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 [Chantilly] Souviens-toi de Capoue [Topic unique]

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MessageSujet: [Chantilly] Souviens-toi de Capoue [Topic unique]   [Chantilly] Souviens-toi de Capoue [Topic unique] Icon_minitime02.09.12 21:04

Vincere scis, Hannibal, victoria uti nescis. (Horace)


Gabrielle de Longueville sauta d'un bond gracieux jusqu'à terre pour descendre sans aide de son carrosse et se retint à la porte qu'un domestique aux livrées des Condé lui avait ouverte. Elle se tint un instant immobile, appréciant de se retrouver debout après un si long voyage et prit une grande inspiration de l'air frais qui transperçait sa capeline. La fin de l'année était arrivée plus rapidement que prévue et bientôt, décembre laisserait place aux festivités de Noël puis aux premières neiges de 1667. La jeune femme ne put s'empêcher de frissonner mais elle ne sut dire s'il s'agissait de froid ou d'excitation. Car cet air-là sentait déjà Paris et même Versailles. Le splendide château de Chantilly qui se dressait devant elle et que son oncle se plaisait à embellir avait imposé sa masse à sa vue depuis sa plus tendre enfance. Elle se trouvait dans un lieu connu et apprécié. Chez elle. Après de longs mois passés à subir les cahots des routes peu entretenues du royaume et à se terrer dans une demeure isolée de la campagne saintongeaise où elle ne devait pas se montrer, c'était un vrai plaisir que de retrouver des endroits où elle se sentait chaleureusement accueillie. Ici, on l'attendait avec une chambre chauffée et avec les nouvelles les plus récentes de la cour. Laquelle cour exécutait sans discontinuer son ballet d'opérette à moins d'une journée de voiture. A cette idée, Gabrielle ne put empêcher un large sourire de se former sur ses lèvres glacées.
- Monsieur le prince vous recevra avant le dîner, madame, s'inclina un serviteur obséquieux, il espère que vous avez fait bonne route et...
Mais Gabrielle n'écoutait plus les paroles sans intérêt de ce moins que rien et son regard fut attiré par une silhouette qui se dessinait à l'embrasure des portes de la demeure des Condé. Une silhouette qu'elle aimait tout particulièrement. Cette fois-ci, au diable les convenances. Ignorant le carrosse qui s'éloignait pour permettre la descente de ses domestiques à la porte qui leur était consacrée, carrosse au chargement bien précieux, elle se précipita et se jeta dans les bras de son cousin qui eut un rire gêné et lui ébouriffa les cheveux.
- Vous m'avez tellement manqué, mon cousin !
- J'ai failli ne point vous reconnaître, habillée et coiffée ainsi, vous avez bien besoin d'une toilette, grommela Henri-Jules, peu enclin aux démonstrations d'affection.
Gabrielle le connaissait assez pour savoir qu'il manifestait sa propre joie par des reproches, aussi elle lui lança une bourrade et s'exclama d'un ton allègre :
- Les provinciaux n'ont pas de goût, cela est bien connu. Hélas, j'ai dû m'adapter. Mais dites-moi, contrairement à mon oncle, vous n'avez point eu la patience d'attendre que j'aie de nouveau l'air présentable ? J'ignorais que vous vous étiez autant ennuyé de ma présence !
Tout en continuant de la serrer contre lui, Henri-Jules la conduisit à l'intérieur du château et ajouta, amusé :
- Détrompez-vous, mon père ne dit rien mais je suis certain que vous savoir aussi loin l'a inquiété... D'ailleurs, il a donné des ordres pour que vous soyez conduite auprès de lui dès que vous serez prête. Il sera furieux de savoir que je l'ai doublé.
- Il n'y avait aucune raison de s'inquiéter pour moi...
- Il n'y avait personne pour veiller sur votre petit frère, lâcha Henri-Jules d'un ton énigmatique en la laissant s'éloigner vers les appartements qu'on lui réservait toujours lorsqu'elle venait à Chantilly.
Fronçant les sourcils, Gabrielle se retourna vers son cousin :
- Que voulez-vous dire ?
- J'ai entendu parler d'un duel. Enfin, Charles avait encore l'esprit à organiser une fête dans l'hôtel Longueville après cela et selon ce que j'en ai su, il n'y a bien que son orgueil qui a été blessé.
La jeune femme oublia momentanément qu'elle était partie furieuse contre son frère et sentit poindre une certaine inquiétude dans son cœur. Était-il possible que son adoré ait eu la mauvaise idée de contrevenir aux édits royaux ? C'était certes légèrement hypocrite de la part d'une personne qui venait de commettre un crime de lèse-majesté que de reprocher cela à Paris mais elle espérait surtout que son frère n'avait rien. Elle ne se pardonnerait pas d'avoir été loin à un tel moment. Même si bien sûr, personne n'en saurait jamais rien.
Quittant son cousin, Gabrielle monta les étages puis à l'aide de plusieurs servantes mises à sa disposition, elle fit de son mieux pour être présentable. Elle avait revêtu une robe à la mode, fourrée pour lui tenir chaud. En croisant le regard de sa camériste de fortune, elle songea à Perrine qui devait se trouver dans le quartier des domestiques à s'occuper de l'enfant. Qu'avait-elle raconté comme mensonge ?

