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 Quand la mémoire vous fait défaut [Isabeau]

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MessageSujet: Quand la mémoire vous fait défaut [Isabeau]   Quand la mémoire vous fait défaut [Isabeau] Icon_minitime17.05.12 16:26

Quand la mémoire vous fait défaut [Isabeau] 702350ISABEAU Quand la mémoire vous fait défaut [Isabeau] 614260AVATAR14

Tout souvenir perdu est un appauvrissement

    Anne descendit à la hâte le grand escalier de son hôtel particulier. Les jupons à la main, elle se dépêchait. Tôt dans la matinée, c’était le moment de la journée qu’Anne choisissait généralement pour se promener dans Paris. Elle évitait ainsi généralement les gueux, même s’il était inévitable qu’elle en rencontrât plusieurs. La marquise se dirigea vers la chaise à porteurs et lança aux porteurs : « Chez la couturière !
    -Laquelle, madame ?
    -Triple idiot ! Nous sommes passés devant sa boutique, hier ! »

    La marquise de Gallerande était d’une humeur exécrable depuis qu’elle avait appris que sa couturière était décédée. Une obscure maladie avait emportée cette femme aux doigts de fées. Anne n’avait pas vraiment lié amitié avec elle (et puis quoi encore !) mais la trouvait bien utile pour confectionner des robes à rendre folles de jalousie les dames de la cour. Maintenant que cette couturière avait rejoint le royaume des cieux, Anne se retrouvait sans doigt pour faire ses toilettes, et c’était bien regrettable. C’est pourquoi elle se retrouvait de si bon matin dans une chaise à porteurs, à la recherche d’une couturière talentueuse, ce qui ne courait pas les rues, malheureusement. Flore lui avait parlé d’une couturière dont elle avait vanté les talents. Cette Isabeau Lacassagne avait intérêt à avoir un talent à la hauteur des éloges de Flore, sinon Anne ruinerait sa réputation.

    La chaise à porteurs se stabilisa tout à coup, et Anne regarda par la fenêtre. La rue était bloquée pour une raison obscure. Anne s’énervait. Un porteur vint ouvrir la porte et lui dit que, la rue étant bloquée, il était préférable qu’elle descende pour se rendre à pied chez la couturière, dont la boutique se trouvait à deux rues de là. Anne insulta les Parisiens avant de descendre, aidée par le porteur. Heureusement, sa camériste était avec elle. Elles marchèrent donc dans la rue, chose insupportable pour Anne qui maugréait et s’en prenait à sa camériste qui marchait trop lentement. Sa camériste, Denise, accéléra le pas et se retrouva devant sa maîtresse, ce qui permettait à Anne de savoir où il fallait marcher pour ne pas salir sa robe. Mais soudain, elle sentit une main dans son cou. Elle mit alors sa propre main sur son collier mais…le collier avait disparu ! Anne se retourna et aperçut un homme qui s’enfuyait. La marquise cria et ordonna à un étranger de courir après cet homme brun, mais ce dernier avait déjà disparu. Denise, effrayée, en savait que faire, ce qui eut le don d’agacer encore plus (si c’était possible) la marquise de Gallerande. « Mais avance donc ! Nous ne pouvons plus rien faire, je n’ai plus aucune chance de revoir mon collier. Dépêchons nous avant qu’on ne nous vole autre chose. Et cesse de trembler ! Comme tu peux être ridicule, parfois ! »

    Enfin, le périple s’acheva lorsque la camériste d’Anne poussa la porte de la couturière. Anne entra et dépoussiéra sa robe en attendant que quelqu’un vienne l’accueillir. Puis elle observa les lieux. C’était simple mais Anne devait avouer que la pièce était décorée avec goût. La marquise s’approcha du tissu qui était exposé. C’était du tissu de qualité, et il fallait espérer que la couturière puisse en faire des robes magnifiques. Anne se promenait dans la boutique qui offrait quelques articles à la contemplation des clients. Sa camériste la suivait au pas, et Anne se demandait si elle avait bien fait de prendre Denise avec elle.

    Enfin, une personne qui s’avéra être la couturière elle-même vint l’accueillir. Elle était brune, mince et paraissait sérieuse. Anne ne remarqua pas l’étonnement qui saisit la jeune femme lorsqu’elle la vit. A vrai dire, elle ne faisait pas vraiment attention à l’expression de son visage. Anne la salua tout en continuant de regarder le tissu. Puis la marquise se tourna vers la couturière.

    « Je cherche une nouvelle couturière, et l’on m’a vanté vos mérites. J’espère que ces louanges sont méritées, sinon, soyez sûre que plus personne ne viendra chez vous. Anne lui sourit, mais c’était un sourire sans bienveillance. Elle se tourna alors vers les tissus et ajouta : J’ai remarqué quelques tissus qui m’intéressent. J’espère que vos doigts seront capables d’en faire des robes à ma mesure. »

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MessageSujet: Re: Quand la mémoire vous fait défaut [Isabeau]   Quand la mémoire vous fait défaut [Isabeau] Icon_minitime20.06.12 16:25

« Loïc ? Loiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiic ! Dépêche-toi un peu, tu vas finir par être en retard ! »

Isabeau attendit quelques secondes une réaction de son associé de beau-frère, avant d’entendre confusément des bruits à l’étage, signe qu’au moins, il avait fini par sortir de son lit. Elle soupira en levant les yeux au ciel, avant de s’éloigner d’un pas décidé de l’escalier en bas duquel elle s’égosillait depuis cinq bonnes minutes, et retourna à la salle à manger ou l’attendait le petit-déjeuner préparé par leur cuisinière attitrée. Se saisissant d’une pomme, elle la croqua à pleines dents tout en se plongeant dans une liasse de feuilles de papiers couvertes de colonnes et de chiffres, les résultats des ventes de l’armurerie pour ce mois-ci. Elle constata avec fierté que leurs bénéfices étaient en augmentation, et après tous les soucis qu’ils avaient eu pour prouver qu’ils étaient meilleurs et plus fiables que la concurrence, ce n’était pas une petite victoire ! Ils avaient maintenant le luxe de bénéficier d’une clientèle régulière, composée de gardes royaux, de mousquetaires, et de gentilshommes pas tout à fait scrupuleux au regard de l’édit de Richelieu… Mais baste, ce n’étaient pas ses affaires. Qu’ils s’entretuent s’ils le voulaient, au fond ça faisait marcher les affaires, et elle n’était pas chargée de faire respecter la loi ! Tiens, et s’ils fondaient une boutique de cercueils ou de pierres tombales spécialement pour les preux gentilshommes tués en duel… ?

