin le plus redoutable depuis Robin des Bois ! Je détrousse les riches pour redonner aux pauvres, et même si dérober ce collier n’était pas mon intention première… Puisque le voilà entre mes mains, je le garde !
Éléonore, pour la première fois de son existence sans doute, en garda la bouche ouverte d'étonnement qu'elle ne parvint pas à dissimuler et eut juste envie de répondre un « Pardon ? ». Non seulement, il avait compris qu'elle lui avait menti mais il lui servait des bobards avec une facilité tout à déconcertante – car Éléonore n'était tout de même pas assez naïve pour croire qu'un bandit de grand chemin se baladait en toute décontraction dans Saint-Germain jusqu'aux appartements de la duchesse douairière de Richmond – et surtout... Il refusait de lui rendre le collier qu'elle avait volé elle-même... Son collier ! Le sourire d’Éléonore se figea et ses prunelles se plissèrent de contrariété, à demi feinte. Pour qui se prenait-il donc ? Voulait-il retirer toute la gloire de ce chapardage ? Et bien il allait apprendre qu'on ne se moquait pas impunément d'une fille comme elle. Toutefois, elle ne fut pas assez rapide pour lui reprendre le bijou qu'il plaça hors de portée ce qui était facile pour une grande perche comme lui. Pendant quelques instants, elle lança quelques imprécations furieuses et sautilla dans l'espoir de l'atteindre tout de même, sous le rire du jeune homme avant qu'il ne lance de manière fort impertinente :
- Allons petite demoiselle, vous ne voudriez tout de même pas priver une brave famille de ce cadeau du ciel ? Soit, faisons un pari : je vous rends le collier… Si vous réussissez à m’attraper.

Et en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire, il s'enfonçait en courant dans les bois. Et c'était désormais elle qui s'était élancée derrière lui, sans marquer un instant d'hésitation. Pas question qu'il ne lui échappe et en plus, elle avait l'habitude des efforts physiques dans son château de Pologne – habitude dont elle ne se départirait jamais. Toutefois, elle portait là des jupes d'apparat qui ne lui permettaient de se déplacer dans les sous bois avec la même facilité que sa proie dont l'agilité faisait d'ailleurs irrésistiblement penser à un lièvre. Elle voulut lui crier de s'arrêter mais se retint, voulant économiser son souffle. Malgré ses efforts, néanmoins, elle le perdit rapidement de vue et finit par stopper devant un embranchement au pied d'un chêne centenaire. Mais loin de reprendre sa respiration, elle fit les cent pas comme un lion en cage et tendit l'oreille dans l'espoir d'entendre un bruit suspect avant de se mettre à taper du pied de frustration. Où diable était-il passé ? Se pouvait-il qu'il fut vraiment cet Antoine le Vif – c'était au moins un surnom qui lui allait parfaitement – qui dérobait les objets de valeur ? Était-il déjà en route pour revendre le collier à bon prix ? Plongée dans ces réflexions qui lui semblaient irréalistes, elle fit un bond de plusieurs mètres en entendant une voix surgi de nulle part – et pas n'importe quelle voix :
- Eh bien mademoiselle la renarde ? Pour une espionne vous voilà bien piètre observatrice ! Alors que de là-haut, moi, je vois tout ! Joli paysage d’ailleurs, avec des arbres, des petits oiseaux…
- Si je vous attrape, je vous tords le cou, tout oiseau que vous êtes
, marmonna Éléonore pour elle-même.
-... Et encore des arbres. Oubliez ce que je viens de dire, en réalité ça devient vite prodigieusement ennuyeux. Mais mon perchoir est bien confortable !
Cet avorton car désormais il n'y avait pas d'autres termes dont il aurait pu se prévaloir, la faisait marcher ! Elle leva les yeux et le distingua à quelques branches de hauteur au dessus d'elle. S'il était hors d'atteinte, ce ne serait que pour un moment, il suffisait qu'elle se montre patiente pour le cueillir... Et si la patience, ce n'était pas son fort, lui l'ignorait encore. La tête toujours relevée vers lui, elle cessa de marcher et se planta au pied de l'arbre en croisant les bras.
- C'est cela, continuez de chantonner et appréciez donc ce paysage bucolique. Je vous promets que vous allez descendre plus vite que prévu et que je serais là pour vous cueillir... On ne peut échapper ainsi à une espionne de notre bon roi, j'ai reçu une formation très poussée et je ne suis pas un simple bras cassé dont on se joue ! J'apprécie tous les efforts que vous faites pour me faire visiter la forêt mais vous oubliez qu'en tant qu'espionne, je connais les lieux déjà par cœur et...
Mais il ne l'écoutait déjà plus et penché sur une autre branche, il s'exclamait :
- Tiens ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Dites mademoiselle l’espionne, est-ce une illusion d’optique ou bien voyez-vous vous aussi quelque chose là-ba…AAAAAAAAAH !
Elle avait tourné les yeux un quart de seconde pour voir ce qui avait attiré son attention – une sorte de forme massive dissimulée dans les buissons mais pas assez pour apprécier la chute dans toute sa splendeur. Son bandit avait glissé de sa branche et avait fait un beau vol plané, atterrissant sur un tas de feuilles mortes.
- Et alors, notre oiseau préféré n'a pas appris à battre des ailes ? S'écria Éléonore qui tenta de garder son sérieux... Ce qui ne dura pas car elle éclata de rire. Secouée par les hoquets, elle réagit à peine en le voyant se redresser et lui lancer un regard noir :
- Je vous interdis de rire… C’est mal de rire d’un homme à terre !
Elle hocha la tête, l’œil pétillant, toujours en train de glousser et s'approcha de lui comme si elle désirait l'aider à se relever. Elle tendit la main... mais au lieu de saisir celle de son compagnon, elle se saisit du collier qui avait glissé de la poche et le brandit sous le nez du chapardeur.
- Permettez que je reprenne mon bien... Dites moi, c'est une habitude chez les bandits de grand chemin de se rendre de manière spectaculaire à ceux qui les pourchassent ?
Dans un nouvel éclat de rire léger, elle partit en direction de la forme qui avait intrigué son compagnon et écarta les branches pour savoir ce dont il s'agissait. C'était une petite cabane en bois, bien cachée aux regards extérieurs et visiblement abandonnée depuis un certain temps comme le prouvait l'usure du toit.
- Mais enfin, bougez vous ! Lança-t-elle en direction de Ferdinand, vous ratez quelque chose... Ah vous voilà ! Tenez, ôtez les branchages qui se trouvent devant la porte.
Elle fit mine d'enlever quelques feuilles pendant qu'il déplaçait les ronces et une fois ce travail fait, la porte s'ouvrit avec la plus grande facilité et Éléonore fut la première à pénétrer dans les lieux. C'était une toute petit cabane qui avait servi sans doute à quelque garde chasse des années auparavant. La jeune fille sentit l'excitation s'emparer d'elle et elle fit rapidement le tour du propriétaire. C'était un endroit formidable pour préparer ses mauvais coups et pour se cacher une fois qu'ils étaient fait. En plein cœur de la forêt, personne ne viendrait les chercher. Elle jeta un coup d’œil vers la garçon qui l'avait suivie et qui semblait avoir la même opinion.

Un silence s'était installé entre eux, le temps qu'ils examinent les lieux. Mais le regard d’Éléonore s'était posé sur son compagnon improvisé et pour la première fois depuis leur rencontre, elle se prit à l'observer avec une certaine attention. Comme si jusque-là, il n'avait été qu'une rencontre fortuite, non vouée à se reproduire, un garçon certes aussi amusant qu'agaçant mais que de toute façon, elle ne serait pas amenée à revoir. Mais brusquement, depuis leur course-poursuite dans la forêt, depuis la découverte de cette cabane dont ils étaient désormais les deux propriétaires, il était devenu quelqu'un. Quelqu'un d'important et d'intéressant dont elle devait graver les traits dans sa mémoire. Quelqu'un qui serait plus qu'une connaissance, qu'un jeune homme que l'on croisait dans les couloirs en lui adressant un mince sourire car on se souvenait d'avoir vécu un court moment intime et imprévu avec lui. Non, un ami. Un complice avec lequel on pouvait partager un secret, une sorte de deuxième maison, ses fous-rires et sa liberté. Celui avec lequel on avait un lien que ni les années, ni l'éloignement ne pourraient rompre. C'était tout cela qui s'était joué cette journée-là et qui s'était mis en branle au moment où Éléonore était redevenue soudain sérieuse, portant son regard bleu sur Ferdinand – ce prénom, la seule chose qu'elle connaîtrait réellement de lui.

Pour dire la vérité, il ne ressemblait guère à l'idée que l'on se faisait d'un noble français avec sa silhouette maigre, non athlétique. Pour Éléonore, le modèle du chevalier, du guerrier, c'était son père, massif et sublime, au torse épais contre lequel il l'écrasait quand il la serrait dans ses bras, sur lequel brillaient des médailles d'or. C'était l'image qu'elle se faisait de ceux qui se trouvaient au service du roi Louis. Pour être honnête, lui, il ressemblait plus à l'idée que l'on se faisait d'un brigand de grand chemin, son mensonge était plutôt crédible si on ne se fiait qu'à sa maigreur et à ses traits fins et tranchants. Mais ses vêtements étaient soignés et peu adaptés à la vie en pleine air. Ses deux yeux semblaient être deux billes marron qui brillaient au dessus d'un nez aquilin et d'une bouche large. Il n'était pas particulièrement séduisant – contrairement aux fils Stuart ce qu'Éléonore aurait pu rajouter si elle en avait eu conscience mais à l'inverse des jeunes filles de son âge, elle ne pensait pas en ces termes -, mais un charisme et un charme indéniables se dégageaient de lui. C'était d'abord son sourire enjoué, parfois goguenard mais toujours sincère, qui ne voulait quitter ses lèvres et qui transformait son visage. C'était ensuite l'impression qu'il dégageait, ce trop plein de vie et d'énergie qui contrastait tellement avec ces dames pâles et froides, comme mises au tombeau avant l'heure. Quelque part, elle s'était trouvée un double, un jumeau, peut-être plus malicieux et taquin qu'elle mais qui pouvait la comprendre. Et cela n'avait pas de prix.

La demoiselle s'assit en tailleur et son compagnon l'imita. Elle plongea ses prunelles bleues dans les marrons de Ferdinand et prit son air le plus mystique – non sans garder un sourire en coin - pour déclarer :
- Désormais, cette cabane nous appartient, je propose que nous la partagions puisque c'est votre regard d'oiseau qui l'a vu en premier mais c'est moi qui l'ait découverte.
Solennelle, autant qu'une enfant de seize ans pouvait l'être, elle déposa le collier dont les joyaux brillaient de mille feux malgré l'obscurité entre eux :
- Je vous propose un pacte : vous me laissez rendre ce bijou à sa propriétaire légitime comme le roi me l'a ordonné et je ne vous livre pas aux gardes du roi... Et surtout je garde le silence sur les malencontreuses aventures du grand bandit Antoine le Vif et sa façon peu orthodoxe de descendre des arbres, voilà qui me semble juste, non ?
L'excitation d'avoir à faire un marché transparaissait dans sa voix, ce que trahissait aussi ses doigts qu'elle ne pouvait empêcher de jouer avec les perles et les pierres précieuses du collier, et elle s'efforça d'avoir l'air calme pour poursuivre :
- Et cette cabane, ce sera notre petit secret. Lorsque l'un d'entre nous a besoin de l'autre, nous pourrions nous y retrouver, il suffit d'avoir un code. Ou d'avoir des jours et des heures précis où nous nous donnerions rendez-vous. Personne ne doit être mis au courant de son existence sinon le pacte est rompu... Jurez-vous ?
Elle lui tendit la paume pour qu'ils échangent une poignée de main. Leur lien était désormais scellé. Se ressaisissant du bijou, elle se releva et d'un ton amusé, les yeux pétillants, la bouche élargie dans un sourire moqueur, elle ajouta, sans pouvoir s'empêcher de lui faire un clin d’œil :
- Au fait... évidemment je ne peux pas vous donner mon vrai prénom... Appelez-moi Jeanne.
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MessageSujet: Re: La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain]   La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain] Icon_minitime03.02.13 23:12



Bénie, bénie était cette époque de l’insouciance, où nos deux protagonistes n’étaient encore que des jeunes gens heureux de l’être, bien loin des intrigues de cour et de politique dans lesquelles ils se retrouveraient propulsés, un peu par choix, un peu malgré eux, quelques années à peine plus tard. Etait-ce pour cela que quelqu’un là-haut avait décidé de les réunir, ces deux amoureux de la vie qui n’hésitaient pas à la mordre à pleines dents quitte à se blesser au passage, avant que la vie ne prenne un autre tournant ? Sachant les surprises, les peines, les dangers qui les attendaient, avait-on décidé de leur accorder un peu de répit en leur offrant pour leurs derniers moments de paix un compagnon à leur image, un égal pour profiter à deux du plaisir d’une vie qui ne tarderait pas à s’achever ? Eléonore –dont Ferdinand ignorait encore jusqu’au nom- deviendrait une grande intrigante politique au service de son frère, sombrement surnommée la veuve noire, traînant derrière elle ses fantômes et ses casseroles, tandis que Ferdinand deviendrait tout à la foi Fou et espion, chargé de se faire officiellement détester d’une cour quand dans le même temps il devrait se charger de protéger, dans l’ombre, avec lui aussi son lot de boulets de plombs attachés à la cheville. Deux jeunesses, deux pépites sacrifiées sur l’autel insensible de la raison d’Etat, sans personne d’autre pour s’en rendre compte que des narrateurs posthumes qui relateront leurs aventures, et les quelques lecteurs qui auront accepté de les lire. Eux seuls seront les témoins de cet acte barbare qui consiste à jeter au feu deux innocents, ou mieux, de les convaincre de s’y jeter eux-mêmes pour un prétendu bien supérieur. Et lorsqu’ils s’en rendront compte, il sera trop tard depuis bien longtemps.
Penchons-nous donc avec indulgence sur ces deux sacripants qui ne trouvaient alors rien de plus amusant que de s’introduire en douce chez les gens pour y chaparder des objets, avant de s’enfuir en riant sans se soucier des conséquences de leur actes, sans même se demander s’il y en aurait, parce qu’il n’y avait que ça à faire, rire et se poser des questions après. Le vent soufflait encore dans leur dos, les poussant vers l’avant, les encourageant dans leur folle course qui s’était terminée dans un bois et au sommet d’un arbre. Mais tout n’étant que cycles dans la vie, ce qui prend de la hauteur finira fatalement par redescendre, ainsi que l’avait appris notre Gascon bien malgré lui alors que sa branche avait cassé sous son poids, l’entraînant dans une chute digne d’un pigeon tiré au fusil, droite vers un sol vertes feuillu, mais un sol tout de même avec toute la roideur que cela impliquait. Heureusement il ne se casse rien et n’aurait probablement même pas de bleu, mais sur le coup, la sensation n’était pas des plus agréables. Surtout lorsqu’on était étendue dans des feuilles mortes alors qu’une charmante –mais taquine- demoiselle se penchait vers vous avec un sourire mutin et moqueur aux lèvres. Croyant naïvement qu’elle allait l’aider à se relever, il esquissa un geste pour attraper sa main… Mais ne rencontra que du vide alors qu’elle agitait le collier de perles sous son nez d’un air hilare.

