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| Encore vous ?! [1658, une taverne dans Paris. PV Racine] | |
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| Sujet: Encore vous ?! [1658, une taverne dans Paris. PV Racine] 06.05.12 16:43 | |
| « Hélà ma fille ! Apporte-nous donc un autre pichet, c’est qu’il fait soif par ici ! » s’exclama un des habitués de la taverne avant d’éclater de rire de concert avec ses camarades de boisson, arrachant un soupir à Isabeau qui leva les yeux au ciel avant de s’exécuter. Accrochant son torchon au cordon de son tablier, elle se rendit à la cuisine et s’empara d’une nouvelle carafe pleine avant de retourner dans la salle. Aller, retour, aller, retour, le même schéma en permanence, la seule chose qui changeait c’était ce qu’elle tenait dans les mains. Elle gagna la table en question et posa le pichet plein pour prendre le vide. « Et n’oubliez pas de payer hein ! Je te connais, Augagneur, la semaine dernière tu nous as déjà fait le coup, si tu continues le patron te foutra dehors. » gronda-t-elle avec humeur. « Allons la fille ! Tu vas pas grogner contre un vieil ami de la maison quand même ! Avec tout l’temps que je passe ici, j’ai bien droit à quelques égards, quand même ! » « Quand tu payeras correctement, on y repensera. » conclut-elle d’un ton abrupt.
Alors qu’elle allait s’éloigner de la table, elle sentit une main s’égarer sur le bas de ses hanches. Aussitôt, elle fit volte-face et, se retenant d’administrer une gifle retentissante au responsable, le menaça en approchant son visage à quelques centimètres du sien, furibonde. « Si tu fais ça encore une fois, une fois tu m’entends, je te fracasse ce pichet sur le crâne et je te fous dehors moi-même à coups de pieds au cul. Est-ce que c’est bien clair, Augagneur ? » « Les serveuses c’est plus ce que c’était… Elles ont plus aucun humour ! » se contenta-t-il de répondre en se tournant vers ses amis. Elle en profita pour s’éclipser, regagna la cuisine pour y ranger la cruche vide, et sortit par la porte de derrière. Elle avait besoin de prendre l’air.
Elle ne se rendit compte que trop tard que dans la précipitation elle avait oublié son châle, une étoffe de tissu pas bien épaisse mais qui aurait probablement été efficace contre le froid mordant de ce début d’hiver 1658. Tant pis, elle n’avait pas envie de retourner tout de suite à l’intérieur. Adossée au mur, elle laissa aller sa tête contre la paroi froide et dure et inspira profondément, les bras croisés pour se réchauffer. Ses yeux bruns errèrent sur les passants qui fourmillaient encore dans la rue malgré l’heure tardive et la température, surprenant un faiseur de poches par-ci, une dispute par-là, quelques ivrognes bien entendu, pratiquement que des hommes. Paris la nuit, Paris poubelle. C’était plus calme au dehors, mais au fond c’était la même misère dégueulasse qu’à l’intérieur. Elle était juste plus diluée dans les rues de la ville. Isabeau soupira et observa la buée qui s’était formée dans l’air avant de disparaître. Elle se mordit la lèvre alors que ses pensées s’orientaient vers sa sœur qui devait être dans leur chambre, à attendre son retour. Elle avait perdu son travail quelques jours plus tôt et était supposée en chercher un nouveau, elle espérait qu’elle s’y était effectivement mise, ou mieux, qu’elle avait trouvé. Avec son maigre salaire de serveuse, elle allait avoir du mal à les nourrir toutes les deux. Soit Nanette était une poissarde notoire, soit cette fille n’était vraiment pas douée de ses mains. Elle optait pour un mélange des deux. Mais continuer ainsi ne les mèneraient à rien, elles pouvaient à peine envoyer de l’argent à leurs parents, et elles maigrissaient à vue d’œil, surtout elle qui n’avait jamais été bien épaisse ni costaude. Et pourtant, il fallait bien continuer, pas vrai ? Elle songea un instant qu’elle devrait aller voir Grégoire, peut-être qu’il pourrait les aider à trouver une solution, ne serait-ce que pour tenir l’hiver…
« Hé, la gamine ! Y a du boulot je te rappelle ! Fini de se reposer, tu reviens à l’intérieur ! »
Résignée, Isabeau quitta son mur et rentra de nouveau dans la taverne, ignorant les remontrances de son patron auxquelles elle n’opposait qu’un visage fermé et des yeux baissés. L’ignorer, ça passerait, il oublierait… Pour donner le change, elle emporta deux verres, une carafe, et retourna dans la salle affronter ses clients. Des visages connus ou inconnues qui se mélangeaient dans l’indifférence la plus complète, et dont elle ne se souviendrait pas en sortant de là dans quelques heures. Des voix rauques, des cris, des exclamations, des raclements de chaises, des ronflements même parfois, des regards de travers, suspicieux, des regards torves et des mines butées. Elle n’aimait pas cet endroit, ni les gens qui le fréquentaient. C’étaient tous les mêmes, de pauvres types qui venaient se noyer dans l’alcool avant d’enchaîner avec le bordel d’à côté… On tombait en plein dans le pitoyable. Parfois, elle en venait même à regretter les champs.