« Je suis en retard, c’est ça ? » fit la voix affolée de Loïc derrière elle. Elle ne daigna même pas se retourner pour lui répondre.
« Très en retard même. Je t’avertis que si l’affaire capote à cause de toi, je te prive de repas pour les trois prochains jours. »
« Tu es trop sévère, belle-sœur. » rétorqua l’homme de la maison en piquant un morceau de pain et du jambon par-dessus l’épaule de la jeune femme, la faisant sursauter. « Où vas-tu aujourd’hui ? »
« A la mercerie. Je serai de retour vers dix-huit heures, comme d’habitude. »
« Gare à ne pas piquer les clientes. A ce soir Zabo ! »

Elle leva derechef les yeux au ciel lorsqu’il l’embrassa sur la joue, technique inefficace pour tenter de faire disparaître son agacement, et retourna à sa pomme alors qu’elle l’entendait filer en quatrième vitesse pour ne pas rater son rendez-vous et un contrat important par la même occasion. Décidément, il n’en ratait pas une celui-là !
Isabeau termina tranquillement son petit-déjeuner avant de jeter un œil à la pendule. Il était temps qu’elle parte, elle aussi. Remerciant la cuisinière, elle s’éclipsa pour aller chercher sa cape et se coiffer d’un chapeau, et sortit à son tour de la maison en plein centre de Paris.

Il était encore tôt, mais les rues commençaient déjà à s’agiter, les étals à s’ouvrir, et les parisiens à déambuler. Isabeau faisait partie désormais de la classe « supérieure » de ce peuple ignoré par la noblesse, mais elle évoluait avec toujours autant d’aisance même dans les rues les moins fréquentables. Elle avait beau être une commerçante à succès, la pauvreté était une morsure bien trop tenace pour qu’on l’oublie de sitôt, et elle gardait sans cesse à l’esprit qu’elle venait des bas-fonds elle aussi. Cette conscience lui permettait de rester prudente et de ne pas se reposer sur ses lauriers, afin d’éviter une déchéance dont il aurait été impossible de se relever. Elle en connaissait qui étaient tombés dans ce piège terrible, et elle savait qu’on n’en ressortait pas. Donc, malgré sa fortune personnelle et celle qu’elle avait en commun avec Loïc, elle continuait de travailler d’arrache-pied, autant par habitude que par conviction. Hors de question de retourner d’où elle venait. Elle en avait bien trop bavé pour ça.

La mercerie se trouvant à peine à quelques minutes de là, elle ne mit pas longtemps à arriver à destination, pile quand ses deux employées ouvraient la boutique. Elles saluèrent leur patronne, qui le leur rendit bien, et toutes les trois rentrèrent à l’intérieur. La journée pouvait commencer, se dit-elle en inspectant la boutique d’un coup d’œil expert en retirant cape et chapeau. Elle se rendit dans le petit bureau en arrière-boutique pour consulter le registre de la veille, mettre à jour quelques données, vérifia les commandes et revint dans la pièce principale pour répartir les commandes et les livraisons aux deux jeunes filles. Pour sa part, elle resterait ici, pour attendre une livraison de rubans et de velours. En somme, elles n’auraient probablement pas une journée débordée, mais elles ne s’ennuieraient pas. Dans le cas d’Isabeau, elle ne se doutait pas encore à quel point.

La matinée était déjà bien avancée quand la troisième cliente de la journée poussa la porte du petit commerce. Isabeau entendit le tintement de la porte d’entrée depuis l’arrière-boutique où elle faisait un peu de rangement, épousseta sa robe et fit demi-tour pour aller saluer la nouvelle arrivée. Elle vit tout d’abord la camériste au regard craintif, puis la dame elle-même, vêtue avec un goût certain, à la dernière mode. Probablement quelqu’un de la Cour donc, puis elle vit les cheveux blonds et enfin le visage et les deux yeux bleus… Vision qui lui donna l’impression de recevoir une claque sonore. Elle si maîtresse d’elle-même en temps normal ne put retenir une expression de franche stupéfaction à la vue qui s’offrait à elle. Cette femme, dans sa boutique ?

« Je cherche une nouvelle couturière, et l’on m’a vanté vos mérites. J’espère que ces louanges sont méritées, sinon, soyez sûre que plus personne ne viendra chez vous. »

La voix de la jeune femme était bien trop réelle pour qu’elle croie plus longtemps à une hallucination. Après toutes ces années, Anne de Gallerande se trouvait maintenant dans sa boutique ? Aucun doute, c’était bien elle : elle avait bien trop de fois supporté ses sarcasmes, son insolence, sa froideur et son arrogance pour oublier son visage qu’elle avait maintes et maintes fois voulu gifler ! Apparemment, elle n’avait pas changé, et était toujours aussi désagréable et condescendante ! Isabeau retrouva contenance et un visage calme et impassible, mais intérieurement elle bouillait d’envie de la jeter dehors sans ménagement !

« J’ai remarqué quelques tissus qui m’intéressent. J’espère que vos doigts seront capables d’en faire des robes à ma mesure. »

Ils seraient surtout capables de vous étrangler, efficacement et garanti sans douleur, ça vous intéresse ? songea-t-elle avec amertume alors que sa raison lui disait qu’effectivement, cette femme pouvait bien lui causer du souci si jamais elle venait à vouloir ruiner la réputation de la boutique. Isabeau avait une clientèle solide et fidèle, dont la plupart ne se laisseraient pas avoir par les ragots, mais cela pouvait bloquer bien des nouveaux clients… En bref, elle n’avait pas vraiment le choix. Heureusement, si elle avait reconnu immédiatement Anne de Gallerande, Anne en revanche ne semblait pas avoir fait l’amalgame entre la couturière qu’elle avait en face d’elle et la gamine des rues qui lui apportait les poèmes de Jean Racine des années plus tôt… Et elle préférait que les choses restent ainsi.

« Vos désirs sont des ordres madame. Mes deux couturières sont parties effectuer des livraisons à Versailles, mais je vais m’occuper de vous en attendant leur retour. Je vais chercher notre catalogue afin que vous puissiez voir nos précédents modèles. » répondit-elle simplement sur ce ton neutre purement commercial qu’elle avait appris à prendre avec les clients qui ne lui plaisaient pas. Pour celle-là, il s’agissait carrément d’un euphémisme !