- Permettez que je reprenne mon bien... Dites moi, c'est une habitude chez les bandits de grand chemin de se rendre de manière spectaculaire à ceux qui les pourchassent ?
« C’est un complot, certainement l’un de mes nombreux ennemis qui a scié la branche pendant que je ne regardais pas… »
marmonna-t-il alors qu’elle ne l’écoutait même plus, s’élançant déjà ailleurs en sautillant comme un petit lutin. Mais enfin, bougez vous, vous ratez quelque chose...

Grognant dans la barbe qu’il n’avait pas, Ferdinand se remit sur ses deux pieds et s’épousseta pour se débarrasser des feuilles accrochées à son veston tout en se dirigeant vers la rouquine, et arriva à ses côtés devant la forme massive qu’il avait aperçue depuis son perchoir. Aussitôt, son expression boudeuse déserta son visage pour laisser place à la surprise et un intérêt croissant. Il avait donc bien vu ! Une cabane ! Mais que faisait-elle donc au beau milieu de cette forêt, et à l’abandon ?

Ah vous voilà ! Tenez, ôtez les branchages qui se trouvent devant la porte.
« Vous désirs sont des ordres, mademoiselle l’espionne ! » s’exclama-t-il avec un brin de sarcasme avant de saisir les branchages, racines et ronces qui empêchaient la porte de s’ouvrir, sans se soucier de griffures, et de tirer dessus d’un coup sec pour les en dégager. Elles virent presque toutes d’un coup, mais certaines lianes de ronces étaient plus solides que les autres et nécessitèrent qu’il sorte sa dague pour achever son œuvre. Finalement, la porte fut libérée et il l’ouvrit avant de lui céder le passage avec un « après vous ! » exagérément poli. Il fallait dire que ce cabanon n’avait pas grand-chose d’un hôtel privé, d’un manoir, et encore moins de Saint-Germain… Pourtant il n’était pas dépourvu d’un certain charme, surtout pour Ferdinand qui avait grandi en pleine campagne et avait bien dû en construire une dizaine avec des branchages dans le parc de la Roche-Chicot, dans son enfance.

Il leva les yeux et constata que sa tête touchait presque le plafond. La cabane n’était constituée que d’une seule pièce totalement vide, et était entièrement faite de bois désormais vermoulu. Elle avait certainement servi d’abri pour la chasse ou un garde-forestier à l’époque, mais apparemment plus personne n’en avait usage désormais. Le nez toujours en l’air, les mains sur les hanches et un air satisfait sur le visage –cet air satisfait des gosses qui auront quelque chose dont ils pourront être fiers à raconter à leurs parents, même si les siens étaient morts depuis longtemps. Son imagination galopait déjà, imaginant des brigands se cacher là pour échapper au courroux des gardes du roi… Un peu comme ils l’avaient fait tous les deux, après avoir commis leur larcin. Il s’apprêtait à en faire la remarquer à sa complice et baissa les yeux, mais fut coupé dans son élan en constatant qu’elle le dévisageait avec un sourire mi-énigmatique mi-ingénu, tant il semblait venir du fond du cœur. Un sourire qui devrait d’autant plus rester gravé dans sa mémoire qu’il ne le reverrait pas si souvent, dans les années à venir. Un sourire capable de couper le sifflet au plus bavard des moineaux et au plus intenable des grands enfants.

Finalement elle s’assit en tailleur et l’invita à faire de même, rompant un charme qui brièvement l’avait suspendu en plein vol, et oubliant qu’il se sentait parfaitement idiot de s’être fait avoir de la sorte, il se laissa tomber au sol à son tour, se demandant ce qu’elle avait bien pu trouver encore. En voyant quel air solennel et conspirateur se dessinait sur ses traits, il prit un air très attentif et se pencha légèrement en avant, comme elle venait de le faire, guettant la moindre de ses paroles. Ah, le beau duo de petits comploteurs, cachés dans leur cabanon ! Un spectacle qui n’avait pas de prix !

- Désormais, cette cabane nous appartient, je propose que nous la partagions puisque c'est votre regard d'oiseau qui l'a vu en premier mais c'est moi qui l'ait découverte.
« Le partage me paraît juste et équitable. De toute façon vu les dimensions de cette ‘bâtisse’, je doute que nous puissions y organiser de grandes fêtes avec bal et feux d’artifices. » remarqua-t-il en levant les yeux vers le plafond qu’il touchait pratiquement en étant debout.
- Je vous propose un pacte : vous me laissez rendre ce bijou à sa propriétaire légitime comme le roi me l'a ordonné et je ne vous livre pas aux gardes du roi... Et surtout je garde le silence sur les malencontreuses aventures du grand bandit Antoine le Vif et sa façon peu orthodoxe de descendre des arbres, voilà qui me semble juste, non ?
« Ah, la petite friponne ! C’est votre manière de passer des marchés qui est peu orthodoxe, mais à quoi s’attendre d’autre de la part d’une espionne de Sa Majesté, hein ? Aucun sens de l’honneur, j’en étais sûr ! S’en prendre à la réputation d’un honnête brigand, dame, j’ai vu procédé plus glorieux. » s’exclama-t-il en se prenant au jeu, sans se douter que d’ici quelques années, ce serait lui, l’espion. Et pas pour du chiqué. « Mais soit, j’accepte ! Il ne sera pas dit qu’Antoine le Vif ne sait pas reconnaître la défaite quand elle lui est infligée. Mais j’aurai ma revanche. » ajouta-t-il en levant un index moralisateur en guise d’avertissement.

Avertissement qui n’eut pas l’air d’émouvoir la jeune fille le moins du monde, puisqu’elle poursuivit :

- Et cette cabane, ce sera notre petit secret. Lorsque l'un d'entre nous a besoin de l'autre, nous pourrions nous y retrouver, il suffit d'avoir un code. Ou d'avoir des jours et des heures précis où nous nous donnerions rendez-vous. Personne ne doit être mis au courant de son existence sinon le pacte est rompu... Jurez-vous ?
« Je le jure ! »
répondit-il aussitôt, en mettant une main sur le cœur et tendant l’autre comme s’il jurait au-dessus d’une Bible. « Foi d’Antoine le Vif, brigand des grands et petits chemins, défenseur de la veuve, de l’orphelin, et des jolies demoiselles cambrioleuses, ce secret restera notre secret jusqu’à ce que la mort ne me l’arrache ! »
- Au fait... évidemment je ne peux pas vous donner mon vrai prénom... Appelez-moi Jeanne.

Le tout assorti d’un charmant clin d’œil qui, l’espace d’un court instant, fit rater un battement de cœur à ce jeune Gascon qui avait encore le sang vif de son pays et l’âme prête à s’emballer pour un oui ou pour un non, qu’il s’agisse d’une aventure dans les bois, un duel, une découverte inattendue, ou encore le sourire taquin et envoûtant d’une jeune fille rousse qui avait réussi à l’entraîner au fin fond d’un bois pour découvrir une vieille cabane… Une cabane qui deviendrait, dès lors, un repaire pour lui, pour elle, pour eux, jusque dans ses souvenirs des années plus tard où il lui arriverait de repenser à ces drôles de moments passés avec cette complice stupéfiante, dont il devrait toujours conserver le souvenir à la fois nostalgique et incrédule. Comme si brusquement, le compagnon que toute sa vie il avait rêvé et imaginé tel un ami imaginaire avait pris forme sous ses yeux, dans le corps de cette drôle de chapardeuse tombée du ciel…
Et Ferdinand de sourire comme le garçon comblé qu’il était ou croyait être, et de se lever à son tour pour déclarer non sans emphase :

« Et bien ma chère Jeanne, je vous donne rendez-vous la semaine prochaine, ici, à la même heure, pour inaugurer nos petites réunions secrètes et décider d’un signal ! En attendant, allez remettre ce collier au roi et… que ceci reste dans votre mémoire comme le jour où vous avez failli attraper le plus redoutable bandit de France ! »

Et sans attendre sa réponse, il fit une pirouette et partit en courant, aussi rapide qu’un liève, et le cœur gonflé de joie et d’excitation à la perspective des prochaines semaines. Décidément, ce séjour à Saint-Germain s’annonçait bien plus amusant que prévu !

**

« Jeanne ! Jeanne, vous êtes là ?! » appela Ferdinand en déboulant tout essoufflé, un immense sourire réjoui aux lèvres indiquant clairement qu’il avait soit une bonne nouvelle à lui annoncer, soit un mauvais coup à lui proposer. Il poussa d’un coup la porte de la cabane et y entra comme une tornade, heureusement sans faire s’écrouler la cabane quasi-centenaire. Deux semaines s’étaient écoulées depuis son arrivée à Saint-Germain et sa rencontre avec la jeune fille, et bien qu’ils se soient revus plusieurs fois, aucun des deux n’en savait plus sur l’identité de l’autre, si bien que pour lui elle était toujours Jeanne, et pour elle il était toujours Antoine. Cette cabane était leur point de rendez-vous secret, l’endroit où l’espionne et le brigand fomentaient leurs plans tortueux, leurs idées de jeux, de plaisanteries, et passaient des heures à discuter pour refaire le monde et se réinventer des vies sans fin. Ils y restaient parfois jusqu’à la nuit tombée, et alors s’allongeaient sur le sol humide et tentaient d’apercevoir les étoiles par les trous dans le toit bancal tout en continuant à discuter de tout et de rien, et surtout de rien d’ailleurs. La légèreté était leur mot d’ordre, la bonne humeur leur univers. Quand ils étaient dans leur cabane, il semblait que rien ne pouvait venir perturber l’équilibre tranquille de leur havre de paix, comme une forteresse face à une réalité parfois bien moins intéressante. Que la cour lui paraissait morne et ennuyeuse en comparaison de ces heures passées dans ce cabanon froid et mal fichu ! Il en était pratiquement réduit à compter les jours, puis les heures, et enfin les minutes qui le séparaient de ses rendez-vous secrets avec sa petite espionne, et quand enfin sonnait le gong, il cavalait jusqu’à leur point de rendez-vous, n’en manquant jamais un seul… Et cette fois-là, il avait une idée des plus excitantes à lui soumettre.

Il se laissa donc tomber sur le sol, essoufflé après sa folle course dans les bois –durant laquelle il avait failli s’aplatir trois fois à cause des racines qu’il ne voyait pas, emporté par la vitesse- et tapota le sol pour lui indiquer de faire de même. Puis, s’asseyant en tailleur comme ils en avaient l’habitude, il posa ses deux coudes sur chacun de ses genoux et rassembla ses dix doigts comme un professeur d’apprêtant à donner une conférence. A la différence près que les professeurs n’avaient certainement pas cette lueur de conspirateur dans le regard et encore moins ce sourire.

« Ma chère Jeanne, disais-je, j’ai eu une idée. Un défi à la hauteur de notre courage et de notre témérité, mais qui requiert agilité et prudence, car attention ! Le danger est grand ! Si nous nous faisions prendre, nous serions certainement menés chez les gardes du roi, dans leurs sombres cellules humides, et nous ferions torturer pendant des heures pour que nous avouions notre méfait, et pour le plaisir du bourreau de punir deux malfaiteurs tels que nous… »

Une fois qu’il fut certain que cette perspective peu réjouissante et ô combien dangereuse eut capté l’intérêt de la jeune fille, il poursuivit un ton plus bas, presque en chuchotant comme si on pouvait les entendre :

« Comme vous le savez bien maintenant, en tant que bandit je n’aime rien tant qu’embêter les gens de ‘là-haut’ qui n’ont pas de considération pour les gens du petit peuple dont je me suis fait le fervent défenseur. Je sais que vous êtes une espionne du roi, mais je vous crois assez maline pour comprendre que ma petite plaisanterie sera parfaitement innocente et ne nécessite aucunement une arrestation. Voilà : le coursier chargé d’amener le courrier de ces messieurs-dames de la cour est en ce moment en train de faire escale dans une auberge tout près d’ici et a laissé son chargement sans surveillance. Il vient d’arriver et connaissant ce genre de bougre, il n’est pas près de repartir ! Je vous propose donc… » Il laissa sa phrase en suspens une seconde pour tester sa réaction. « … de lui voler son sac, et profiter qu’il ait le dos tourné pour changer les courrier d’enveloppes ! Il n’y a rien de bien méchant ni cruel là-dedans, mais imaginez la tête du duc de Bouillon s’il recevait le courrier amoureux de madame de Chalonnes ! Nous aurions bien de quoi rire à voir leurs réactions toute la journée ! Et avec un peu de chance, le coursier ne se rendra compte de rien… Alors, qu’en pensez-vous ? Êtes-vous avec moi ou contre moi ? »
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MessageSujet: Re: La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain]   La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain] Icon_minitime31.03.13 23:31

L'affaire du collier comme Éléonore Sobieska aimait à appeler ces événements plus tard dans l'espoir d'en désamorcer la gravité marqua un point de basculement dans le séjour de la jeune fille en France ce qui tend à démontrer que les bêtises les plus stupides décidées dans un moment de désœuvrement total peuvent parfois conduire à infléchir des existences entières. En l'occurrence, Éléonore ne se découvrit pas une vocation d'espionne ni même de voleuse de diamants – bien que son talent fût inné, elle avait réussi à faire chuter Ferdinand de son arbre comme elle aimait à le rappeler, s'attribuant tout le mérite uniquement parce qu'elle adorait le voir protester avec véhémence –, ce que des années plus tard, elle pourrait regretter : elle aurait certes été indésirable dans toutes les cours d'Europe mais au moins, elle aurait pu être riche. Non, la jeune fille ne se découvrit pas non plus une passion pour les forêts (bien qu'elle fût amenée à y passer un certain temps) ou la construction de cabanes en bois. Mais pourtant, ce fut bien cette affaire du collier qui modifia sa vie à Saint-Germain-en-Laye. Tout d'abord, Éléonore du Portugal, bien qu'elle eut retrouvé son collier, avait enfin compris qu'il était inutile de vouloir changer le caractère bien trempé de sa petite « protégée » qu'elle préféra dès lors protéger de loin en faisant la moue et en fronçant les sourcils, considérant que la Polonaise était décidément une fille bien perdue et qu'elle pouvait se contenter de la tolérer jusqu'à ce qu'elle puisse être rappelée par son frère (beaucoup de chapelets avaient dû être dits pour la victoire de la Pologne sur les révoltés hongrois cet été-là). De telle sorte que la mère de Morgan et Andrew devint beaucoup plus supportable, Éléonore s'en réjouissait sans savoir qu'elle serait amenée regretter amèrement de s'être mis cette femme à dos. Mais si, auparavant, elle se contentait de rester dans le château à l'affût d'un mauvais coup à faire ou de suivre Morgan et Jacques quand ceux-ci voulaient bien d'elle, elle partageait désormais son temps de façon à pouvoir se rendre au quartier général situé au plein cœur de la forêt de Saint-Germain. Au début, elle avait eu du mal à retrouver son chemin jusque-là, la petite cabane était éloignée des sentiers de promenade et sans leur course éperdue pour échapper au dragon qu'était la Portugaise le jour de l'affaire du collier, Ferdinand et Éléonore ne seraient sans doute jamais tombés dessus. Mais au fur et à mesure et à force de s'y rendre, elle finit par repérer les particularités des arbres, les souches bizarrement tordues qu'il fallait éviter et les terriers de renard devant lesquels il fallait passer. Invariablement, au jour et à l'heure dite, Ferdinand était là, parfois sur le seuil de la cabane à s'amuser avec un bout de bois, parfois assis à l'intérieur. Elle avait dû lui faire faux bond à plusieurs reprises quand sa présence était exigée ailleurs mais la jeune fille mettait un point d'honneur à passer plusieurs jours avant afin de lui laisser un mot d'explication. Elle lui disait généralement que le roi venait de l'envoyer sur une enquête prioritaire concernant des disparitions de lettres ultra secrètes ou du vol de sa guitare fétiche dont il aimait jouer en chantant (Éléonore était certaine que le jeune roi savait jouer de la guitare mais n'avait aucune certitude concernant ses dons au chant). Le fameux Antoine, lui, prenait toujours le temps entre deux brigandages de venir la voir.