Ce fut l'esprit occupé par le devenir de la petite Mathilde, ce bébé adorable qui pleurait peu et ne se montrait guère capricieux que Gabrielle pénétra dans le salon de son oncle. Celui-ci, penché sur une lettre qu'il rédigeait, se redressa brusquement et la salua chaleureusement avant de l'inviter à s'asseoir. Dans ces instants où les yeux noirs du héros de guerre se mettaient à pétiller, il ressemblait terriblement au jeune homme qu'elle avait connu dans son enfance, cet oncle dont sa mère se montrait si admirative et qui la soulevait dans ses bras pour la chatouiller de sa moustache. Aujourd'hui, les traits de Louis de Condé étaient marqués par le temps et les épreuves mais avec sa nièce, il ne se départait jamais de sa bonhomie et de sa gentillesse. Dans un coin de la pièce, près de la cheminée allumée, sa belle-fille Anne de Bavière passait son temps à coudre, comme si la présence du prince l'éloignait de son époux avec lequel elle entretenait, ce n'était un secret pour personne, des relations particulièrement tendues. Aux pieds de celle-ci, les deux fils de feu le prince de Conti jouaient avec des répliques en bois d'éléphants et de chevaux, sans nul doute inspirés par une lecture des aventures d'Hannibal de Tite-Live.
- J'ai vu votre équipage qui est bien ridicule pour votre rang. Vous auriez dû me le dire, je vous aurais fourni une escorte conséquente.
- Mon voyage n'en a été que plus rapide, mon oncle, je tenais à rentrer à la cour où est ma place avant la fin de l'année. Mais dites-moi, mon oncle, quelles sont les nouvelles de la famille et de Versailles ?
Malgré les cris du petit François qui disputait un animal à son frère Louis Armand, le prince de Condé prit une mine songeuse :
- Il s'en est passé des choses pendant votre absence... ! Madame votre mère a émis le désir de voir de nouveau occupée sa maison de Port-Royal et votre frère (Gabrielle se tendit instinctivement)... Et bien, il prétend que tout va bien mais il n'est pas besoin de le connaître autant que moi pour comprendre qu'il lui manque quelqu'un. Il me fait penser à un animal qui tourne en rond dans sa cage.
Puisque le prince ne disait rien concernant un éventuel duel, la duchesse ne préféra pas insister, ne serait-ce que s'il n'était pas au courant des bêtises de Paris.
- Vous avez beau avoir été éloignée de Paris, vous ne devez pas ignorer que l'on parle de guerre. Votre frère ira, comme l'ont fait tous ses ancêtres et il servira le roi.
- S'il se montrait ne serait-ce qu'à moitié digne de vous, la gloire qui rejaillirait sur notre famille serait éternelle, approuva Gabrielle tout en songeant que cette campagne militaire allait encore les éloigner de longs mois et serait difficilement supportable.
- Mais dites-moi, ma chère, qu'avez-vous pensé de votre voyage ?
- Ce fut un succès, mon oncle. Un succès complet, j'ai obtenu les garanties que j'espérais, répondit mystérieusement Gabrielle qui ne souhaitait pas entrer dans les mensonges avec son oncle.
- J'en suis heureux. Il est important de soigner nos relations avec le reste du royaume, au sein de nos domaines. C'est là notre puissance. Mais sachez qu'il ne faut jamais se reposer sur ses lauriers.
- Deviendriez-vous un sage, mon oncle ? Sourit Gabrielle, en laissant échapper un rire.
- Il en serait grand temps, n'est-ce pas ? Répliqua le prince au tac au tac, mais j'avoue que cet élan me vient de la lecture de Tite-Live cet après-midi.