Elle s’éclipsa de nouveau dans l’arrière-boutique, et une fois à l’intérieur, serra les poings de frustration et aurait volontiers maudit Racine à voix haute si elle n’avait pas craint d’être entendue ! Maudite soit cette femme, et maudit soit celui qui l’avait contrainte à la voir aussi régulièrement ! Rageusement, elle sortit le catalogue de son étagère d’un coup sec et se demanda si elle pouvait le lui asséner sur le crâne, avant de décider qu’encore une fois ce n’était pas une bonne idée. Elle prit une profonde inspiration afin de se calmer, et lorsqu’elle ressortit de la pièce à peine quelques secondes plus tard, elle était aussi souriante que d’habitude.

« Voici les derniers modèles que nous avons réalisés pour plusieurs dames de la Cour. » dit-elle en ouvrant le registre à ses dernières pages et en montrant les croquis colorés de robes élégantes à sa nouvelle cliente. « Chaque robe est bien entendue taillée sur mesure et selon les désirs de madame, mais ces modèles vous permettent d’avoir une idée de ce que nous pouvons faire. La robe prête, vous n’avez pas besoin de revenir puisqu’une de nos couturières ou moi-même se rendra, si vous le désirez, directement chez vous afin de faire les essayages et apporter des retouches si nécessaires. »

Elle laissa le livre ouverte afin que sa cliente puisse continuer de le consulter si elle le désirait, lui laissant le temps de la réflexion, avant de reprendre :

« Je suis à votre disposition madame. En quoi exactement puis-je vous aider ? »

S’il fallait supporter cette bonne femme encore longtemps, autant aller au cœur du sujet ! Isabeau savait d’expérience qu’Anne ne supportait pas tout ce qui n’avait pas de particule, elles auraient au moins ça en commun de vouloir achever la besogne le plus vite possible…

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MessageSujet: Re: Quand la mémoire vous fait défaut [Isabeau]   Quand la mémoire vous fait défaut [Isabeau] Icon_minitime20.07.12 22:45

    Anne espérait ne pas faire d’erreur en s’adressant à la jeune femme qui lui faisait face. La marquise avait en effet du mal à faire confiance à des personnes venant du peuple. Elle avait mis des mois pour féliciter son ancienne couturière de son travail. Et même en étant une habituée, elle considérait celle qui faisait ses robes comme une moins que rien. Maintenant qu’elle devait confier ses envies vestimentaires à une autre couturière, tout le travail de confiance était à refaire. On aurait pu se moquer du comportement d’Anne. Elle, une fille de petit baron, qui regarde de haut ceux qu’elle côtoie. Mais quiconque la voyait ne pouvait se douter de son titre de naissance. Dorénavant marquise et bien placée à la cour, Anne pouvait être fière de son rang. C’est donc évidemment avec mépris qu’elle considérait la jeune brune qui l’avait accueillie.

    « Vos désirs sont des ordres madame. Mes deux couturières sont parties effectuer des livraisons à Versailles, mais je vais m’occuper de vous en attendant leur retour. Je vais chercher notre catalogue afin que vous puissiez voir nos précédents modèles.

    Ainsi cette jeune femme devait être la responsable de la boutique, puisqu’elle parlait de ses couturières. Tant mieux, Anne ne voulait pas dépendre d’incapables. La responsable devait être la plus douée. Du moins, la marquise l’espérait.

    -Je vous attends. La marquise observa la couturière se diriger vers une autre pièce. En l’attendant, elle fit une nouvelle fois le tour de la boutique et regarda les tissus proposés. Anne se rassurait quant au travail de cette boutique. Flore lui avait conseillé cette femme et Anne lui avait fait confiance. Si jamais la marquise devait se plaindre du travail effectué sur les tissus, non seulement elle ruinerait la réputation de la couturière, mais elle s’en prendrait aussi à Flore. Anne se retourna et aperçut sa demoiselle de compagnie juste derrière elle. Comme elle pouvait l’agacer ! Cette empotée ne pouvait pas rester deux minutes éloignée d’Anne. Et même dans cette boutique, un espace clôt et pas très grand, elle avait peur de se perdre ! La marquise regretta de ne pas avoir demandé à Lena de l’accompagner. Lena aurait su s’intéresser aux tissus et aurait été heureuse d’être en ce lieu. Mais Anne évitait d’être trop souvent à ses côtés. Un œil avisé pourrait aisément remarquer la ressemblance qui liait la mère et la fille. La prudence était de rigueur. Et puis, si le travail de la couturière lui plaisait, la marquise pourrait venir avec Lena et offrir une robe sur mesure à sa chère fille cachée. La jeune brune sortit Anne de ses pensées. Elle apparut en effet, un énorme livre à la main. Elle le posa puis l’ouvrit, offrant aux yeux de la marquise les dernières pages.

    -Voici les derniers modèles que nous avons réalisés pour plusieurs dames de la Cour. Chaque robe est bien entendue taillée sur mesure et selon les désirs de madame, mais ces modèles vous permettent d’avoir une idée de ce que nous pouvons faire. La robe prête, vous n’avez pas besoin de revenir puisqu’une de nos couturières ou moi-même se rendra, si vous le désirez, directement chez vous afin de faire les essayages et apporter des retouches si nécessaires.
    Anne crut reconnaitre des robes qu’elle avait vues portées sur des dames de sa connaissance. Certes, ces robes étaient élégantes. Raffinées, même. Mais Anne fronça les sourcils en les reconnaissant. Elle ne voulait pas ressembler aux autres dames de la cour. Elle voulait quelque chose d’unique. Toutefois, la couturière l’avait rassurée en lui disant que chaque robe était taillée sur mesure, selon les goûts de la cliente. Alors que la jeune brune fit silence, Anne tourna silencieusement les pages, observant chaque détail. Soudain, elle crut voir une robe de Flore. La marquise l’avait trouvée affreuse, mais l’avait néanmoins complimentée, un sourire hypocrite aux lèvres. Au moins était-elle sûre que la couturière obéissait aux ordres de ses clientes et faisait ce qu’elles désiraient. Anne pensait encore à Flore et à sa robe hideuse lorsque la couturière reprit :

    -Je suis à votre disposition madame. En quoi exactement puis-je vous aider ?