Éléonore Sobieska adorait les moments qu'elle passait dans la cabane avec son nouvel ami. Jamais elle ne l'avait croisé à la cour et de toute façon, elle ne cherchait pas à l'y voir ou même à connaître ce qui était sa vie en dehors de ce qu'il vivait là, dans le présent, à ses côtés. C'était justement cela qui lui plaisait dans l'idée d'échapper à toute surveillance pour s'enfoncer dans la forêt qu'il vente, pleuve ou neige, c'était d'être libre de toute obligation, de se trouver hors du temps pour être quelqu'un d'autre, pas une bâtarde dont on ne savait que faire et que l'on envoyait à l'étranger parce qu'on ne pouvait l'accueillir à la cour et la présenter comme une cœur, pas une sœur en deuil qui pleurait l'assassinat d'un frère bien-aimé, pas un poids qui faisait regretter une amitié. Non, elle était cette Jeanne qui pouvait rire, refaire le monde en toute quiétude, sans s'inquiéter des conséquences. Elle goûta à l'insouciance la plus complète, elle y mordit même à pleines dents. Aussi quand approchait le jour du rendez-vous, elle était plus fébrile encore, plus impatiente mais on pensait que c'était encore l'une de ses lubies et personne ne s'en inquiétait. Seules les escapades de Morgan et Jacques lui plaisaient autant mais elle partageait son temps de manière équitable entre ces deux occupations. Et partout, résonnait son rire joyeux et entraînant. Dans un temps où la Fronde secouait la France, où les difficultés de la monarchie anglaise paraissaient insurmontables, c'était presque déplacé. Une bouffée d'air inespérée. Éléonore l'ignorait encore mais le temps était compté. Bientôt elle négligerait Ferdinand et ses rendez-vous secrets et enveloppés de mystère – sans jamais les abandonner toutefois, elle négligerait les chasses et les fous rires en compagnie de Morgan et Jacques pour se laisser séduire par les boucles brunes et les yeux pétillants d'un Anglais qui saurait toucher son cœur ce qui la conduirait à fuir. Mais elle n'en était pas encore là, laissons-la donc profiter de ces instants figés dans l'éternité, hors de toute temporalité.

Mais qu'on ne s'y trompe pas, leurs activités n'étaient pas toujours des plus innocentes, c'était après tout dans l'ordre des choses avec une espionne et un brigand. Aussi quand Éléonore vit arriver son complice avec un grand sourire plaqué aux lèvres un jour où pour une fois c'était elle qui s'était installée la première dans leur repaire, deux semaines environ après leur première rencontre, elle sut immédiatement qu'il avait quelque chose d'intéressant à lui proposer. Elle aurait été bien en peine de faire mine de ne pas être intéressée même pour tenter de le taquiner. Dès ses premiers appels de toute façon, la jeune fille sauta sur ses pieds, incapable de rester tranquillement assise quand quelque chose se préparait. Elle ne fit même aucune remarque sur la brutalité avec laquelle il poussa la porte pour pénétrer dans la cabane comme un diablotin sort de sa boîte. De fait, il avait adopté les traits d'une créature du démon avec sa mine réjouie qui n'annonçait rien de bon pour les pauvres innocents qui allaient être leurs victimes et qui ne doutaient de rien. S'il y avait bien une qualité qu’Éléonore appréciait tout particulièrement chez « Antoine », c'était bien de n'être jamais à court d'idées. Son imagination dévorante complétait parfaitement l'hyperactivité de la demoiselle. Si elle avait eu plus de compassion, elle aurait plaint ces futures victimes car ils faisaient un duo redoutable. Mais en le voyant bien prendre son temps, soufflant pour reprendre son souffle, s'asseyant tranquillement en tailleur (ce qui la conduisit à faire de même), Éléonore ne put s'empêcher de penser qu'un des deux membres du duo était bien agaçant et manquait visiblement d'exercice physique. Elle allait le faire remarquer à voix haute, à l'unique fin de voir s'effacer ce sourire ironique qui faisait bouillonner ses veines d'excitation et pour s'empêcher de lui sauter dessus pour le secouer comme un prunier jusqu'à ce qu'il avoue ce qu'il avait vu mais il prit enfin la parole comme un professeur faisant un cours à une élève récalcitrante. Sauf que le professeur en question était spécialisé dans les mauvaises plaisanteries et que l'élève n'avait plus grand chose à apprendre.
- Ma chère Jeanne, disais-je, j'ai une idée. Un défi à la hauteur de notre courage et de notre témérité...
- Vous voulez dire de mon courage et de ma témérité, corrigea Éléonore avec une lueur moqueuse dans le regard.
- Mais qui requiert agilité et prudence, poursuivit le précepteur en lui lançant une œillade plus sévère (Éléonore lui accordait volontiers ces deux qualités dont elle était presque totalement dépourvue), car attention ! Le danger est grand ! Si nous nous faisions prendre, nous serions certainement menés chez les gardes du roi...
Ferdinand en profita pour énumérer les horreurs qui pouvaient arriver à deux malfaiteurs de leur envergure que toutes les cours d'Europe ou presque recherchaient activement, c'était bien connu. À l'évocation de tortures, là où toute jeune fille de son âge aurait lâché une exclamation de surprise en lâchant ses travaux d'aiguille, Éléonore battit des mains d'excitation tout en laissant échapper un rire ravi. Mais son camarade de jeux n'avait encore rien lâché sur son idée même. À tant de dangers toutefois, on pouvait déjà dire qu'elle était formidable et plus que tentante.

Ferdinand poursuivit d'un ton de conspirateur comme si des espions se planquaient derrière les planches vermoulues de leur abri de fortune dans lequel Éléonore passait autant voire de plus de meilleurs moments que dans les dorures du château de Saint-Germain, ce qui conduisit la jeune fille à jeter des regards suspicieux autour d'elle. Mais nul ne les écoutait sinon peut-être cet écureuil qu'on distinguait à travers la fenêtre et encore, on pouvait penser qu'il n'était guère intéressé par les arrêts (fréquents) à la taverne du postier de la cour. Car c'était là que résidait toute l'astuce du plan de Ferdinand : voler le sac de courrier du coursier qu'il laissait sans surveillance lors de son escale dans le monde merveilleux des vignobles de Bourgogne et échanger les adresses des enveloppes pour que le courrier n'arrive pas à son destinataire originel. Inutile de dire qu’Éléonore fut conquise par cette petite plaisanterie qu'elle trouva tout à fait à son goût. Elle imaginait déjà la joyeuse cacophonie qui régnerait au château pendant des jours et la perspective d'en être à l'origine la séduisait tout particulièrement. Avec un peu de chance, le dragon (ou Éléonore du Portugal pour ceux qui ne la connaissait pas) recevrait une lettre impie et pleine d'injures, elle imaginait déjà la tête qu'elle ferait et le feu issu de sa colère sortir de ses naseaux. Il suffirait d'observer ça de loin.
- Je ne suis pas en mission auprès du roi et le danger ne me fait pas peur, au contraire commença-t-elle en s'efforçant de prendre un air grave (ce qui fut un échec complet) mais elle poursuivit après un court silence plein de suspens : je suis avec vous, évidemment ! Où se trouve donc cette auberge ?
Elle était déjà debout et prête à partir, plus motivée encore que son complice si c'était possible. La jeune fille trottina derrière Ferdinand en lui suivant tout au long du trajet. Il ne leur fallut que quelques dizaines de minutes pour atteindre la lisière de la forêt et donc l'auberge qui se trouvait au bord de la route qui menait à Saint-Germain. Éléonore distingua d'ailleurs le château vieux qui se dressait de toutes ses briques rouges au loin, éclatant au soleil, symbole de son autre vie ce qui la déconcerta. Pas assez toutefois pour qu'elle ne puisse lancer à la longue silhouette dégingandée du diablotin à ses côtés :
- Je m'occupe de faire le guet et d'occuper le petit serviteur qui surveille les chevaux pendant que vous prenez le sac.
Le jeune garçon fut tellement surpris de voir arriver une jeune fille de nulle part, les cheveux à moitié décoiffés et la robe, pourtant de bonne qualité, pleine de boue et de feuilles qu'il en oublia momentanément la cargaison que le coursier lui avait sans doute demandé de garder. Éléonore surveilla du coin de l’œil Ferdinand qui semblait à avoir quelque peine à soulever le gros sac et lui adressait des grimaces (elle faillit se vendre en le fusillant du regard et dut même prendre le garçonnet par les épaules pour éviter qu'il se retourne) mais dès que Ferdinand eut disparu de son champ de vision, elle lâcha sa victime qu'elle avait baratiné pour faire mine de s'élancer sur la route royale... Pour finalement, plonger au cœur de la forêt, retrouvant facilement son complice des mauvais coups qui traînait toujours son chargement :
- Voyez le bon côté des choses, Antoine, s'exclama-t-elle avec bonne humeur, c'est honteux pour un bandit de ne point avoir de muscles, vous pouvez maintenant y travailler !
Elle daigna toutefois l'aider pour le transport jusqu'à la cabane... Sans cesser de se moquer gentiment de lui.

Arrivés à leur repaire, les deux malfrats tout fiers de leur réussite qui les faisait gravir un nouvel échelon dans l'échelle du crime, se jetèrent sur les enveloppes et les ouvrirent quand le contenu leur semblait intéressant. Alors que Ferdinand lui faisait la lecture d'une lettre codée qu'il avait l'ambition de déchiffrer – car c'était certainement un secret d'état – mais qui ressemblait plus à la narration de la vie mouvementée d'un crapaud ponctuée de symboles étranges (lequel crapaud était probablement le cardinal Mazarin, les Frondeurs ne manquaient alors pas d'humour), Éléonore ouvrit avec curiosité une missive adressée à un comte de Fontenay qu'elle trouvait fort laid. Qu'elle ne fut pas surprise en découvrant les mots couchés sur le papier par une certaine Vulfetrude ! Elle éclata de rire avant de lire avec emphase les premières lignes à son complice (un peu vexé qu'on ait osé le couper en plein secret d'état) :
- Écoutez plutôt cela ! « Chaque jour qui passe loin de vous est un déchirement pour mon cœur. Je sais fort bien que vous ne me voyez pas mais pourtant votre force, votre courage m'éblouissent et nourrissent l'amour que je vous voue en secret depuis des mois... » Et cela continue sur des lignes et des lignes ! N'a-t-on jamais vu manière plus ridicule d'avouer son affection ?
Éléonore riait en imaginant le comte de Fontenay badiner avec une dame horriblement sérieuse et âgée comme l'évoquait ce nom de Vulfetrude puis redevint sérieuse quelques secondes pour suggérer d'un ton de conspiration :
- Je pense que nous pourrions l'envoyer au cardinal Mazarin, il sera très heureux de ce courrier et s'imaginera déclencher des passions secrètes !
Aussitôt dit, aussitôt fait. Ils ouvrirent également quelques missives assommantes de nouvelles de ce qui se passait en province et auxquelles Éléonore était insensible. Mais la plus étrange était adressée à un parfait inconnu dont l'auteur parlait comme d'un « cher ami » : elle parlait de diverses espèces de poules en comparant leurs mérites respectifs (Éléonore apprit que les Françaises pondaient plus que les Autrichiennes par exemple) et on y avait joint des croquis de poules sultanes qui étaient apparemment les « plus jolies ». Les deux complices hésitèrent un instant sur le destinataire mais finirent par se mettre d'accord sur une proposition hasardeuse d’Éléonore :
- Moi je vous dis... Le jeune roi ! Un roi doit toujours connaître les espèces de poules qui composent son royaume, ça me paraît essentiel, déclara-t-elle sans savoir que c'est peut-être cette lettre qui déclencherait la passion de Louis XIV pour les poules sultanes.
Quelques heures plus tard et de nombreuses lettres mêlées les unes aux autres – Frondeuses ou pas –, ils se décidèrent à rendre le sac à son véritable propriétaire qui n'allait sans doute plus tarder à repartir vers le château de son pas hésitant et enivré. Au moment où ils se quittèrent, leurs rires résonnaient encore dans la forêt de Saint-Germain du forfait qu'ils venaient de connaître. Ils ignoraient à ce moment-là les conséquences de leurs actes. En effet, quelques Frondeurs allaient moins rire en voyant leurs missives atterrir dans les mains d'un Mazarin.

***

- Antoine, vous êtes là ?
Évidemment, il était là, comme toujours depuis le début de leurs rencontres régulières quelques mois auparavant. Il avait le même sourire invariable, le même regard qui pétillait à l'idée de tout ce qu'ils allaient encore bien faire. Mais tout avait changé pourtant. Quand Éléonore leva les yeux vers lui, ils étaient plein de larmes :
- Je vais devoir partir, bégaya-t-elle, je...
Cela lui semblait impossible à dire. C'était en quelque sorte faire entrer la réalité dans leur monde imaginaire et rêvé. Mais elle lui devait bien une explication :
- Je suis enceinte.