Ils se turent quelques instants pendant lesquels le regard de la jeune femme se porta sur les petits orphelins qui rejouaient à leur sauce la bataille de Cannes, les cavaliers se trouvaient aux prises avec les énormes pachydermes.
- Les textes des anciens sont des sources inépuisables de leçons. Je me souviendrais toujours que vous contiez l'histoire d'Hannibal à Jean-Louis et à Charles-Paris pour leur apprendre qu'une bataille n'est pas la guerre.
Le regard du prince se voila un instant mais il répondit sourdement :
- Une victoire n'est pas une fin en soit. Souvenez-vous de Capoue. Le destin ne nous laisse pas le temps de nous reposer, il n'y a que des batailles à mener.
- Si Hannibal n'avait pas fait stationner ses troupes à Capoue, pensez-vous vraiment qu'il aurait pu faire tomber Rome ?
- Aucune puissance, paraît-elle la plus inatteignable, n'est voué à durer. Ce ne sont pas les Romains qui ont vaincu Hannibal et ses éléphants, ce ne sont pas les Alpes et les difficultés du chemin. Non, ce qui a perdu Hannibal, ce sont les plaisirs du succès, les délices de sa gloire, les semaines passées à Capoue.
- Ses ennemis tremblaient mais n'avaient pas désarmés.
- Le plus grand ennemi d'un grand homme, c'est lui-même, conclut Condé d'un ton docte.
Brusquement songeuse, Gabrielle continua à répondre par monosyllabes à son oncle. Quelque chose dans ce qu'il avait dit venait de l'attendre en plein cœur. Elle pensait retourner triomphante à Versailles, emplie de ses réussites en Saintonge. Elle pensait retrouver un roi affaibli par l'épreuve qu'elle venait de lui soumettre. Sans doute était-ce vrai, sans doute avait-elle gagné une bataille mais la guerre était encore loin d'être terminée. Et ne pas s'en rendre compte serait la pire chose pour la main de l'ombre. Ne jamais rien prendre pour acquis, voilà la leçon d'humilité que venait de lui donner son oncle.
Après quelques dizaines de minutes, Louis de Condé retourna à sa lettre et laissa sa nièce vaquer à ses occupations en attendant le repas du soir. Gabrielle s'apprêtait à retrouver Henri-Jules lorsqu'un serviteur vint lui apporter un pli. C'était un écrit de la main d'un mercenaire engagé par Hector et qui l'avait accompagnée dans son entreprise. Au fur et à mesure de sa lecture, elle sentit ses sourcils se froncer. Comment cet imbécile d'homme de main avait-il laissé Amy of Leeds s'échapper et même laisser cette pauvre femme sans défense le blesser ? « Pour chaque larme de sang que je verserai, ça sera une goutte du sien que je ferai couler, jusqu'à ce que ses veines en soient vidées ». Les propres paroles de la favorite avant de disparaître dans la nature et de réapparaître dans ses appartements versaillais. La menace ne fit pas trembler Gabrielle, ne l'effraya même pas. Elle venait juste confirmer une chose : Amy of Leeds n'était pas battue, loin de là. Elle était coriace. Quelque part, cela plaisait à Gabrielle car le contraire aurait été bien trop facile.

La jeune femme s'arrêta quelques secondes devant la fenêtre qui donnait sur les jardins de Chantilly, jardins qui faisaient bien grise mine en cette saison et distingua quelques lumières tremblotantes dans le lointain. C'était comme l'appel de Versailles et de ses fêtes. Des intrigues et du complot. Elle avait encore un rôle essentiel à jouer dans cet immense imbroglio. Elle avait une toile à tisser autour d'un monarque indigne et de sa famille. Et pour le moment, elle avait le joker.
- Amy of Leeds, je vous attends de pied ferme, murmura-t-elle.
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