    Anne ne se tourna d’abord pas vers elle. Elle regardait toujours le catalogue, sans répondre. On aurait pu croire qu’elle feignait de ne pas avoir entendu son interlocutrice. Mais en réalité, elle réfléchissait. La marquise avait des idées bien arrêtées quant aux robes qu’elle désirait porter. Elle décidait de tout : du tissu, de la forme, des coutures, du décolleté et de toutes ces choses importantes destinées à lui faire une taille parfaite. Après quelques minutes de silence, Anne quitta des yeux le catalogue pour se tourner vers la couturière. Elle ne souriait pas, et était toujours aussi froide.

    -Vos doigts de couturières peuvent m’aider. Les robes que vous m’avez montrées sont peut-être remarquables d’un point de vue technique, mais je ne veux pas porter quelque chose qui y ressemble. Anne se tut quelques secondes, puis reprit : je veux tout choisir, décider de tout. Vous, ou une de votre couturière, peu importe, exécutez. De ce fait, l’une de vos couturières sera peut-être amenée à souvent venir chez moi. Je veux son entière disposition. J’aimerai aussi qu’elle sache se faire discrète. Si elle est curieuse, alors je ne veux pas d’elle. Anne regardait son interlocutrice dans les yeux tout en parlant. Puis elle se détourna et alla voir des tissus exposés. Elle lança un regard dur à sa demoiselle de compagnie qui comme toujours, la suivait comme un petit chien. Celle-ci baissa la tête et recula dans un coin de la boutique. Anne posa les doigts sur un morceau de tissu. Quels sont vos prix ? Il est bien sûr évident que s’il y a le moindre problème causé par votre couturière, je ne paierais pas l’intégrité de ce que je vous dois. »

    La marquise de Gallerande était, à sa manière, une femme d’affaires. Elle était le mécène de Jean Racine et aidait d’autres artistes. Elle menait son commerce de poisons et en tirait une petite fortune personnelle. Elle ne laissait rien au hasard, et posait ses conditions. Néanmoins, habituée à toujours avoir le dernier mot, elle sera peut-être surprise d’avoir face à elle une autre femme de tête, femme d’affaires tout aussi impitoyable qu’elle. Comment pouvait-elle alors se douter que cette couturière, si sûre d’elle, était la petite gamine qui lui apportait les poèmes de son amant, Racine, il y a quelques années ?
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MessageSujet: Re: Quand la mémoire vous fait défaut [Isabeau]   Quand la mémoire vous fait défaut [Isabeau] Icon_minitime27.08.12 21:05

Isabeau espérait ne pas faire d’erreur en acceptant de s’occuper de la marquise de Gallerande. D’un côté elle savait être assez fortunée pour pouvoir se permettre de refuser une cliente, mais d’un autre, elle connaissait assez bien cette femme pour savoir qu’à la moindre contrariété, elle se ferait un plaisir de faire de sa vie un enfer. Elle était à Versailles, allait à la Cour, fréquentait la clientèle fortunée d’Isabeau : si elle décidait et parvenait à ruiner sa réputation, la demoiselle ne donnait pas cher de sa peau et de la situation confortable qu’elle avait réussi, goutte de sueur après goutte de sueur, à se construire. Et il était hors de question que ce soit cette femme-là qui vienne tout ruiner, avec son mépris, son égoïsme et ses manières détestables. Elle semblait ne pas l’avoir reconnue ; tant mieux ! Isabeau ne tenait absolument pas à reprendre là où elles l’avaient laissée leur relation pour le moins à couteaux tirés. La dernière fois qu’elle avait vu Anne, Isabeau avait dû faire un énorme effort sur elle-même pour ne pas l’écorcher vive et jeter son cadavre dans la Seine. Tout ça parce que ce crétin de Racine avait cru bon de s’enticher de cette potiche… Idylle probablement terminée depuis longtemps, s’il n’avait pas changé. Comme les chances pour qu’un tel miracle se produise étaient minces, elle prenait pour acquis que son ancien ami avait trouvé l’amour ailleurs, et probablement pas qu’une fois… La constance n’avait jamais été le fort du poète des rues qu’il était alors. Elle ignorait ce qu’il était devenu, mais elle était presque certaine qu’il ne s’était pas assagi avec l’âge ! Peut-être s’était-il amouraché d’une autre précieuse du même genre, aussi méprisante et méprisable qu’Anne de Gallerande. A vrai dire, cela ne l’aurait même pas étonnée.
En attendant, il fallait bien s’accommoder de la présence de la plantureuse blonde dans sa boutique. Surtout ne pas lui rappeler quel rôle elle avait joué auprès d’elle auparavant –de toute façon elle avait probablement oublié cette gamine insignifiante qui lui portait les lettres de son amant. Qu’elle ne voie que la couturière et la femme d’affaires, et tout le monde se porterait mieux. L’Isabeau d’avant, Isabeau elle-même voulait l’oublier. Une gamine des rues, une enfant maigre et poussiéreuse ballotée dans tous les sens et bousculée, écrasée par la foule. Une bonne à rien, au mieux une servante, au pire une voleuse, avec son acolyte des mauvais coups Grégoire. Une pauvre fille de rien qui aurait pu mourir de faim si deux-trois personnes ne lui avaient pas tendu la main au bon moment et si elle n’avait pas eu la niaque de s’en sortir. L’apprentissage avait été long et douloureux, mais elle était maintenant en tête de file et ne tenait pour rien au monde à perdre sa place. Y accéder avait été trop difficile ! Si elle avait réussi à surmonter tous les obstacles, elle n’était pas sûre de se relever d’une chute d’un aussi haut piédestal…

-Vos doigts de couturières peuvent m’aider. Les robes que vous m’avez montrées sont peut-être remarquables d’un point de vue technique, mais je ne veux pas porter quelque chose qui y ressemble. Reprit Anne de Gallerand, ramenant Isabeau à la réalité de sa petite boutique. Adoptant aussitôt un air professionnel aussi neutre que possible, elle hocha sagement la tête. Opiner, c’était tout ce qu’elle pouvait faire pour le moment face à cette peste. Pourtant, ce n’était pas l’envie de l’envoyer paître qui lui manquer. Elle brûlait, au contraire, de lui envoyer une boîte d’aiguilles à la figure, se fichant bien de lui faire mal, tout en lui ordonnant de partir sur le même ton dégoulinant de mépris qu’elle avait toujours employé avec elle. Isabeau pouvait supporter beaucoup de choses ; mais pas qu’on la traite comme une moins que rien simplement parce qu’elle était née au mauvais endroit au mauvais moment ! Anne de Gallerande ne méritait en aucun cas tous les privilèges qu’une bonne naissance et un bon mariage lui avaient assurés, sans le moindre effort. Isabeau avait bien plus d’estime pour l’armurier au coin de la rue qui, lui au moins, avait le mérite qui seyait à tous les efforts qu’il accomplissait chaque jour. Lui au moins était utile à la société. Ce qui n’était pas, et ne serait jamais le cas de cette garce.