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MessageSujet: Re: La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain]   La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain] Icon_minitime09.06.13 1:57

Assis en tailleur sur le sol vermoulu de la petite cabane, Ferdinand laissait ses doigts tambouriner sur les lattes du parquet alors qu’il jetait un regard impatient vers la porte qui décidément était bien peu complaisante aujourd’hui, à refuser de s’ouvrir. Sa complice n’avait pourtant pas laissé de mot, comme elle avait l’habitude de le faire quand elle savait qu’elle serait en retard ou ne pourrait venir, il en avait donc conclu qu’elle serait à l’heure comme d’habitude… Mais un coup d’œil à sa montre suffit à lui confirmer qu’elle avait déjà une demi-heure de retard. Esquissant une moue boudeuse –il avait beaucoup de défauts mais était ponctuel, il fallait au moins lui accorder ça- il croisa les bras et se laissa aller en arrière pour s’adosser au mur et étendre ses longues jambes croisées sur le plancher. Où était-elle encore passée ? L’espace d’un instant, il se figura qu’elle l’avait oublié, puis décida de manière complètement arbitraire que ça n’était pas possible ; Jeanne l’espionne du roi n’oublierait jamais, n’avait jamais oublié un seul de leurs rendez-vous secrets dans cette cabane. Ferdinand voulait se convaincre que comme lui, elle ne pouvait plus se passer de ces rencontres cachées dans ce coin perdu dont eux seuls avaient connaissances ; mais il savait aussi pertinemment, tout en voulant de tout cœur l’oublier, que sa compagne d’aventures était aussi insaisissable qu’un courant d’air et qu’en un claquement de doigts elle pourrait filer entre les siens. Entrée dans sa vie comme une porte qui s’ouvre avec fracas, il la savait capable d’en repartir avec la discrétion du petit renard qu’elle savait si bien être. Et dès que cette pensée lui venait à l’esprit, il l’en chassait aussitôt, comme le petit garçon essaye de chasser le monstre sous son lit. Dans ce monde terne et souvent ennuyeux, Eléonore avait été le soudain éclat de lumière, la couleur la plus vive qui contaminait toutes les autres ; mais elle avait aussi eu cet effet pervers de briller tant que les autres, déjà peu intéressants, en avaient encore perdu en valeur. Le jour où elle disparaîtrait de sa vie, il serait bien gris, ce pauvre monde…

Un sourire vint se dessiner sur son visage alors que ses pensées vagabondaient quelques semaines en arrière, alors qu’ils avaient résolu, à son initiative, de mélanger toutes les lettres amenées par la poste au château pour semer la confusion et la zizanie à la cour. Qu’ils s’étaient amusées durant tout le processus ! Tels deux chenapans, assis en tailleur dans cette petite cabane jusqu’à pas d’heure, lisant, dépiautant ce courrier lettre par lettre, deux petits indiscrets s’immisçant dans les complots et courriers du cœur de Saint-Germain et s’amusant à les mêler allègrement dans un joyeux bordel… Baissant les yeux, Ferdinand remarqua un papier dans un coin de la cabane, et tendit le bras pour l’attraper. Déchiffrant l’écriture en pattes de mouches, il lut un furieux « est-ce ainsi que vous estimez bon de me traiter ? En garde, vieille pute dégarnie ! Quand on cherche la marquise de S…, on la trouve ! » et réprima un éclat de rire avant de froisser la feuille et de la jeter par la fenêtre, une lueur enfantine dans les yeux. Puis, ses prunelles noisettes glissèrent de nouveau vers la porte, qui n’avait hélas toujours pas bougé. Une angoisse pour le moins singulière vint lui serrer le cœur. Et si elle ne venait pas ? Mais vraiment pas ? Si elle l’avait vraiment oublié, occupée qu’elle pouvait être avec d’autres aventures (l’idée qu’elle vive de folles aventures avec un autre que lui le rendait d’ailleurs jaloux au possible, même s’il le niait avec la plus belle mauvaise foi du monde) ? Il avait un méchant pincement au cœur en imaginant qu’il ne reverrait plus sa moue taquine quand elle se l’embêtait, le mouvement de ses cheveux roux quand elle les calait machinalement derrière son oreille pour déchiffrer les lettres à mélanger, l’étincelle rieuse dans ses yeux bleus comme un éclat de joie pure, pour un rien, la fossette au coin de sa bouche quand elle souriait à leurs conspirations, se moquant du monde, se moquant d’eux, se moquant de tout… Son rythme cardiaque accéléra légèrement alors que le portrait d’Eléonore se dessinait un peu plus précisément dans son esprit. Il les avait reconnus, les symptômes. Seule la mauvaise foi, sa plus vieille compagne, l’avait empêché de l’admettre. Esquissant un nouveau sourire (il devait avoir l’air bien benêt, à sourire tout seul dans sa cabane, songea-t-il en le réalisant, et il ne put s’empêcher d’en rire) il dressa l’oreille et perçut des bruits de pas dans les feuillages. Aussitôt il se redressa, écoutant tous azimuts, un large sourire sur le visage. C’était elle, c’était une certitude ! Son cœur s’envola vers d’autres cieux, et il était presque fébrile en l’attendant, si bien qu’il dut se forcer à adopter une attitude plus posée comme si son retard avait à peine été remarqué tant il était occupé à penser à ses brigandages –peut-être même pouvait-il faire semblant d’être arrivé à peine quelques minutes plus tôt, mais il oublia cette idée sitôt que les pas se furent rapprochés. Il en oubliait même de respirer alors qu’il attendait presque en trépignant sur place qu’elle ouvre la porte. Dieu qu’il se trouverait ridicule, quelque quinze ans plus tard, en repensant à cette époque ! Mais aujourd’hui, il n’en avait que faire : il avait vingt-et-un ans, une folle envie d’aventures, des idées plein la tête, et en plus, dame, il était amoureux. Amoureux comme on peut l’être à cet âge, quand on est un jeune Gascon plein de fougue et de hardiesse, amoureux comme on peut l’être d’une étoile qui brille un peu trop fort tout en sachant pertinemment qu’on ne pourra jamais l’atteindre mais qu’on n’en a que faire, puisque personne ne le pourrait jamais…

Pourtant l’entrée fracassante d’Eléonore fit tout basculer. A peine eut-elle repoussé le battant et fait un pas dans la pièce que le visage de Ferdinand changea, passant du sourire à la stupéfaction. Etait-ce des larmes qu’il voyait dans ses yeux ?

- Je vais devoir partir, je... balbutia-t-elle, hoquetant comme si la suite restait coincée au fond de sa gorge.
« …Jeanne ? » finit-il par dire, retenant son souffle alors que son visage trahissait toute l’angoisse qu’il avait de voir ses craintes –prémonitoires semblait-il – se cristalliser dans l’instant. « Que se passe-t-il, pourquoi dites-vous que vous devez… »
- Je suis enceinte.

La bombe avait explosé. L’onde de choc se propagea dans l’esprit du garçon à la vitesse de la lumière, ravageant momentanément tout sur son passage. Le blanc complet. C’était comme si une massue lui était tombée sur la tête mais que ses nerfs avaient été déconnectés, si bien qu’il n’avait senti ni le choc ni la douleur. Juste le trou noir qui s’ensuivait. Sur le coup, Ferdinand ne sut que répliquer. Il s’était attendu à tout, sauf à ça. L’espace d’un instant, il crut à une plaisanterie –elle en aurait été tout à fait capable, la gredine- et voulut s’en convaincre, cherchant dans les traits de la jeune femme la moindre trace d’humour, cette commissure au coin des lèvres qui la trahissait d’habitude, cet éclat indéfinissable dans les yeux qui ne pouvait pas le tromper… Mais plus il déchiffrait son visage, plus il se plombait lui-même le cœur alors que la détresse de son amie lui sautait à la figure. Personne, pas même la plus grande des comédiennes, ne pouvait simuler la douleur qui crispait les muscles de son visage fin, ni le profond désarroi qui irradiait de ces yeux bleus et le bouleversait avec la force d’un tsunami. Arraché à son nuage idyllique, le gascon fut brutalement ramené à terre par un géant venu le cueillir là-haut pour le ramener en bas : et ce géant-là s’appelait Réalité.

« Mais… Mais non, ce n’est pas possible, vous devez faire erreur, ou bien… Je ne sais pas, je… » se retrouva-t-il à bafouiller pitoyablement, le grand gamin qu’on forçait à voir enfin le monde pour ce qu’il était vraiment, et pas simplement la bulle qu’il s’était si bien construite au fil des semaines en la compagnie de Jeanne. Regarde Ferdinand, regarde-la bien, ton amie, vois comme elle souffre, vois comme tu n’as rien vu, rien compris, vois comme elle a visiblement besoin de toi et à quel point tu es incapable de faire quoi que ce soit pour lui venir en aide… Alors qu’il la détaillait de bas en haut pour voir un quelconque signe de grossesse, un ventre arrondi, n’importe quoi, alors que son esprit avait déjà compris que c’était vrai et inévitable, Ferdinand se prenait dans la figure sa propre impuissance. S’il ne se brisa pas, du moins son cœur se fissura-t-il. Il avait l’air malin, le chevalier avec son armure en papier…

Relevant les yeux vers elle pour la dévisager avec incompréhension, il lui vint alors la question fatale : qui ? Eléonore n’avait certainement jamais rien remarqué des sentiments confus qu’il pouvait ressentir à son égard et il ne lui en voulait pas le moins du monde ; mais tout de même, qui était le père ? Qui était l’homme qui pouvait faire tomber cette jeune fille enceinte, puis la laisser tomber tout court –ce devait être le cas, ou autre chose de tragique, si les choses s’étaient bien passées elle ne serait pas venue le trouver en pleurant, forcément ! Une vague de colère l’envahit alors qu’il s’imaginait déjà mille scénarios de comment tout cela avait pu arriver, et ce qui avait pu arriver au responsable de ces larmes cruelles et douloureuses, et pourquoi il n’était pas là, et pourquoi elle souffrait quand elle aurait pu –aurait dû- se réjouir de ce qui était au fond une heureuse nouvelle. Mais elle était là, à pleurer devant lui, au lieu d’être avec l’autre… Ce n’était pas comme ça que ça aurait dû se passer.

« Jeanne, ne pleurez pas… Expliquez-moi, que… que s’est-il passé ? Qui est responsable de… de votre état ? » tenta-t-il encore en lui prenant les mains –qu’elle avait glaciales. Il réalisa alors l’absurdité de ses questions et se mordit la lèvre presque jusqu’au sang en se traitant intérieurement d’imbécile. « Pardonnez-moi, ce n’est pas ce que je voulais dire, vous n’avez pas à m’expliquer quoi que ce soit… Après tout, je ne vous connais même pas. »

Sa voix eut une brisure à ce constat. C’était vrai ; les deux jeunes gens avaient toujours pris soin de ne jamais rien révéler de leurs véritables identités, pas même leurs noms. Difficile de pouvoir prétendre alors à des confidences aussi intimes que le nom d’un amant. Qui était-il, pour elle ? Rien du tout, un grain de poussière ; un brigand de grand chemin qui tombait des arbres et volait du courrier pour s’amuser. Bien sûr qu’elle avait une vie ailleurs, et il avait été bien stupide de l’oublier. Idiot qu’il était. Et prétentieux, avec ça.
Mais les Gascons sont des êtres affreusement têtus, la croyance populaire ne mentait pas. Croisant le regard de la jeune femme, Ferdinand se retrouva une nouvelle fois nez-à-nez avec ses larmes, sa douleur, sa détresse. Et brusquement, il crut se trouver face à un miroir. Nouvelle claque. Cette situation, une grossesse hors-mariage, ne sonnait-elle pas étrangement familière à ses oreilles ? Avait-il oublié les conditions de sa propre naissance ? Et sans son père, que serait-il devenu, lui le fils bâtard d’une mère amoureuse du mauvais homme ? Soudainement la situation se retourna et il sut instantanément ce qu’il avait à faire. Il ne pouvait pas changer le cours des choses, mais au moins, il pouvait peut-être aider son amie à traverser cette épreuve.

« Ne pleurez plus, Jeanne. » reprit-il d’une voix plus ferme en serrant ses mains un peu plus fort dans les siennes. Il refourgua ses sentiments loin dans un placard avec d’autres vieilleries entassées là pêle-même et plongea son regard dans celui d’Eléonore, avant de reprendre avec force : « Vous avez bien fait de venir me voir. Vous n’avez pas besoin de me raconter quoi que ce soit, vos larmes en disent assez et il est inutile d’en verser plus en remuant encore tout ça. Je sais que je ne suis pas grand-chose pour vous, et que vous avez votre vie ailleurs, mais je sais aussi que vous n’êtes pas venue me trouver par hasard ! » Si elle n’avait pas un minimum confiance en lui, pourquoi serait-elle venue ? Pourquoi lui ? Le cœur battant, plus à cause de l’importance de la tâche qui l’attendait qu’autre chose, Ferdinand prit le visage de la jeune femme entre ses mains et, avec toute la gentillesse contenue dans ce grand corps maigrichon, lui sourit. « Faites-moi confiance, je vais vous aider à surmonter tout ça. Je ne sais pas encore exactement comment, mais je suis sûr que nous trouverons une solution. Si vous acceptez de me faire confiance, je vous promets de m’occuper de vous comme une vraie nourrice. Vous en aurez tellement assez de me voir que vous finirez par me jeter dehors en me disant que vous êtes assez grande pour vous débrouiller toute seule ! Mais en attendant, je vous supplie de vous reposer sur moi. Vous êtes la meilleure amie que j’aie eu depuis mon arrivée à la cour ; laissez-moi vous aider. D’accord ? »

Bon d’accord, il n’était pas le plus crédible des chevaliers servants mais… Il ne se défendait pas trop mal, non ?
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MessageSujet: Re: La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain]   La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain] Icon_minitime09.06.13 17:16

Ce jour-là et contrairement à ses habitudes qui la conduisaient à se précipiter à ces fameux rendez-vous teintés de mystère, toutes affaires cessantes, qu'il pleuve, vente ou neige (fort heureusement pour eux, les mois qui venaient de s'écouler étaient des mois d'été), Éléonore Sobieska avait longuement hésité avant de se rendre à la cabane dont elle partageait la propriété (en l'absence d'autres revendications) avec un soit-disant voleur de grand chemin. Depuis que le monde qu'elle avait connu, clair, triste mais quelque part rassurant, s'était écroulé, elle n'était plus sûre de rien et surtout de ce qu'elle devait accomplir. Quand le chaos semble s'être installé dans son existence, quand cette dernière semble devenir trop lourde à porter et quand on était seul devant les ruines encore fumantes, même la petite bulle qui semblait hors du temps et éloigné des problèmes n'était plus épargnée par les événements extérieurs. Évidemment, Éléonore avait envie de revoir celui qu'elle considérait désormais comme un ami même si elle ne partageait avec lui que quelques heures par semaine – et pas les plus sérieuses – mais elle se demandait comment elle serait capable de lui faire face, de le regarder droit dans les yeux et de lui parler, car ses paroles ne pourraient que les rappeler vers la réalité. Et celle-ci était beaucoup trop douloureuse, presque insupportable. Éléonore avait pourtant mis du temps avant de prendre pleinement conscience que la parenthèse insouciante était terminée. Mais la gifle que la vie lui avait donné avait encore été plus douloureuse. Était-ce ainsi qu'on la récompensait de ses sacrifices et de ses souffrances ? En s'acharnant à barrer de son existence tout ce qui l'avait rendue digne d'être vécue ? Elle ignorait ce qu'elle devait faire ou même ce qu'elle pouvait faire mais une seule certitude lui martelait l'esprit, comme autant de coups de poignards qui l'auraient laissée exsangue : elle ne pouvait plus reculer ou arranger cela, personne ne le pouvait. Mais après avoir fait plusieurs fois les cent pas dans les salons des appartements qui avaient été alloués à la famille royale d'Angleterre au château de Saint-Germain-en-Laye, sous l’œil mi-goguenard mi-furieux d’Éléonore du Portugal (qui ignorait ce qui préoccupait tant celle qui avait été sa protégée – et heureusement), tout en se tordant les mains avec désespoir, la jeune fille résolut d'y aller tout de même. Tout lui criait qu'elle ne devait pas et même son courage faillit flancher plusieurs fois mais elle devait bien cela à Antoine, rien qu'une explication pour son futur départ précipité. Beaucoup en doutait mais elle était une véritable Sobieska, elle en portait le nom à défaut d'en avoir entièrement le sang. Et il ne serait pas dit qu'une Sobieska pouvait flancher, non elle garderait la tête haute et elle ferait face à ses responsabilités malgré la douleur et le regard des autres. Peut-être avait-elle le secret espoir qu'il se soit lassé, elle avait déjà du retard. Peut-être trouverait-elle la cabane vide et alors, elle saurait qu'elle ne lui devait plus rien – était-ce bien idiot de se sentir un devoir d'honneur envers un prétendu bandit de grand chemin. Mais quand elle approcha de la cabane, elle eut le sentiment qu'il avait attendu, qu'à son habitude, il s'était assis au sol en sifflotant, en imaginant quelles bêtises ils allaient bien pouvoir faire dans la journée, quelles personnes ils allaient pouvoir traumatiser. Tant mieux finalement, elle n'aurait pas voulu trahir tout le temps qu'ils avaient passé ensemble et qui pourraient concourir des années plus tard aux meilleurs souvenirs qu'elle conservait de son passage en France.