-Je veux tout choisir, décider de tout. Vous, ou une de votre couturière, peu importe, exécutez. De ce fait, l’une de vos couturières sera peut-être amenée à souvent venir chez moi. Je veux son entière disposition. J’aimerai aussi qu’elle sache se faire discrète. Si elle est curieuse, alors je ne veux pas d’elle.
« Bien sûr madame. » répondit simplement Isabeau en serrant les dents, avant d’avoir une illumination. Alors elle sourit, aimablement. « Je m’occuperai moi-même des commandes de madame. Madame peut avoir toute confiance en moi. »

Puisqu’il fallait se coltiner la Gallerande et éviter tout scandale, autant éviter de déléguer le travail à une de ses couturières. C’étaient toutes deux de braves filles, travailleuses et sérieuses, mais il suffisait d’une seule erreur d’inattention pour que tout se retourne contre elles. Les deux couturières, restées en retrait, échangèrent d’ailleurs un regard. La patronne avait beaucoup à faire avec toutes ses autres boutiques, et ne s’occupait elle-même que des clients les plus difficiles et les plus délicats. Celle-là ne devait pas être commode pour qu’elle décide de se rajouter du travail en s’en occupant toute seule… Mais Isabeau avait ses raisons.

« Quels sont vos prix ? Il est bien sûr évident que s’il y a le moindre problème causé par votre couturière, je ne paierais pas l’intégralité de ce que je vous dois. »

Ah, enfin on passait aux choses sérieuses. Voilà un langage qu’à la longue, Isabeau avait appris à parler à la perfection ! Le langage des finances, des chiffres et des valeurs. Un langage que toute personne appartenant à la vaste foule de la plèbe se devait de maîtriser, à défaut du latin, s’il voulait survivre dans ce monde où tout s’achète et rien ne se donne. Et puis, voilà qui l’arrangeait à merveille. Sur ce terrain-là, celui des affaires, Isabeau se savait pratiquement imbattable, et elle voyait là l’occasion de prendre sa revanche –ou au moins de commencer à prendre sa revanche- sur celle qui l’avait si bien humiliée quelques années plus tôt.

« Bien entendu, madame. La satisfaction de nos clients est notre priorité. » assura Isabeau avec un geste de la main empreint d’un respect qu’elle n’éprouvait absolument pas mais qu’elle prenait plaisir à imiter. Elle commençait à avoir sa petite idée sur la manière dont elle allait pouvoir venger sa fierté bafouée. « Tout dépend des modèles, des tissus, et du temps nécessaire à la réalisation de la robe, madame. Et aussi de si la couturière doit se rendre sur place ou peut rester à la boutique –vous imaginez bien que nous louons des chevaux pour nous déplacer et cela a un coût. »

Isabeau fit quelques pas pour rejoindre sa nouvelle et bien-aimée cliente et tourna quelques pages du catalogue.

« Tenez, voici quelques prix à titre indicatifs. Voilà pour un modèle comme celui-ci en velours… Pour une robe en mousseline… Ici, doublée pour l’hiver… Avec un rajout de soie on atteint plutôt cette fourchette de prix… »

Au fur et à mesure qu’elle prenait le temps de détailler ses comptes, Isabeau énumérait les chiffres avec un air résolument neutre et aimable sur le visage. Une cliente, rien de plus. Anne de Gallerande devait croire qu’elle n’était qu’une cliente parmi d’autres. Et pourtant, les prix qu’Isabeau énuméraient ne correspondaient pas tout à fait à la réalité. Jamais elle n’avait fait payer de supplément à ses clients pour le déplacement, par exemple. Ni même pour le temps passé à travailler sur un vêtement : que cela prenne deux heures ou deux mois, le prix était le même. Mais c’était l’occasion de tester la jeune femme, voir si elle avait l’âme d’un pigeon ou si elle s’avèrerait un adversaire de taille. Perspectives réjouissantes dans tous les cas de figure : si elle était naïve et insoucieuse de son argent, elle se ferait un plaisir de la « plumer », et si elle s’avérait plus coriace, elle n’en aurait que plus de plaisir à la faire plier. Car s’il y avait bien une chose en laquelle Isabeau avait confiance, c’était son talent pour les affaires ! C’est donc sûre d’elle qu’elle se tourna de nouveau vers sa cliente, souriante.

« Nous sommes l’une des rares boutiques à fournir autant de ces messieurs-dames à la Cour. Madame comprendra que nous avons un certain niveau à tenir et que si nous affichons ces prix, c’est que nos services ont toujours été appréciés de nos clients. Nous ne déméritons pas notre réputation, vous pouvez en être tout à fait certaine… »

Et elle se ferait d’ailleurs un plaisir de le lui prouver… A elle de lui donner une bonne leçon, à sa manière ! Le roue tournait !

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MessageSujet: Re: Quand la mémoire vous fait défaut [Isabeau]   Quand la mémoire vous fait défaut [Isabeau] Icon_minitime26.10.12 23:46

    Anne pensait pouvoir tout contrôler. Dans tous les domaines : elle voulait décider de tout, maîtriser les choses. Depuis la mort du marquis de Gallerande, elle prenait toutes les décisions et menait sa vie comme elle l’entendait. Son statut de veuve lui donnait bien des libertés. Mais la marquise devrait apprendre, à ses dépens, qu’elle ne pouvait pas manipuler tout le monde, et qu’elle ne pouvait pas tout contrôler. Elle se croyait une femme d’affaire redoutable, ce qu’elle était, mais il y avait plus redoutable qu’elle. Il faut dire qu’Anne méprisait la jeune femme qui lui faisait face. Une petite couturière qui, certes, possédait son commerce, mais vivait tout de même très simplement. Elle était de toute façon au service des autres, et puisque c’était son métier, autant en profiter. Sa réputation dépendait de ses clients. Sa vie même dépendait d’eux. Elle était à leur merci. Anne comptait bien profiter de cette situation. Sourire hypocrite aux lèvres, elle confiait à la couturière ses attentes et ses exigences. Face à elle, la jeune femme lui rendait le même sourire. Pure jalousie, se disait Anne. Il était certain que la couturière voulait être à sa place. Et qui l’en blâmerait ? C’est donc avec un regard condescendant que la marquise observait son interlocutrice.