La Polonaise aurait voulu se montrer forte mais elle se rendit compte en poussant la porte de la cabane, alors que Ferdinand sautait sur ses pieds devant elle, que ses paupières étaient pleines de larmes. Le sourire qu'elle avait tant aimé, le regard pétillant qu'elle allait chercher dans bien des yeux durant les quinze années suivantes, tout s'effaça du visage de son compagnon de jeux et un instant, il fut devant elle, les traits inquiets et tirés. Elle n'avait pas voulu que ça se passe comme cela, elle n'avait pas voulu laisser croire qu'elle cherchait du réconfort – même si inconsciemment c'était probablement le cas – mais elle ne parvenait plus à se contrôler. Éléonore avait l'habitude pourtant de laisser son hyperactivité prendre le dessus ou ses pulsions s'assouvir mais ce n'était pas cette force impérieuse qui avait pris possession de ses nerfs en cette journée-là. C'était bel et bien le chagrin qui lui brouillait le regard, le chagrin de celle qui doit tout abandonner. Pour une erreur. Elle eut du mal à l'avouer à cet Antoine mais elle ne choisit pourtant aucun détour, elle lui cracha presque la vérité au visage, sans avoir la moindre conscience du mal qu'elle pouvait lui faire, ne s'étant jamais douté des sentiments qu'il éprouvait pour elle. Car quand on ne s'aimait pas soi-même, comment seulement penser que les autres pouvaient nous aimer ? Combien même, jusqu'aux derniers mois, elle ne s'était jamais intéressé à ces questions. Jusqu'aux derniers mois, c'était bien cela le problème.
- Je suis enceinte.
Elle l'avait dit mais loin du soulagement qu'elle aurait voulu éprouvé, elle se sentit encore plus mal à l'aise devant la réaction du jeune homme. Elle aurait voulu donner plus d'explications, se justifier mais elle n'y parvint pas, les mots refusant de sortir de sa gorge. Elle resta donc là, debout devant lui, incapable pour autant de tourner les talons et de s'enfuir (ce qui allait pourtant devenir sa spécialité plus tard), comme une criminelle qui attendait la sentence de son juge, se sentant encore moins à sa place qu'un protestant tentant de s'expliquer devant Marie la Sanglante, sans autre argument que « c'est ainsi » et la certitude de finir sur le bûcher. Si elle avait capable de réfléchir, elle n'aurait su dire comment Antoine pouvait réagir. D'un côté, elle avait l'impression de le connaître parfaitement pour avoir partagé tous ces moments en sa compagnie mais que savait-elle de ses croyances profondes, de la bonté ou de l'honnêteté de son être ? Elle aurait voulu pouvoir mettre sa main au feu qu'il était digne de la confiance qu'elle lui avait accordé depuis le moment où il l'avait surprise dans la chambre d’Éléonore du Portugal et n'avait rien dit mais les personnes que l'on croit avoir percé à jour peuvent se révéler surprenants. Pas toujours dans le bon sens. Alors elle se sentait se liquéfier devant Antoine, attendant avec autant d'angoisse que d'impatience les premières paroles de ce dernier. Était-il en train de la juger ? Elle n'était évidemment pas mariée, son absence d'alliance, son insouciance le prouvaient assez et pourtant, elle attendait un enfant qui allait porter la marque de la bâtardise comme elle avait dû supporter ce poids elle aussi. Ce n'était pas ce qu'elle aurait pu souhaiter pour lui mais là n'était pas ce qui lui déchirait le cœur en cet instant. C'était l'expression du visage d'Antoine. Si lui ne pouvait pas comprendre, qui le pourrait alors ? Est-ce que tous ceux à qui elle le dirait la rejetteraient ? Ce n'était pas les Inquisitrices toutes de noir vêtues, venues de leur lointaine péninsule, ces Vulfetrude et ces Hildegarde, ces femmes de l'entourage d’Éléonore du Portugal et plus tard celles de Marie-Thérèse qui pourraient la soutenir. Malgré toute la force de sa volonté, elle détacha ses yeux du visage du jeune homme et les baissa. Elle n'avait pas honte, elle avait mal.

Ce fut Antoine lui-même – ou Ferdinand, on s'y perdait – qui lui fit relever la tête.
- Mais… Mais non, ce n’est pas possible, vous devez faire erreur, ou bien… Je ne sais pas, je…, bafouillait-il lamentablement comme s'il cherchait ses mots ou qu'il n'avait pu imaginer cela de la part d’Éléonore qui avait elle aussi longtemps cherché à nier.
- Je ne fais pas erreur, se contenta-t-elle de répondre, la gorge serrée par l'émotion. D'un geste doux, le premier qu'elle eut depuis qu'elle avait appris la nouvelle – c'est-à-dire que sa femme de chambre lui avait fait remarquer tous les signes qu'elle avait refusé de voir –, elle posa sa main sur son ventre encore à peine arrondi. Pourtant, quelque chose grandissait en elle, elle le sentait désormais, il était bien là et ce quelque chose venait de bouleverser sa vie entière.
Mais lui s'était repris et s'était rapproché d'elle jusqu'à ce qu'elle ressente la chaleur de sa présence, il saisit ses mains dans les siennes dans un geste d'une telle tendresse qu'elle sentit à nouveau ses yeux se remplir de larmes. Il ne l'avait pas jugée coupable, il n'avait pas fui les pleurs et les drames. Il était là et c'était tout ce qu'elle demandait en cet instant. Juste un moment de calme où elle pouvait sentir que quelqu'un était là pour elle, pour se préoccuper de son état, pour lui montrer qu'elle n'était pas seule.
- Jeanne, ne pleurez pas… Expliquez-moi, que… que s’est-il passé ? Qui est responsable de… de votre état ? Commença-t-il avant de se reprendre avec précipitation avant même qu'elle ne puisse réagir, pardonnez-moi, ce n’est pas ce que je voulais dire, vous n’avez pas à m’expliquer quoi que ce soit… Après tout, je ne vous connais même pas.
Elle le savait bien sûr qu'ils n'étaient rien de plus que des étrangers mais se l'entendre dire fut plus douloureux qu'elle ne l'avait imaginé. Mais en effet, qu'aurait-elle pu lui dire ? Qu'elle avait passionnément aimé Andrew Stuart mais qu'elle avait renoncé à l'épouser parce qu'elle n'était pas digne de lui, parce qu'aucune de leurs familles ne pouvait donner leur accord ? Parce qu'elle avait peur que ses sentiments qu'elle ne maîtrisait pas finissent par disparaître et la laissent abandonnée avec ses regrets ? Qu'elle avait juré de ne plus le revoir ? Qu'elle se refusait à le prévenir de sa grossesse ? Qu'elle avait songé à se débarrasser du bébé mais qu'en mémoire de celui qu'elle aimait, elle n'avait pas pu ? Non, elle ne pouvait rien dire même si l'envie de tout confier, de tout extérioriser, son désespoir et sa rage, était terriblement tentante. Devant elle, désarmant de bonne volonté et de gentillesse, celui qui s'était prétendu un voleur continuait à parler, lui, sans rien attendre d'elle.
- Ne pleurez plus, Jeanne, dit-il d'un ton plus ferme qui étonna Éléonore et la poussa à plonger son regard dans le sien, vous avez bien fait de venir me voir. Vous n’avez pas besoin de me raconter quoi que ce soit, vos larmes en disent assez et il est inutile d’en verser plus en remuant encore tout ça. Je sais que je ne suis pas grand-chose pour vous, et que vous avez votre vie ailleurs, mais je sais aussi que vous n’êtes pas venue me trouver par hasard !
La force qui émanait désormais de lui contrastait violemment avec sa première réaction, comme s'il cherchait à se rattraper, à la rattraper, elle, avant qu'elle ne s'effondre tout à fait. Avait-il raison ? Y avait-il une raison pour que le destin l'ait poussée à se rendre à ce rendez-vous ? Pouvait-il vraiment quelque chose pour elle ? Il ne perçut pas le dilemme qui agitait son esprit et prit le visage de la jeune femme entre ses mains avant de lui sourire. Un sourire lumineux qui éclairait même le chemin qui attendait Éléonore.
- Faites-moi confiance, je vais vous aider à surmonter tout ça. Je ne sais pas encore exactement comment, mais je suis sûr que nous trouverons une solution. Si vous acceptez de me faire confiance, je vous promets de m’occuper de vous comme une vraie nourrice. Vous en aurez tellement assez de me voir que vous finirez par me jeter dehors en me disant que vous êtes assez grande pour vous débrouiller toute seule ! Mais en attendant, je vous supplie de vous reposer sur moi. Vous êtes la meilleure amie que j’aie eu depuis mon arrivée à la cour ; laissez-moi vous aider. D’accord ?

Un petit rire se mêla aux larmes de la jeune femme devant les plaisanteries de son ami et elle hocha doucement la tête pour qu'il la lâche puis sans brusquerie, elle se glissa dans ses bras pour se serrer contre lui, posant sa tête sur son épaule. Avec force et un peu de maladresse, elle l'étreignit et ferma les yeux quelques secondes pour savourer pleinement cet instant. Il ne venait pas pour autant de faire disparaître les ennuis ou les peurs mais sa simple présence était réconfortante et jamais personne n'avait rien fait d'aussi désintéressé pour elle que cette proposition.
- Détrompez-vous, vous n'êtes pas rien pour moi, vous êtes aussi mon ami... Mon ami... Comme j'ai été stupide d'avoir eu peur de venir vous voir...
Elle se détacha de lui, les yeux rougis et recula un peu. Elle avait le sentiment de lui devoir un bout de la vérité pour toute sa gentillesse mais elle ne sut comment commencer. Et surtout, elle ne savait comment refuser.
- Vous savez... J'aurais dû l'épouser, je l'ai aimé, réellement, bafouilla-t-elle à son tour avant de laisser un petit rire devant la stupidité de ce qu'elle racontait, je ne suis pas Jeanne, je ne suis pas une espionne du roi, je n'ai même jamais rencontré le roi sauf à l'avoir parfois aperçu dans le château. Mais... Je suis une fille bâtarde, j'ignore qui est ma mère, je ne suis pas un bon parti et je suis donc partie, en lui promettant de ne pas revenir. Je ne veux pas qu'il sache, insista-t-elle avec force.
La Polonaise se tordait de nouveau les mains avec nervosité et se mit à faire les cent pas dans la cabane, regrettant soudain le faible espace de celle-ci alors qu'elle l'avait tant de fois loué tant cela lui semblait digne d'un petit nid douillet. Elle réfléchit quelques instants, pour tenter de mettre de l'ordre dans ses pensées puis se lança dans l'une des conversations les plus difficiles de son existence :
- Je suis désolée d'être venue vous ennuyer avec cela, vous n'êtes pour rien dans mes ennuis et je ne voulais pas vous y mêler. Je n'étais pas venue pour vous demander de l'aide ou un sacrifice, juste vous prévenir. Je dois quitter la cour au plus vite pour ne pas... Ne pas qu'il me revoit dans cet état. Je... Je ne peux pas accepter votre suggestion, vous ne me connaissez pas, Antoine... Quelque soit votre nom. Votre confiance m'honore mais... Je dois m'en sortir seule...
Etait-il vraiment obligée de surmonter tout cela seule ? De souscrire encore et toujours au proverbe « ne t'attends qu'à toi seul » ? La réponse était évidemment affirmative mais elle n'avait pas réellement le choix. Quitter la cour ? Fort bien mais pour aller où ? Elle n'avait pas d'argent en propre, son frère ne lui en envoyant que de temps à autre. Elle aurait certainement fait appel à Morgan si elle avait pu mais celui-ci était parti depuis plusieurs semaines pour le Danemark afin d'aller demander de l'aide pour la reconquête du trône de son cousin. Elle n'avait pas de quoi rentrer en Pologne même si c'était là sa seule solution. Elle se trouvait là devant une voie difficile à suivre mais en réalité, elle y était déjà totalement engagée. Il était sans doute écrit qu'il lui restait un dernier sacrifice à faire, la seule chose qu'il lui restât maintenant que son intégrité, son courage et sa volonté avaient flanché. Celui de sa fierté.
- Je ne peux pas, je ne peux pas, répéta-t-elle alors que des larmes surgissaient de nouveau au coin de ses yeux, mais... Feriez-vous réellement cela ? Êtes-vous sérieux ?... Je n'ai pas de quoi vous payer, je n'ai rien à vous offrir en échange, je n'ai rien à vous donner sinon mes peurs et ma tristesse, je ne mérite en rien votre gentillesse dont j'abuse. Mais si vous pouviez vraiment m'aider...
La sortie du tunnel était désormais visible mais ce fut à ce moment-là que tout se brouilla autour d'elle et que ses jambes flanchèrent. Doucement, en un petit bruit, elle s'affaissa sur le sol, misérable, et comme dans un rêve, elle distingua le jeune homme accroupi en face d'elle. Elle leva une main tremblante pour la déposer sur la joue maigre du garçon et d'une voix affirmée qui convenait fort mal à ce moment de faiblesse, elle ajouta :
- J'accepte et je vous jure qu'un jour, je vous revaudrai ça. Je...
Elle hésita quelques centièmes de secondes mais elle éprouvait la nécessité de le lui dire :
- Je m'appelle Éléonore.


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MessageSujet: Re: La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain]   La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain] Icon_minitime29.11.13 23:04

Nul. Il était nul, et pour une fois, même lui en avait conscience. La mauvaise foi étant l’un de ses plus gros défauts en plus d’être une de ses principales qualités, Ferdinand avait un talent certain pour nier toute situation le mettant dans l’embarras ou voir les choses sous un angle qui pourrait le faire apparaître de manière plus flatteuse. Pourtant, même le prince du déni avait ses moments de faiblesse, et celui-là semblait en être un. Face à une Eléonore en larmes et en proie au plus profond désespoir, il n’avait aucune idée de la manière dont réagir, et son ignorance aussi bien que sa gaucherie lui sautaient aux yeux. Comment faisait-on pour consoler une femme, à plus forte raison une femme enceinte qui n’avait visiblement pas très envie de l’être, quand on était un jeune homme avec une expérience de la vie relativement limitée, un solide sens de l’humour, mais bien peu de dispositions pour le sérieux et la psychologie ? Dieu dans sa mansuétude avait eu la bonté de lui envoyer son amie au lieu de la laisser souffrir seul, mais ce petit malin avait très astucieusement oublié de lui fournir le mode d’emploi qui allait avec. Bien joué Dieu, vraiment.

Alors il avait pris son courage à deux mains (voire trois, à ce stade la métaphore était de rigueur) et avait quand même tenté, maladroitement mais sincèrement, au moins. Il n’était pas sûr de l’efficacité de sa tactique, surtout après avoir frôlé la gaffe en interrogeant la jeune femme sur l’identité du père et constaté que c’aurait été une très mauvaise idée, mais il avait essayé de rectifier le tir. Avec beaucoup de bonne volonté, on pouvait au moins lui reconnaître ça. Il n’était pas un expert en affaires amoureuses, mais il ne connaissait pas grand monde qui aurait consolé les peines de cœur de la personne qui avait touché le leur. Il avait bluffé aussi, dans un accès bravache d’optimisme tout Gascon, en lui affirmant que tout irait bien ; en réalité il n’en avait aucune idée, mais il n’avait pas encore trouvé meilleur remède à la tristesse que l’espoir d’un jour meilleur. Et puis, il avait beau parler sans être sûr, cela ne faisait pas de lui un menteur : toujours prêt à envisager les choses sous un bon angle, toujours prêt à se démener pour améliorer une situation qui semblait désespérée ou sauver une cause perdue d’avance, il voulait sincèrement, réellement, passionnément voler à son secours. Rattraper au vol la demoiselle en détresse, mettre à sa disposition toute l’étendue de ses capacités (même si elles ne valaient probablement pas grand-chose) et l’aider à trouver une solution. Jeanne, ou Eléonore qu’importe, était de ces êtres qu’il devrait être interdit au malheur de toucher. Alors que, fébrilement, avec une assurance bricolée à la va-vite mais peut-être d’autant plus authentique, il jurait à Eléonore qu’il l’aiderait à se sortir de cette mauvaise passe, il revoyait défiler dans un coin de sa tête tous les moments passés avec elle, aussi furtifs soient-ils. Des rayons de soleil dans un quotidien souvent assez morne, la reine Anne d’Autriche et son très jeune fils Louis lui étaient sympathiques mais n’était pas les personnes les plus divertissantes qu’il lui avait été donné de rencontrer, et les mondanités de la cour le fatiguaient, l’ennuyaient, le rendaient presque morose. Sans la certitude de retrouver Eléonore à la fin de la journée, il n’était pas certain qu’il serait resté aussi longtemps à Saint-Germain. Etonnant quand on y pense ce qu’un battement de cœur un peu plus rapide qu’un autre peut faire faire à un homme. Quelques années plus tard, en repensant à cette période, Ferdinand songerait non sans amusement que si Eléonore n’avait pas été là, et s’il n’avait eu pour elle cette amourette d’adolescent, il ne serait peut être pas resté assez longtemps à la cour pour attirer l’attention de la reine, et par conséquent de son fils, et ne serait peut-être jamais devenu par la suite le Fou que l’on connaît aujourd’hui. L’Histoire était décidément faite d’incidents tout à fait étonnants quand on se donnait la peine de creuser.

Mais à cet instant, dans cette cabane vermoulue et les mains blanches de la jeune femme crispées dans les siennes, ses grands yeux bleus remplis de larmes levés vers lui, Ferdinand était à mille lieues de toutes ces considérations. Tout ce qui comptait, c’était elle : la tornade rousse, sa camarade de farces immatures, ce concentré de bonne humeur et de malice, cette fée sortie des bois qui illuminait ses journées et semblait n’avoir besoin de rien ni de personne, seulement de sa chère liberté qu’elle savait si bien communiquer aux autres, même aux pauvres types comme lui qui n’avaient probablement rien à faire dans cet univers d’amusement et de joie qu’elle créait autour d’elle en un claquement de doigts. Rien ne pouvait l’atteindre, rien ne pouvait la retenir, mais cette fois, pour la première et sûrement la dernière fois, elle avait besoin de lui. Et il était hors de question de la décevoir.

Et elle rit. Ce n’était pas un franc éclat de rire, mais il estimait que c’était mieux que rien ; et avant qu’il n’ait le temps de réagir elle passa ses bras dans son dos et se blottit contre lui avant de serrer aussi fort que ses forces semblaient pouvoir le lui permettre. Désarmé, Ferdinand hésita, rougit (Dieu qui détestait sentir ses joues le brûler de la sorte !), mais referma ses bras sur elle. Et essaya (en vain, certes) d’ordonner à son rythme cardiaque de ralentir. Il ne manquerait plus qu’elle le remarque, tiens. Respire, Ferdinand.

- Détrompez-vous, vous n'êtes pas rien pour moi, vous êtes aussi mon ami... Mon ami... Comme j'ai été stupide d'avoir eu peur de venir vous voir...
« Oh ne vous excusez pas, on fait tous des choses stupides dans la vie ; vous parlez même à un expert en la matière. » plaisanta-t-il en espérant que sa voix sonnait à peu près normalement.
- Vous savez... J'aurais dû l'épouser, je l'ai aimé, réellement. Reprit-elle en se détachant de lui, et il pria de toutes ses forces pour que la rougeur de ses joues ait disparu ou qu’elle n’y prête pas attention. Je ne suis pas Jeanne, je ne suis pas une espionne du roi, je n'ai même jamais rencontré le roi sauf à l'avoir parfois aperçu dans le château. Mais... Je suis une fille bâtarde, j'ignore qui est ma mère, je ne suis pas un bon parti et je suis donc partie, en lui promettant de ne pas revenir. Je ne veux pas qu'il sache.

Sincèrement surpris par ce flot soudain de confessions, Ferdinand resta muet, le temps pour lui d’enregistrer toutes ces informations. Et d’en tirer les conclusions qu’il s’imposait : l’homme qu’elle avait aimé et qui était le père de son enfant devait être quelqu’un d’assez important si elle affirmait avec tant de certitude ne pas être en mesure de l’épouser, sans même lui demander son opinion. Ferdinand songea, non sans une pointe involontaire de ressentiment envers cet homme qu’il ne connaissait pas, que Jeanne était de ces femmes qu’on épousait sans se poser de questions, quel que soit leur rangs ou qui que soit leur mère. Mais il fit taire son cerveau décidément trop bavard pour écouter la suite, alors qu’elle se tordait les mains en réfléchissant fiévreusement à voix haute.

- Je suis désolée d'être venue vous ennuyer avec cela, vous n'êtes pour rien dans mes ennuis et je ne voulais pas vous y mêler. Je n'étais pas venue pour vous demander de l'aide ou un sacrifice, juste vous prévenir. Je dois quitter la cour au plus vite pour ne pas... Ne pas qu'il me revoit dans cet état. Je... Je ne peux pas accepter votre suggestion, vous ne me connaissez pas, Antoine... Quelque soit votre nom. Votre confiance m'honore mais... Je dois m'en sortir seule...
« Vous n’y pensez pas, c’est de la folie ! » s’exclama-t-il spontanément. « Je ne doute pas un instant de vos ressources et de votre ingéniosité, mais je vous en supplie, croyez-moi. Vous n’êtes pas en état de raisonner pour l’instant. » argumenta-t-il en dernier recours. Et il n’était pas sûr qu’elle l’ait entendu, mais visiblement, son cheminement de pensée la conduisait peu à peu à faire machine arrière.
- Je ne peux pas, je ne peux pas, mais... Feriez-vous réellement cela ? Êtes-vous sérieux ?... Je n'ai pas de quoi vous payer, je n'ai rien à vous offrir en échange, je n'ai rien à vous donner sinon mes peurs et ma tristesse, je ne mérite en rien votre gentillesse dont j'abuse. Mais si vous pouviez vraiment m'aider...
« Mais bien entendu, puisque je vous le propose ! » s’exclama-t-il avec un soulagement visible. Jamais il ne se serait pardonné de la laisser partir, seule, il ne savait où, dans l’état de détresse où elle était. Etait-ce le soulagement, la tempête d’émotions qui la submergeait depuis quelques minutes, qui la firent défaillir soudainement ? Il n’en savait rien, mais s’accroupit aussitôt à ses côtés, s’assurant non sans inquiétude que c’était ‘simplement’ les nerfs qui lâchaient. Au contact de la main de la jeune femme sur sa joue, il sentit sa gorge se nouer. Dans quoi s’embarquait-il ? Serait-il vraiment à la hauteur ? Ne venait-il pas de lui promettre l’impossible ?
- J'accepte et je vous jure qu'un jour, je vous revaudrai ça. Je... Je m'appelle Éléonore.

S’il fut incapable de répondre sur le coup, au moins ces paroles achevèrent-elles de le convaincre. Coûte que coûte, il arriverait à la sortir de là. Même s’il n’avait aucune idée de comment il allait s’y prendre.

**

Et puis il avait bien fallu la trouver, cette solution. Elle n’était certes que temporaire, mais semblait les satisfaire tous les deux pour le moment – enfin, son opinion à lui ne comptait que peu, l’important était son confort à elle. Ferdinand savait qu’il devait prendre une décision rapidement, avant que quelqu’un au château ne se rende compte de quoi que ce soit, en particulier le chaperon d’Eléonore qui n’aurait pas manqué de poser des questions et peut-être même de découvrir la vérité. Chose qu’il fallait éviter à tout prix. Ils avaient donc rapidement pris la seule décision raisonnable qui s’offrait à eux : il fallait quitter Saint-Germain. Tant pis pour Eléonore du Portugal, tant pis pour le père qui s’ignorait, tant pis pour la cour qui serait privée de leur charmante compagnie pendant quelques temps ; mettre les voiles était indispensable. Et pour partir, il fallait un cheval –il en avait un-, de l’argent –coup de chance, il en avait aussi- et un endroit où aller. Et comme si le bon Dieu était de son côté pour une fois, Ferdinand disposait de cette cachette tant recherchée. Un pied-à-terre modeste, qui n’était pas le comble du luxe il est vrai, mais qui leur permettrait de réfléchir tranquillement à la situation en attendant de trouver mieux. Il avait tenu parole en leur trouvant cette solution temporaire, et il avait confiance : à eux deux, ils réussiraient à la sortir de ces sombres tourments. Le soir même de leur conversation dans cette cabane, ils avaient quitté Saint-Germain en douce pour n’y plus retourner, et avaient mis le cap sur Paris sans se faire remarquer. Quelques heures plus tard, ils étaient arrivés devant l’abri espéré : l’étage supérieur inoccupé d’une maison sans prétention, mais décidément bien pratique, que Ferdinand avait reçu avec l’héritage de son père quelques mois plus tôt. Personne ne les avait vus, et personne ne saurait jamais qu’ils étaient là, sans doute. En un mot, ils avaient la paix.

Pour laisser de l’intimité à Eléonore, Ferdinand la laissait occuper l’étage et lui-même logeait dans une chambre à l’auberge qui jouxtait la maison. Il passait en général la journée avec elle, sauf si elle demandait à rester seule pour pouvoir se reposer ou réfléchir, temps pendant lequel il arpentait les rues de Paris à la recherche d’un plan d’action. Et peu à peu, une idée avait germé dans son esprit. Une idée qu’il avait d’abord tenté d’étouffer, tant elle lui semblait idiote et inappropriée en de pareilles circonstances. Puis l’embryon avait grandi, d’autres arguments en sa faveur avaient pris forme pendant que les arguments contres s’effaçaient dans un coin de sa mémoire ou se faisait pulvériser par les éléments en faveur de cette idée folle, aussi raisonnable qu’elle n’était farfelue et impossible. Mais la faire partir de son esprit était tout aussi impossible, et plus il y pensait, plus il avait de difficultés à en trouver une autre qui tienne aussi bien la route, et résolve en même temps tous leurs problèmes. Sans oublier que le temps passait : ils avaient déjà quitté Saint-Germain depuis deux bonnes semaines. A ce rythme, la grossesse d’Eléonore finirait par se voir avant qu’ils n’aient pu agir. Finalement, soucieux et tourmenté par ces hésitations, Ferdinand fit ce qu’il ne faisait habituellement jamais : il alla à l’église. Il ne se confessa pas à proprement parler, mais exposa son problème au prêtre à mots couverts, en laissant filtrer juste assez d’informations pour ne compromettre personne et ne pas laisser l’homme d’église se faire influencer par ces jugements hâtifs et idiots que les saintes Ecritures pouvaient provoquer. Et lorsque le confesseur lui dit « suis le chemin que Dieu te montre, mon fils », il comprit qu’il ne pourrait rien en tirer de clair mais résolut de suivre son instinct. C’est donc déterminé et presque grisé par la folie de ce qu’il allait proposer à Eléonore qu’il rentra à leur abri improvisé.

« Me revoilà ! » lança-t-il à la cantonade en entrant après avoir frappé à la porte. Eléonore n’était toujours pas au mieux de sa forme, mais elle avait l’air un peu plus confiante qu’à Saint-Germain. Il prenait ça comme un bon signe. « Alors, comment se porte l’espionne du roi aujourd’hui ? Vous êtes sortie vous promener un peu ? Vous devriez, il fait étonnamment beau aujourd’hui, ce serait dommage de ne pas en profiter. » poursuivit-il d’un ton léger en jetant son manteau sur le dossier d’une chaise avant de s’asseoir sur celle-ci. Puisqu’il avait pris sa résolution, autant en parler tout de suite, avant d’hésiter de nouveau. « Venez par ici ma chère, je pense avoir trouvé une idée, mais j’aime autant vous avertir tout de suite : elle est complètement folle. Je ne vous en voudrai pas si vous refusez en bloc, mais qui ne tente rien n’a rien. Je préfère mourir debout, que de vivre à genoux, comme dirait l’autre, n’est-ce pas ? »

Il s’égarait, mais soudain il ne savait plus comment il avait prévu d’aborder la chose. Flûte. Allez Ferdinand, concentre-toi un peu, mordious ! Prenant un air concentré et inhabituellement sérieux (mais pas trop non plus, il ne faudrait pas qu’il lui fasse peur en laissant penser que ce qu’il proposait était aussi joyeux qu’un enterrement), il posa les coudes sur la table, joignit les deux mains dans une attitude pensive (ou pour les empêcher de se tordre les doigts de stress, peut-être ?), inspira, prit son courage avec toutes les mains qu’il avait de disponibles, et se lança, d’une voix plus calme et maîtrisée que ce à quoi il s’était attendu :

« Eléonore, que diriez-vous si je vous proposais de nous marier ? »

Vu la tête qu’elle tirait, elle s’attendait à tout sauf à ça. Ca commençait bien. Enchaînant aussitôt pour dissiper le malentendu ou l’empêcher de lui rire au nez, il ne savait plus trop, il ajouta avec un rire nerveux :