    « Bien entendu, madame. La satisfaction de nos clients est notre priorité.

    Voilà un discours qu’Anne s’attendait à entendre. Il était normal, évidemment, que la couturière se mette à ses pieds. Anne imagina Isabeau à ses pieds et retint un petit rire. Les visites aux commerçants étaient, décidément, délicieuses. Elles permettaient de remarquer à quel point sa vie était merveilleuse. La marquise nota mentalement qu’elle devrait aller plus souvent elle-même chez les commerçants de Paris.
    Tout dépend des modèles, des tissus, et du temps nécessaire à la réalisation de la robe, madame. Et aussi de si la couturière doit se rendre sur place ou peut rester à la boutique –vous imaginez bien que nous louons des chevaux pour nous déplacer et cela a un coût.

    Ah, vous ne venez donc pas à pied ? eut envie de répondre Anne. Mais elle se retint. Elle aurait tout le temps d’être mesquine avec la couturière. Il fallait pour le moment rester agréable…dans la mesure du possible. Mais pourquoi donc prenait-elle en compte tant d’éléments ? Le temps passé à réaliser la robe ? Et puis quoi encore ? Les gueux n’avaient pas que ça à faire, travailler ? Au moins pendant qu’elle serait dans son hôtel particulier, elle serait dans un bel endroit, ce qui ne devait pas souvent lui arriver.

    -Des coûts pour la réalisation et le déplacement ? Anne restait dubitative. Et si vous mettez plus de temps à cause d’une erreur que vous avez faite, le temps passé à rattraper votre erreur aura un coût aussi ? Anne gardait le sourire en posant ses questions. Rester calme, et agréable. Difficile. Quant au déplacement, ne vous inquiétez donc pas, mon hôtel particulier est à Paris, vos chevaux n’auront donc pas une grande distance à parcourir. Peut-être même n’aurez vous pas besoin de chevaux. Vos jambes vous suffiront. La marquise eut un sourire ironique.

    -Tenez, voici quelques prix à titre indicatifs. Voilà pour un modèle comme celui-ci en velours… Pour une robe en mousseline… Ici, doublée pour l’hiver… Avec un rajout de soie on atteint plutôt cette fourchette de prix…

    L’ancienne couturière d’Anne vendait ses services beaucoup moins chers. Anne fronça les sourcils en voyant les prix. Certes, les différents tissus semblaient de qualité. Et les robes semblaient bien faites. Mais Anne avait vraiment besoin de nouvelles robes. Et celles doublées pour l’hiver qui se trouvaient sur le catalogue étaient si belles. Isabeau tournait les pages du catalogue tout en énumérant les prix. Anne ne se doutait pas qu’Isabeau lui jouait un tour. La marquise trouvait le tout assez cher, mais on lui avait tant vanté les qualités de cette couturière qu’elle se sentait obligée de faire appel à ses services. Il était cependant hors de question qu’Anne avoue pour les prix. Son interlocutrice pourrait en conclure que la marquise ne pouvait pas payer. Or, elle pouvait payer. C’était tout simplement le fait de donner tant d’argent à une gueuse qui l’embêtait.

    -Nous sommes l’une des rares boutiques à fournir autant de ces messieurs-dames à la Cour. Madame comprendra que nous avons un certain niveau à tenir et que si nous affichons ces prix, c’est que nos services ont toujours été appréciés de nos clients. Nous ne déméritons pas notre réputation, vous pouvez en être tout à fait certaine…

    Anne eut envie de gifler cette insolente. Pourquoi cet air suffisant pour lui parler de sa réputation ? Mais elle ne se départit pas de son air hypocrite et répondit :

    -Le niveau de vos prix ne prouve pas la qualité de vos services. Heureusement pour vous, mes connaissances m’ont vanté vos qualités. Si cela n’avait tenu qu’à votre petit discours, je ne sais pas si je serais restée. Mais je vais tout de même vous faire confiance. Il me faut des robes pour cet hiver.

    Capituler ainsi, devant cette mécréante, c’était insoutenable. A Versailles, Anne ne pourrait pas dire qu’elle avait refusé cette couturière pour des questions d’argent. Sa réputation en serait touchée.

    -Mais je refuse de payer pour la location des chevaux. »

    La guerre n’était pas terminée. Loin de là.

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MessageSujet: Re: Quand la mémoire vous fait défaut [Isabeau]   Quand la mémoire vous fait défaut [Isabeau] Icon_minitime27.11.12 23:25

Dieu que la revanche était douce, surtout quand elle avait mis tant d’années à arriver ! Isabeau la savourait comme on profite d’un bon feu après une journée passée dans le froid mordant de l’hiver, la récompense après l’effort, le plaisir après la peine. Oui, elle avait supporté ses brimades tout le temps qu’avait duré sa relation avec Racine –pourquoi Diable cette relation-ci avait-elle eu besoin d’être plus longue que les autres, hein ?- mais maintenant qu’elle voyait sa tête déconfite alors qu’elle pouvait enfin s’opposer à elle… Voilà bien une chose qui n’avait pas de prix. Et dont Isabeau était terriblement fière. D’habitude Isabeau n’était pas rancunière, mais elle pouvait avoir parfois un petit côté revancharde qui n’était pas à dédaigner, surtout quand on attentait à sa dignité ! Une faute impardonnable qu’Anne de Gallerande avait allègrement commise alors qu’elle n’était encore qu’une toute jeune fille et à laquelle elle n’avait pu répliquer sur le coup à cause de la promesse qu’elle avait faite à Racine de lui servir de messagère –mais qu’est-ce qui lui avait pris de dire OUI ?- aussi bien que leurs positions sociales respectives… Mais maintenant qu’Isabeau faisait partie de la bourgeoisie riche et influente, elle n’avait plus grand-chose à envier à une marquise sinon sa particule ! Alors oui, pour une fois, Isabeau se tenait droite face à cette vipère et se permettait même de sourire d’un air satisfait. On avait beau dire, une bonne petite revanche, il n’y a rien de mieux pour bien démarrer la journée, et elle n’avait pas l’intention de s’arrêter en si bon chemin !