« Ne me regardez pas comme ça, je vous assure qu’il y a une réflexion derrière cette proposition aberrante ! Réfléchissons sérieusement : d’ici quelques semaines, votre grossesse commencera à se voir. Si vous retournez à la cour ou dans votre famille seule, avec un enfant dans les bras, vous serez certainement accueillie mais les gens risquent hélas de ne pas être tendre avec vous, ni avec votre enfant. A vrai dire, je crains que cela ne risque de ruiner toutes vos chances et les siennes de retourner un jour à la cour, vous marier, vous offrir une bonne situation et une vie agréable pour vous deux. Pardonnez-moi d’être aussi franc, hélas ce sont les réalités de la cour… » Il marqua une courte pause, avant de reprendre : « Ecoutez, je sais que je suis à des lieues de constituer le mari idéal, je suis loin d’être l’homme le plus titré de la cour, le plus fortuné, ou même le plus raisonnable. Mais je peux garantir à trois personnes d’être à l’abri du besoin, j’ai des ressources, des terres en Gascogne, une petite position à la cour qui ne demande qu’à s’approfondir si Saint-Germain vous manque… Vous et l’enfant ne manqueriez de rien. Et si vous avez peur de vous ennuyer, vous seriez surprise de voir le nombre d’aventures inattendues que l’on peut vivre au pays ! »

Plus il parlait de ce projet insensé, plus il était conforté dans l’idée qu’il n’était pas si idiot que ça. Il poursuivit donc, assez confiant :

« Votre grossesse ne se voit pas encore, cela nous laisserait quelques jours, voire quelques semaines… Mais je pense qu’il est parfaitement possible de faire passer cet enfant pour le mien. Quant à la suite, eh bien… On m’a toujours dit que je ferais un bon père quand l’heure viendrait, je suppose que le fait qu’il soit réellement le mien ou non ne fait pas grande différence ! Je… Je pourrais l’élever comme mon propre fils Eléonore, vous pouvez me faire confiance. Et je vous jure que je ne serai un mari ni ennuyeux, ni strict, ni jaloux ! » Pourquoi rougissait-il encore quand il ne le fallait pas ? Ca devenait réellement embarrassant ce corps qui réagissait sans lui demander son avis. « Je vous avais prévenue que c’était une idée complètement folle… Mais réfléchissez-y… repensez aux jours à Saint-Germain, aux moments passés dans notre cabane, à ces quelques semaines que nous avons passées ici, à Paris… ne pensez-vous pas que ça pourrait… valoir la peine d'essayer ? Que nous pourrions essayer ? »

Une idée complètement folle, proposée par un Fou amoureux d’une étoile filante. Ferdinand s’était bien gardé d’aborder le sujet de ses sentiments, et ne le ferait sans doute jamais, même si elle acceptait sa folle demande. Tout ce qu’il voulait, c’était la garantie absolue du bien-être d’Eléonore. Et cette proposition inattendue, ahurissante, démente même, l’était au moins autant qu’eux. Alors pourquoi pas ?
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MessageSujet: Re: La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain]   La jeunesse est une fraction de folie. [1652, St Germain] Icon_minitime05.01.14 16:07

Cela faisait deux semaines qu’Éléonore Sobieska tournait en rond dans le deuxième étage d'une maison parisienne, oscillant entre instants de désespoir quand elle se trouvait seule et moments où elle tentait de faire bonne figure lorsque son ami qui lui prêtait les lieux pour qu'elle y vive loin des regards de la cour venait lui rendre visite ce qu'il s'efforçait de faire tous les jours. Elle guettait même avec une certaine avidité ces passages, se redressant dès qu'elle entendait des bruits de pas se diriger jusqu'à la porte d'entrée, sentant un sourire renaître sur ses traits dès que le visage de Ferdinand était visible dans l’embrasure de ce même battant, parce qu'elle savait qu'il avait toujours le bon mot pour lui arracher un rire, quelques nouvelles à lui apporter de l'extérieur pour la distraire et surtout un optimisme et un enthousiasme à toute épreuve qui la rendaient plus légère, au moins pendant quelques heures, à l'image du temps qu'ils avaient passé tous les deux dans la forêt de Saint-Germain-en-Laye. Comme si elle retrouvait un peu de son insouciance qu'elle pensait avoir à jamais perdu à partir du moment où elle avait grimpé sur ce cheval pour fuir Saint-Germain et les questions qu'on ne manquerait pas de lui poser, qu'elle parvenait presque à la toucher du bout du doigt mais invariablement, quand le jeune homme tournait les talons, que la porte se refermait sur lui et qu'elle n'était plus l'objet de ses attentions qui l'aidaient à tenir, cette insouciance lui échappait définitivement et sa paume ne se refermait que sur un souffle d'air. La jeune fille qu'auparavant on ne parvenait pas à garder en place passait de longues journées à broyer du noir, à se demander ce qu'elle pouvait bien accomplir pour régler cette situation qui ne pouvait qu'être temporaire et pire encore, à songer à Andrew dont l'enfant grandissait chaque jour en son sein, cet enfant qu'elle n'avait pas désiré et qui lui paraissait comme une charge de plomb au fond de son ventre, comme un poids insurmontable qui l'empêchait de courir ou simplement de marcher. Elle n'avait pas réalisé jusqu'alors à quel point les bras d'Andrew avaient été un réconfort, à quel point tout ce qui constituait le jeune homme qu'elle avait aimé lui manquait, avec une force telle qu'il lui semblait en suffoquer parfois. À mesure que les jours passaient emportant avec eux les heures chaudes de l'été pour laisser place aux brumes hivernales, à mesure que son ventre s'arrondissait bien qu'elle le dissimulât derrière des étoffes, elle s'enfonçait de plus en plus dans son désespoir, elle revoyait de plus en plus régulièrement le visage souriant d'Andrew, ses boucles brunes, elle sentait à nouveau ses paumes chaudes se poser sur ses hanches, caresser son dos et ses cheveux... Et à chaque fois que ce rêve la tourmentait, car il n'était là question que d'un cauchemar en réalité, elle se réveillait en chien de fusil, tremblante de froid, en proie à un malaise qui ne se dissipait pas. Sauf ces quelques heures bénies où Ferdinand, ce soit-disant voleur de grand chemin venait lui tenir compagnie et tenter d'animer en elle la personne riante et heureuse qu'elle avait été. Ferdinand n'avait rien du chapardeur qu'il avait prétendu être, il n'en partageait que le grand cœur et c'était grâce à sa générosité qu’Éléonore pouvait habiter ces lieux. Sans doute ne saisissait-il pas vraiment tout ce qu'il accomplissait pour elle et même à quel point elle se reposait entièrement sur lui, jusqu'à ne vivre qu'à travers lui, qu'à travers ce qu'il lui racontait et qu'elle buvait avec avidité, jusqu'à ne vivre que pour les heures qu'il passait à ses côtés en lui tenant la main. Non, il ne devait pas s'imaginer qu'il l'avait sauvée même si c'était lui qui l'avait retenue à l'existence en lui montrant qu'elle n'était pas si âpre que cela. Et pendant des années, bien après l'avoir quitté comme une voleuse, Éléonore devait revoir les traits de Ferdinand d'Anglerays lorsqu'elle se retrouvait dans une situation compliquée, des traits qu'elle avait définitivement associés à ceux de son ange gardien. Et de son plus fidèle et plus désintéressé ami.

La situation de la jeune femme demeurait précaire et si elle avait accepté la proposition de Ferdinand, elle sentait bien au fond de sa poitrine une forme de culpabilité la ronger. Plus il redoublait de gentillesse, plus elle se sentait mal de devoir s'imposer à lui qui n'avait rien demandé et qui n'avait pas fauté. Peut-être avait-il des obligations, une famille qui comptait sur lui ? Peut-être l'empêchait-elle, puisqu'il venait la voir tous les jours, de faire sa cour au roi, de combattre pour défendre le petit Louis XIV face aux révoltés de la Fronde ? Qui était-elle pour se mettre en travers de son destin ? C'était elle qui avait fait une erreur en suivant Andrew jusqu'à cette chambre où elle avait passé une nuit aussi douce qu'amère puisqu'elle savait bien que c'était là la dernière fois qu'elle pouvait l'embrasser et se serrer contre lui. C'était donc à elle de l'assumer. Et pendant plusieurs jours dont elle devrait conserver le goût tout le reste de son existence, une solution s'imposa à elle, avec une force telle qu'elle ne parvenait plus à s'en défaire. Et la pluie qui tombait alors sur Paris semblait emporter avec elle toute la joie de l'existence pour offrir en miroir à la jeune femme un ciel gris et empêtré de nuages. La jeune fille qui aurait dû courir sous les trombes d'eau en riant et en dansant, en échappant à ses chaperons comme elle l'avait fait maintes et maintes fois en Pologne, cette jeune fille songea pendant de longues heures qu'elle pouvait tuer le bébé avant qu'il ne vienne au monde, qu'il ne suffirait que d'une chute peut-être pour que la chape de plomb ne s'en aille et ne desserre l'étau dans sa poitrine. Elle pourrait alors reprendre sa vie là où elle s'était arrêtée et chercher à oublier que son ventre avait un jour été rond. Il se murmurait que des faiseuses d'anges exerçaient dans la capitale du royaume, que les enfants morts n'avaient pas à payer pour les crimes de leurs parents et qu'ils devenaient des auxiliaires de Dieu, comme ces anges potelés que l'on voyait sur les retables d'églises. Éléonore n'avait pas d'adresse mais elle savait bien que le désespoir trouve toujours une porte pour l'écouter et un guide pour la diriger. Mais si cette idée obsédante lui martela le crâne pendant de longues journées pendant lesquelles elle s'était arrêtée devant la fenêtre pour observer la pluie tomber et les petites silhouettes de ces gens qui sautillaient pour éviter les flaques dans la rue au contrebas, bien qu'elle n'en laissa rien paraître à Ferdinand, elle n'eut pas le courage de la mettre à exécution. Elle n'aurait su mettre des mots sur ce qui la retint, elle qui n'aurait aucun scrupule à ôter la vie dans quelques années. Sa foi en Dieu peut-être, sa peur, le souvenir de son chagrin à la mort tragique de son frère. Deux yeux noisette encadrés par des boucles brunes qui appartenaient à un homme qui ne savait pas qu'il était père mais qui l'était pourtant. Puis le bébé avait encore grandi et elle avait abandonné cette idée. De toute façon, elle n'était pas assez stupide, la demoiselle de dix-sept ans, pour songer que tout pourrait reprendre comme avant si sa chape de plomb s'envolait. En s'installant en elle, elle avait brisé quelque chose, en plus du cours de son existence, quelque chose d'irréparable.

La Pologne lui manquait. Ses larges et vertes étendues boisées, parsemées ici et là de châteaux aux grandes tourelles. Ses villes accueillantes, aux rues résonnant d'accents rudes slaves appartenant aux gens de rien, puisque la noblesse ne parlait qu'allemand et français. Son frère Jan qui courrait chaque jour au devant des champs de bataille pour réprimer la révolte et repousser l'invasion hongroise du sud. Lui l'accueillerait, la serrerait dans ses bras et s'occuperait d'elle et de l'enfant qu'elle portait. Mais elle n'avait aucun moyen de rentrer dans le royaume, pas sans argent. C'était en prenant conscience qu'elle était coincée là, comme une prisonnière qui avait elle-même tourné la clé dans la serrure qui aurait pu permettre d'ouvrir ses barreaux, qu'elle s'était laissée emporter par une crise d'angoisse qui l'avait abandonnée toute tremblante. Puis, elle était retournée près de la fenêtre, son profil pâle se reflétant dans les carreaux, lui donnant une image ternie d'elle-même, dont la seule rougeur lui venait de son abondante chevelure et de ses deux lèvres roses pincées en une moue terrifiée, haïssant pour la première fois Andrew et tout ce qu'il représentait. Elle ne s'en était détachée que lorsqu'une voisine, payée par Ferdinand, était venue lui apporter son repas du soir. Et la fantomatique Éléonore n'avait pas détourné le regard quand la gueuse lui avait adressé une expression méprisante, pensant, non sans raison, avoir à faire à une fille perdue, sans doute par la faute de ce jeune homme qui venait tous les jours. Qu'il lui reste donc encore le courage de supporter et d'assumer les conséquences de ses décisions, aussi mauvaises avaient-elles été !

La situation bascula brusquement un jour où le soleil perçait les nuages de ses quelques rayons éblouissants, comme s'il offrait une percée d'espoir à ceux qui ne voyaient pas d'échappée possible à leur situation. Depuis le matin, Éléonore attendait non sans impatience la venue de Ferdinand qu'il lui avait promis et elle avait même entrepris, pour lui faire plaisir, de coiffer ses longs cheveux roux en un chignon compliqué qui laissait quelques mèches retomber en boucles dans son cou. Et son cœur bondit lorsqu'elle entendit quelques coups frappés à la porte, reconnaissant avant même qu'il ne claironne qu'il était de retour que c'était bien lui, à son pas léger et à l'enthousiasme et à la bonne humeur qu'il apportait avec lui, alors qu'un sourire s'épanouit sur les lèvres de la jeune femme lorsqu'elle se leva pour l'accueillir.
- Alors, comme se porte l'espionne du roi aujourd'hui ? Vous êtes sortie vous promener un peu ?
- Je n'ai pas mis le nez dehors, je crains que le roi ne doive se passer de mes services, répliqua-t-elle d'un ton badin en s'installant sur une chaise comme il le faisait lui-même, tout en évitant avec soin le sujet de sa santé, se repaissant du seul visage aimable qui lui était donné de voir.
- Vous devriez, il fait étonnamment beau aujourd'hui, ce serait dommage de ne pas en profiter.
Éléonore allait répondre mais elle s'interrompit brusquement en le voyant marquer une hésitation. Même s'ils ne passaient que quelques heures par jour ensemble, ce qui demeurait peu, elle commençait à le connaître assez pour savoir que ce n'était pas dans ses habitudes. En temps normal, il ne lui aurait pas laissée placer trois mots, trop occupé à lui décrire par le menu tout ce qui se déroulait en son absence de la cour. Il n'aurait certainement pas adopté cette attitude presque compassée ou gênée qui ne lui ressemblait pas. Fort heureusement, il ne perdit pas de temps et enchaîna :
- Je pense avoir trouvé une idée mais j'aime autant vous avertir tout de suite : elle est complètement folle. Je ne vous en voudrais pas si vous refusez en bloc mais qui ne tente rien n'a rien. Je préfère mourir debout que de vivre à genoux, comme dirait l'autre, n'est-ce pas ?
- C'est donc assez grave pour que je puisse vous tuer ? Plaisanta Éléonore avant de se taire devant la mine sérieuse de Ferdinand et de froncer les sourcils. Quelle était donc cette idée qui inquiétait tant son complice de mauvais coups et son ami au grand cœur ? Que craignait-il qu'elle prenne si mal ? La jeune femme n'eut pas le temps de faire des hypothèses car Ferdinand lâcha le morceau très vite, mais combien même en aurait-elle eu le temps d'y réfléchir, jamais elle ne se serait attendu à la proposition que le jeune homme allait faire :
- Éléonore, que diriez-vous si je vous proposais de nous marier ?