-Le niveau de vos prix ne prouve pas la qualité de vos services. Heureusement pour vous, mes connaissances m’ont vanté vos qualités. Si cela n’avait tenu qu’à votre petit discours, je ne sais pas si je serais restée.

Et qui t’y force, espèce de pimbêche ? songea Isabeau en son for intérieur tout en continuant à sourire ? La seule chose qui pouvait lui faire plus plaisir que la frustration qu’elle lisait sur son visage aurait été de la voir sortir de sa boutique pour n’y jamais revenir. Mais comme ce n’était visiblement pas dans ses intentions, il allait falloir faire avec. Et cette fois, ce serait elle, la couturière, qui dicterait ses règles. Son terrain, ses règles, un point c’est tout ! Comptait-elle l’impressionner avec cette pseudo-menace ? Elle pouvait essayer tant qu’elle le voudrait : Isabeau avait heureusement assez de clientes pour pouvoir aisément se passer de celle-ci !

-Mais je vais tout de même vous faire confiance.

Une lueur de triomphe éclaira brièvement les yeux d’Isabeau. Elle imagina un instant la tête que tirerait Anne de Gallerande si elle apprenait qu’elle venait d’accorder sa « confiance » à la petite serveuse qu’elle méprisait tant quelques années plus tôt… Oh qu’elle serait tombée de haut, la marquise, et que la chute aurait été exquise à observer pour elle ! Lui avouer la vérité –ou plutôt la lui balancer en pleine figure- lui brûlait les lèvres, mais elle parvint à se retenir à temps. La vengeance est un plat qui se mange froid mais surtout qui se savoure, et si elle pouvait faire durer encore un peu le plaisir… Pourquoi dire non ? Isabeau se contenta donc de s’incliner légèrement, comme pour marquer l’honeuuuuur immense que lui faisait la marquise en acceptant ses services… Ah ça, elle en aurait des choses à raconter à Loïc en rentrant ce soir !

Il me faut des robes pour cet hiver. Continua la marquise.
« Les désirs de Madame sont des ordres. » se contenta de répéter Isabeau en appréciant à sa juste valeur sa petite victoire sur son ennemie. Elle se doutait que ce n’était que partie remise, mais puisqu’elle avait la main pour le moment, autant en profiter tant que ça durerait !
-Mais je refuse de payer pour la location des chevaux. Ajouta-t-elle abruptement.

Si Isabeau eut l’air surprise, au fond elle ne l’était pas vraiment. Elle se doutait que cette femme, qui ne perdait jamais une occasion pour rabaisser son prochain ou lui faire sentir sa supériorité, essayerait encore d’avoir le dernier mot. Mais elle n’était pas au bout de ses peines. En six ans passés à se battre pour sortir de sa condition de moins que rien, elle avait appris à se défendre contre de plus gros poissons qu’une misérable noble dont le seul but dans la vie était de contenter son narcissisme. A côté des hommes d’affaires qu’elle avait eu à affronter, des soldats sur le bateau qui l’avait emmenée en Nouvelle-France, Anne paraissait bien insignifiante en termes de combat ! Elle lui aurait presque fait pitié, tiens. Qu’elle était amusante, la petite marquise, à batailler ainsi pour avoir la dernière miette du gâteau, comme une petite souris qui se bat contre ses congénères. L’image d’Anne en souris lui arracha un sourire et elle répondit d’un ton très calme, et feignit même la surprise :

« Mais enfin madame, la location de chevaux est absolument essentielle même si vous habitez en ville ! Imaginez donc, une simple couturière, ou même plusieurs, portant dans leurs bras des cartons visiblement destinés à une personne fortunée, il n’en faut pas plus aux marauds pour les attaquer et les leur voler ! Et alors nous y perdrions toutes deux au change. Sans compter les dommages que risquent les cartons dans la foule, au milieu de gens moins… Soignés. »

Le pire était qu’elle disait la vérité –en la tournant de manière à évoquer ces gueux sales et dangereux que cette idiote redoutait tant. Ce n’était que l’une des raisons pour lesquelles elle louait des chevaux à chaque fois, la principale étant la rapidité, mais puisqu’Anne faisait sa forte tête il fallait bien trouver d’autres arguments, et curieusement, Isabeau n’éprouvait aucun scrupule à tirer sur une corde sensible. Elle pourrait même avoir la confirmation de ce dont elle se dotait intimement : qu’Anne de Gallerande n’avait pas changé et était toujours la même peste méprisante qu’avant.

« Je connais des couturières à qui c’est arrivé, vous savez… Ces rustres n’ont aucun sens des convenances et n’ont pas hésité à les rouer de coups avant de s’emparer des précieux paquets et de prendre la fuite pour les revendre. La pauvre cliente s’est retrouvée sans robe pour l’hiver, imaginez donc le désastre ! »

D’accord, elle grossissait volontairement le trait surtout qu’elle n’avait jamais connu de couturière à qui c’était arrivé. Mais tous les moyens étaient bons pour arriver à ses fins, même d’odieux mensonges qui finalement n’étaient pas bien graves ! Isabeau secoua donc la tête d’un air désolé et dit d’un ton affecté :

« Je suis désolée madame, mais je ne peux accepter sans cette mesure de précaution. Bien sûr si vous avez quelques… Difficultés, nous pourrons certainement trouver un arrangement. »

Elle savait que sous-entendre qu’Anne était incapable de quelque chose –comme par exemple payer- remettrait son autorité en cause et que la marquise ne supporterait pas cela. Alors autant y aller de bon cœur !
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MessageSujet: Re: Quand la mémoire vous fait défaut [Isabeau]   Quand la mémoire vous fait défaut [Isabeau] Icon_minitime23.02.13 13:40

    Anne pensait gagner. La couturière eut l’air surprise lorsque la marquise affirma qu’elle ne paierait pas la location des chevaux. Ce n’était pas tant le fait de payer qui gênait Anne, elle pouvait après tout se permettre de telles dépenses, grâce à l’argent de Gallerande et grâce à ses commerces d’art et de poisons, non, ce qui la gênait, c’était de capituler face à cette petite couturière qui prenait un air suffisant pour dire que sa réputation n’était plus à faire. Une réputation se fait avec les années, mais peut se défaire en quelques minutes, se dit la marquise, son regard mauvais posé sur la jeune femme brune. Pourtant, celle-ci resta calme, malgré la surprise qui pouvait se lire dans le son de sa voix. Anne sourit : la couturière savait garder son calme, il faudrait la pousser à bout pour qu’elle montre le moindre signe d’énervement. Voilà qui promettait de bonnes séances d’essayages.

    « Mais enfin madame, la location de chevaux est absolument essentielle même si vous habitez en ville ! Imaginez donc, une simple couturière, ou même plusieurs, portant dans leurs bras des cartons visiblement destinés à une personne fortunée, il n’en faut pas plus aux marauds pour les attaquer et les leur voler ! Et alors nous y perdrions toutes deux au change. Sans compter les dommages que risquent les cartons dans la foule, au milieu de gens moins… Soignés. »

    Il fallait avouer qu’Anne n’avait pas pensé à cela. Son adversaire l’avait prise au dépourvue. Néanmoins, elle garda son sourire pendant que la couturière lui exposait la situation. Mais l’idée qu’un gueux porte le tissu qu’elle s’était commandé la répugna.

    « Il est vrai que les gens du peuple ne savent pas se tenir. Ils n’ont aucun scrupule à voler. Aucune éducation. »

    « Je connais des couturières à qui c’est arrivé, vous savez… Ces rustres n’ont aucun sens des convenances et n’ont pas hésité à les rouer de coups avant de s’emparer des précieux paquets et de prendre la fuite pour les revendre. La pauvre cliente s’est retrouvée sans robe pour l’hiver, imaginez donc le désastre ! »

    Anne eut un regard horrifié. Pas de robe pour l’hiver ! Mais comment avait fait cette pauvre cliente ? Elle imagina un instant ce qu’elle-même ferait si elle se retrouvait sans robe. Elle resterait sans doute chez elle durant tout l’hiver…quelle situation atroce ! Il lui fallait par ailleurs une robe pour fêter la nouvelle année. Elle, la parfaite courtisane, ne pouvait manquer une telle fête ! Remarquons que le fait que les couturières aient reçu des coups ne scandalisa pas la marquise : il y avait des choses bien plus horribles, comme ne pas avoir de robe pour l’hiver. Durant un instant, Anne voulut demander qui était cette cliente, peut-être la connaissait-elle… Mais elle se ravisa. Il y avait un problème hautement plus important à résoudre : elle ne voulait pas capituler, mais ne désirait pas non plus qu’on lui vole ses tissus. C’était une situation inextricable, digne des dilemmes cornéliens. C’était Don Rodrigue se demandant s’il devait tuer Don Gomès, risquant de perdre l’amour de Chimène. Le Cid, à côté de la situation où se trouvait Anne, ça n’était rien, un simple problème réglé en quelques scènes.

    « Dire que nous devons vivre avec des gueux pareils… A peine avais-je posé un pied dans la rue que l’odeur nauséabonde m’empêchait de respirer. Je veux bien croire qu’ils soient prêts à tout pour quelques tissus, qu’ils revendent à un prix dérisoire parce que pour eux, quelques sous suffisent pour aller boire à la taverne. »

    La marquise était bien embêtée. La peste face à elle allait finir par gagner.

    «Je suis désolée madame, mais je ne peux accepter sans cette mesure de précaution. Bien sûr si vous avez quelques… Difficultés, nous pourrons certainement trouver un arrangement. »

    Son air affecté provoqua une colère sourde en Anne. Des difficultés ! Comment osait-elle ? C’était plutôt elle qui aurait des difficultés, si un jour la marquise lui proposait une tasse de thé avec de l’arsenic. Voilà une bien bonne idée se dit intérieurement l’empoisonneuse. C’était un traitement de faveur que ne méritait pas la couturière, mais après tout, un peu d’arsenic ne lui ferait pas de mal… Elle garda néanmoins son sourire hypocrite et répondit :

    « Vous avez raison. Ce ne serait pas raisonnable de se mélanger à la plèbe. Je paierai donc la location des chevaux. Ne vous inquiétez pas, je n’aurai aucune difficulté pour vous payer. Je vous demanderai même quelques services supplémentaires… Anne se tut, laissant planer le doute. Mon chien risque d’avoir froid, lui aussi, durant l’hiver. Je voudrai donc que vous lui confectionniez des petits manteaux. »

    Anne se retourna pour chercher Denise des yeux. Celle-ci se trouvait dans un coin de la pièce, attendant sagement, l’air craintif. « Denise, va voir dehors si la chaise à porteurs peut venir jusqu’ici. Je ne tiens pas à me déplacer de nouveau à pied. Puis va la chercher, elle doit être deux ou trois rues plus loin. Dépêche-toi. » La jeune fille quitta la boutique sans un regard pour Isabeau, et se précipita dans la rue pour obéir à Anne.

    « Je ne vous cache pas que mon chien n’aime pas beaucoup les inconnus. Il risque d’être beaucoup moins compréhensif que moi. » Anne disait cela sans regarder Isabeau. Elle se déplaçait dans la pièce, observant les différents tissus présentés et les décorations. Puis elle revint face à Isabeau :
    « Mais ne vous inquiétez pas, il est mieux éduqué que les gueux. » Son sourire en disait long. Si elle s’inclinait maintenant, cela ne voulait pas dire qu’elle ne mènerait pas la vie dure à la couturière.

    « Bien, cessons de perdre du temps. Venons-en aux choses sérieuses. »

    Anne s’empara du catalogue qu’Isabeau lui avait présenté quelques minutes plus tôt. Elle choisit les tissus et les coupes qu’elle désirait. Puis après quelques formules d’usage, non dénuées de piques et autres joyeusetés, elle quitta la boutique. La chaise à porteurs était juste devant la boutique. La marquise pouvait rejoindre son hôtel particulier. Jamais, au cours de cette entrevue, elle n’avait reconnu Isabeau, la jeune gueuse qui lui apportait les poèmes de Racine. Mais ce qui était sûr, c’est qu’Anne avait l’intention de lui mener la vie dure. La couturière regretterait d’avoir pris cet air insolent pour s’adresser à elle. Voir Thibautien la mordre alors que celle-ci prendrait les mesures du chien serait ô combien comique. Qui la marquise inviterait-elle pour voir la scène ?

    Spoiler:

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