La Polonaise demeura ébahie pendant quelques secondes, ne sachant comment réagir à cette demande proprement improbable. Stupéfaite, elle qui s'était penchée sur la table pour mieux entendre son ami se rejeta en arrière dans son siège et incapable de maîtriser le flot de ses pensées, elle se contenta de demeurer muette en fixant Ferdinand comme s'il allait éclater de rire et se moquer d'elle d'avoir cru à cette plaisanterie. Elle voyait déjà ses traits se détendre et s'animer dans un sourire qui lui était habituel. Mais au lieu de cela, il poursuivit d'un ton pressé, presque nerveux :
- Ne me regardez pas comme ça, je vous assure qu'il y a une réflexion derrière cette proposition aberrante ! Réfléchissons sérieusement : d'ici quelques semaines, votre grossesse commencera à se voir. Si vous retournez à la cour ou dans votre famille seule, avec un enfant dans les bras, vous serez certainement accueillie mais les gens risquent hélas de pas être tendre avec vous, ni avec votre enfant. A vrai dire, je crains que cela ne risque de ruiner toutes vos chances et les siennes de retourner un jour à la cour, vous marier, vous offrir une bonne situation et une vie agréable pour vous deux. Pardonnez-moi d'être aussi franc, hélas ce sont les réalités de la cour...
- Mais..., débuta Éléonore d'une voix faible, toujours incapable de parler, perdue devant des paroles qui semblaient si sensées alors qu'elles ne visaient qu'à défendre une demande incroyablement saugrenue.
- Écoutez, je sais que je suis à des lieues de constituer le mari idéal, je suis loin d'être l'homme le plus titré de la cour, le plus fortuné ou même le plus raisonnable. Mais je peux garantir à trois personnes d'être à l'abri du besoin, j'ai des ressources, des terres en Gascogne, une petite position à la cour qui ne demande qu'à s'approfondir si Saint-Germain vous manque... Vous et l'enfant ne manqueriez de rien. Et si vous avez peur de vous ennuyer, vous seriez surprise de voir le nombre d'aventures inattendues que l'on peut vivre au pays !
Mais la jeune femme n'écoutait plus. Il était donc sérieux ? Il voulait donc vraiment faire d'elle son épouse pour la protéger du scandale et lui permettre de ne pas vivre en pauvresse, rejetée de tous ? Il était prêt à se sacrifier pour donner un nom à un bâtard et à la faire vivre durant toute son existence ? Elle ne savait toujours pas comment réagir. D'un côté, son orgueil blessé lui rappelait qu'elle s'était promis de s'en sortir seule mais de l'autre, elle était touchée de ce geste, bien plus qu'elle ne le laissait paraître. Pourtant, pas un instant, elle n'envisagea de répondre par l'affirmative à Ferdinand. Elle avait refusé d'épouser Andrew pour ne pas qu'il ait à subir son poids durant des années où un avenir brillant devait s'offrir à lui, ce n'était pas pour l'imposer à celui qui avait été son seul soutien, même s'il était assez généreux pour le lui proposer. Ferdinand se méprit peut-être sur son silence car il continua d'un ton plus confiant :
- Je pense qu’il est parfaitement possible de faire passer cet enfant pour le mien. Quant à la suite, eh bien… On m’a toujours dit que je ferais un bon père quand l’heure viendrait, je suppose que le fait qu’il soit réellement le mien ou non ne fait pas grande différence ! Je… Je pourrais l’élever comme mon propre fils, Eléonore, vous pouvez me faire confiance. Et je vous jure que je ne serai un mari ni ennuyeux, ni strict, ni jaloux !
- Ce n'est pas ma peur, lui murmura la jeune femme, retrouvant du même coup la capacité de parler, troublée par les assurances que lui donnait Ferdinand qui semblait réellement prêt à assumer l'enfant d'un autre, de l'élever et de l'aimer comme s'il était vraiment le sien. Alors qu'elle avait elle-même pensé à s'en débarrasser. En soit, il n'avait pas tort, bien des couples que l'on mariait par intérêt n'avaient même pas la chance de connaître l'amitié, leur union n'aurait peut-être pas été un échec, en tout cas dans les premiers temps. Peut-être auraient-ils pu même apprendre à s'aimer, comme ses propres parents, puisque Zofia avait élevé la fille bâtarde de son mari comme si c'était la sienne, du moins, lorsqu'elle serait parvenue à oublier Andrew et toute la folie de cet été à Saint-Germain. Néanmoins, l'implication de Ferdinand ne changeait rien. Il en faisait déjà beaucoup et elle n'avait pas à lui imposer ce sacrifice en plus.
- Réfléchissez-y... Repensez aux jours à Saint-Germain, aux moments passés dans notre cabane, à ces quelques semaines que nous avons passées ici, à Paris... Ne pensez-vous pas que ça pourrait... Valoir la peine d'essayer ? Que nous pourrions essayer ?

Éléonore se rendit compte qu'elle avait baissé le regard sur ses mains tordues devant elle, aussi leva-t-elle de grands yeux bleus emplis de tristesse sur son interlocuteur qui venait d'évoquer avec douceur les journées qu'ils avaient passées en bonne compagnie. Mais contrairement à ce que Ferdinand pouvait espérer, ces souvenirs-là persuadèrent définitivement la jeune femme de ne pas donner suite à sa demande. Il était un jeune homme enjoué, ouvert, drôle et  plein d'avenir sans doute, il méritait bien mieux que le destin qu'elle pouvait lui offrir, ce mariage arrangé pour cacher aux autres l'infamie dont elle s'était rendue coupable. Elle l'appréciait tellement qu'elle savait à la fois qu'il aurait été le seul de ses amis qu'elle aurait pu accepter d'épouser mais aussi qu'il était le seul pour lequel elle se devait de refuser. Elle ne se devait pas d'être un poids pour lui et l'obliger à renoncer à son insouciance. Elle ne ne pouvait pas le rendre prisonnier d'une alliance qu'il ne proposait que pour la sauver des regards extérieurs. Sans aucun doute, il serait un bon père mais il le serait avec des enfants qui auraient son sang et qu'il désirerait avec une femme dont il serait amoureux. Qui était-elle pour le priver de cette ivresse qu'elle avait eu la chance de connaître dans les bras d'Andrew ? De le lier à jamais à elle, l'empêchant par là-même de se marier à une autre femme qui aurait la chance de faire battre son cœur ? Elle ne méritait pas tant de désintéressement et de générosité, elle qui n'arrivait même pas à aimer son propre bébé qui grandissait en elle. Elle ne méritait certainement pas de passer sa vie avec Ferdinand alors qu'elle lui avait si soigneusement menti pendant des semaines sur son identité, qu'il ignorait totalement de quelle famille elle venait, de quel pays elle était originaire et quelles étaient les raisons pour lesquelles son frère l'avait placée entre les mains des Stuarts. Elle était une Sobieska, si elle devait se marier, ce serait pour servir les intérêts de sa famille, elle ne pouvait trahir les espoirs que son frère Jan plaçait sur elle. Mais comment avouer tout cela à Ferdinand ? Comment lui expliquer qu'elle ne pouvait pas devenir sa femme, et non parce qu'elle l'aurait trouvé répugnant ou qu'elle le détestait mais parce qu'elle ne pouvait accepter ? Les yeux bleus de la jeune femme cherchèrent le regard vert de son ami et elle lui adressa un fin sourire, avant de tendre son bras à travers la table pour saisir l'une de ses mains qu'il avait jusqu'alors serré contre l'autre. Sa paume était chaude, peut-être un peu moite comme s'il craignait sa réponse. Mais elle garda le silence encore quelques dizaines de secondes, sans trouver les mots, elle qui pourtant été réputée si bavarde.
- Je suis touchée de votre proposition, finit-elle par dire d'une voix plus assurée, et croyez-bien que je ne la juge pas folle, toute femme qui pourrait vous épouser peut se considérer comme chanceuse... Même si voleur de grands chemins n'est pas une excellente situation, termina-t-elle d'un ton plus léger, tentant une plaisanterie pour détendre la conversation, mais qui ne fonctionna pas réellement.
Elle se redressa et se rapprocha de Ferdinand, tenant toujours sa main et avant de la lâcher, elle la porta à ses lèvres avant de souffler :
- Ce n'est pas une décision facile à prendre. Voulez-vous bien me laisser un peu de réflexion ? Je vous promets d'y songer avec sérieux et de vous donner une réponse dans les jours à venir.
Il acquiesça aussi Éléonore lâcha-t-elle sa main et se détourna pour dissimuler les larmes qui lui montaient aux yeux et qu'elle détesta. Pour se donner une contenance, elle alla chercher un vêtement plus chaud pour recouvrir ses épaules et un jeu de cartes.
- Racontez-moi ce qui se passe à la cour, lança-t-elle d'un ton joyeux à son retour, toute trace d'émotion disparue.
Seul son cœur battait encore trop fort.

Après le départ de Ferdinand, Éléonore fut prise d'une agitation incontrôlable, qui lui fit faire les cent pas dans ses petits appartements, comme si elle retrouvait un peu de l'activité débordante qui la caractérisait. Elle avait soigneusement évité de trop s'attarder sur son avenir mais elle ne pouvait désormais plus jouer les aveugles, il lui fallait trouver une solution et rapidement. Certes, Ferdinand ne la mettrait pas dehors si jamais elle refusait de l'épouser mais il avait souligné avec une cruauté qu'il n'avait pas soupçonné lui-même la précarité de sa situation. Il lui fallait prendre une décision sur ce qu'elle et l'enfant allaient devenir. Cela était encore assez simple en réalité, elle n'avait qu'un horizon, la Pologne. Retrouver sa famille, braver leurs regards quand ils verraient qu'elle rentrait de France avec un enfant, retrouver les conseils de sa petite mère et les bras rassurants de Jan. Elle n'avait plus aucune attache, plus rien à faire en France d'autant qu'elle était bannie de la cour où elle ne manquerait pas de laisser voir son secret, et où Andrew finirait par l'apprendre. Elle avait dix-sept ans, elle était de taille à affronter la guerre et les reproches de sa demi-sœur. Mais il y avait un obstacle de taille à son retour en Pologne : l'argent. Elle n'avait plus rien, seulement quelques robes qui commençaient à être élimées, et il était heureux que les jupons soient cachés sous le tissu de soie tant ils étaient troués et salis. La petite pension de sa famille ne lui parvenait plus et même avant son départ de Saint-Germain, elle dépendait déjà de la cour de Charles Stuart, au grand déplaisir de la tante de celui-ci qui trouvait que cette jeune femme n'apportait décidément rien de bon. Comment pouvait-elle récupérer de l'argent ? Il n'était pas question de travailler dans son état – d'autant qu'elle était incapable de faire quoi que ce soit de ses dix doigts sinon tirer au pistolet ce qui n'était pas très utile –, et elle se refusait d'en faire la demande à Ferdinand qui devait déjà se sacrifier pour la faire vivre là.  Non, il n'y avait qu'une solution pour avoir de quoi vivre dans les prochains mois, comme le conclut la jeune femme à une heure avancée dans la nuit. Mais après tout, elle avait déjà sacrifié sa dignité, autant aller jusqu'au bout. Elle irait au moins mendier de l'argent la tête haute.

Et ce fut en effet la tête haute que Jacques Stuart, qui s'était alors installé au Palais-Royal, vit arriver Éléonore Sobieska dès le lendemain. La jeune femme aurait aimé s'adresser au propre frère d'Andrew, son ami Morgan avec lequel elle avait tant partagé de jeux et de rires mais celui-ci n'était toujours pas revenu de Copenhague. Elle s'était donc résigné à rendre visite au troisième membre du trio, le plus sérieux, le petit frère du roi en exil et duc d'York sur le papier. Il accepta d'aider la Polonaise mais celle-ci lui fit promettre de ne jamais rien dire de son état à Andrew. À contrecœur, il dut jurer. Et lorsqu’Éléonore rentra dans la demeure de Ferdinand, elle était assurée de recevoir une petite pension, pour l'aider à élever celui qui était du sang de cette famille anglaise. Son ami français revint plusieurs fois la voir et à chaque fois, elle voulut trouver les mots pour lui dire qu'elle allait partir dès réception de l'argent promis par Jacques mais elle n'y parvint pas. La lâcheté l'avait assaillie tout comme la certitude qu'elle ne pourrait jamais rendre à Ferdinand tout ce qu'il lui avait donné. Ni lui rendre, ni le remercier assez. La jeune femme fixa son départ dès le lendemain où elle reçut une coquette somme qui lui permettrait de voyager dans l'est, afin de ne plus subir le regard du jeune homme et de pouvoir partir sans devoir lui dire adieu. Dans la nuit qui précéda la journée en question, elle fit un rêve étrange pendant lequel elle se promenait dans une prairie fleurie avec un enfant qui courait à ses côtés, avant de se mettre à le pourchasser. Ce n'était pas un pré comme elle les connaissait, il était dominé par une motte surplombée d'un château aux tourelles médiévales. Malgré son aspect extérieur presque effrayant, il était évident qu'il y régnait une douceur de vivre bien loin de tout ce qu'elle avait pu connaître. À son réveil, elle comprit que c'était là ce à quoi elle avait renoncé en choisissant la fuite et que jamais elle ne connaîtrait la province du royaume de France. Mais cette vision l'avait rassérénée et ce fut avec un calme absolue qu'elle prépara ses quelques affaires. Elle était allée trop loin pour reculer désormais. Emportée par le souffle de son destin, elle irait jusqu'au bout, malgré les obstacles et les souffrances. Jusqu'à un bout qu'elle ne connaissait pas même s'il était peu probable qu'elle ne rencontre à nouveau Ferdinand. Avant de tourner définitivement le dos à cet avenir français qu'elle avait entrevu le temps de quelques minutes, elle récupéra une plume et un bout de papier pour laisser un mot à Ferdinand. Elle demeura longtemps immobile, se demandant quelles phrases il méritait de lire puis elle traça rapidement quelques lignes dans une écriture malhabile, referma la lettre en deux avant d'écrire le prénom de Ferdinand sur qu'il sache que cela s'adressait à lui puis l'abandonna sur la table. Il la verrait immédiatement. Il la verrait immédiatement et même sans lire, il saurait. Éléonore saisit sa petite malle puis, après un dernier regard, elle quitta les lieux sans se retourner, d'une démarche assurée, prête à affronter ce qui l'attendait désormais puisqu'il s'agissait là de sa décision à elle. Le destin est parfois étrange, certains de nos choix transforment nos vies à jamais, les faisant suivre une pente qui n'était peut-être pas la meilleure mais qu'il est ensuite impossible de remonter. Éléonore Sobieska l'ignorait encore mais elle venait de quitter un avenir possiblement radieux pour suivre une voie qui l'emporterait vers le meurtre, la culpabilité et la guerre. Mais si le destin est parfois étrange, il est toujours cruel.

« Lorsque vous rentrerez en ces lieux et que vous lirez cette lettre, je ne serais plus là, partie depuis bien longtemps pour retrouver ma famille. Je vous conjure de ne pas vous inquiéter pour moi, je vais me confier à eux et je sais que tout se passera bien désormais. Jamais je n'oublierai votre gentillesse, votre amitié et votre proposition mais vous méritez bien mieux qu'un mariage de convenance. Jamais je ne vous oublierai. Prenez soin de vous, soyez heureux. Vous serez un père et un époux formidable.
Éléonore ».
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