« Jean, François, venez ici, j’ai trouvé une table libre ! »
A l’entente de cette voix claire et visiblement pas encore entamée par les effets de l’alcool, Isabeau tourna la tête et repéra un groupe de trois jeunes hommes, de nouveaux arrivants qui avaient l’air en pleine forme et de bonne humeur. Ils parlaient avec vivacité et s’installèrent sans s’arrêter dans leur conversation. Curieuse, elle les détailla un peu plus… Et les reconnut. Encore eux ? songea-t-elle en se détournant pour servir une table voisine. Elle les connaissait ces trois jeunes hommes, ça faisait déjà quelques semaines qu’ils venaient régulièrement à la taverne. Une bande d’oisifs, estimait-elle, sans se soucier de savoir si son jugement était justifié ou non. Elle savait que l’un d’eux était abbé, et rien que ce facteur avait été déterminant dans son opinion. Un abbé, traîner dans ces lieux mal famés ? Tu parles d’un homme d’église. Le deuxième, elle ne pensait pas grand-chose de lui, il avait souvent l’air de s’ennuyer ou ailleurs. Le dernier par contre était un vrai numéro. Finalement, n’ayant plus personne d’autre à servir, elle se dirigea vers leur table, et une fois arrivée à leur hauteur les interpella.
« Et pour ces messieurs, qu’est-ce que ce sera ? A boire je suppose ? »
Comme ils n’étaient au fond pas méchants, elle avait adopté le ton aimable et le sourire commercial de circonstance. Ils étaient inoffensifs, mais bizarres. Surtout le troisième, un drôle de type qui se disait poète et paraissait parfois un peu illuminé. Un certain Jean Racine, si elle avait bien entendu son nom, qui dès la première fois qu’il était venu à la taverne lui avait demandé son avis sur… De la poésie. Qu’il avait écrite. A elle, qui n’avait jamais ouvert le moins recueil de poèmes de sa vie et ne savait même pas lire. Ca n’avait pas arrêté l’écrivain, qui les lui avait lus à voix haute, sans prêter attention à son air éberlué. Elle s’était dit qu’il devait être ivre, mais il était revenu avec ses deux amis un autre jour, puis un autre, puis un autre… Et à chaque fois, c’était le même manège. Et il refusait d’entendre quoi que ce soit quand elle lui expliquait qu’elle n’entendait rien à la poésie et qu’il ferait mieux de demander leurs avis à ses amis, et qu’en plus elle n’avait pas le temps car elle avait du travail. Rien n’y faisait ; une fois il l’avait même suivie dans la cuisine alors qu’elle devait faire la vaisselle. Le patron n’avait pas compris grand-chose, mais habitué aux excentricités de ses clients, il avait laissé faire en considérant la scène d’un œil perplexe. Quand à Isabeau, elle se demandait si ce Racine n’avait pas un grain. Elle se tourna d’ailleurs vers lui, avec une mine bien sévère pour ses seize ans :
« Racine je vous préviens, aujourd’hui je n’ai pas le temps pour vos poésies. La taverne est bondée, faut que je travaille. J’aime autant vous prévenir maintenant, je commence à vous connaître ! »
Elle commençait si bien à le connaître d’ailleurs qu’en prononçant ses paroles, elle savait pertinemment qu’il ne l’écouterait pas… Car il pouvait se montrer encore plus têtu qu’elle ! La soirée s’annonçait rude…
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| Sujet: Re: Encore vous ?! [1658, une taverne dans Paris. PV Racine] 10.05.12 22:16 | |
| - S'il vous plaît, Jean, vous pouvez bien me rendre ce petit service !- Que voulez-vous donc que je lui dise ? Ne pourriez-vous pas vous adresser directement à elle ? Qu'elle entende au moins une fois le son de votre voix !- Allons, mon vieux Racine, Le Vasseur ose à peine respirer en sa présence ! Que voulez-vous qu'il lui adresse la parole ? Intervint le cousin de Jean, Antoine Vitart, un joyeux drille sensé étudier la philosophie au collège d'Harcourt mais qui passait plus de temps sur les bancs des tavernes que sur ceux de l'école et qui, accessoirement, était celui qui finançait les soirées arrosées de ses deux amis. Raison pour laquelle ces deniers supportaient sans mot dire ses soupirs (fréquents mais il y avait de quoi désespérer devant la bêtise cumulée de Racine et Le Vasseur) et ses moqueries cruelles. Bon, pour tout avouer, ce n'était pas l'unique raison, ils l'appréciaient ce type même s'ils préféraient en public se plaindre de lui. Pour toute réponse, François Le Vasseur leva les yeux au ciel et haussa les épaules comme s'il se moquait bien de l'avis de Vitart avant de détourner un regard suppliant vers son ami Racine : - Vous avez réussi à bien engager la conversation avec elle, la dernière fois ? Maintenant que vous avez fait connaissance, il suffit que vous lui disiez deux mots de moi et je me débrouillerais ensuite.Engager la conversation était un grand mot mais Jean ne protesta pas et ignora le rire de son cousin qui devait comme lui se rappeler de la scène où le jeune homme avait suivi cette fameuse donzelle qui occupait toutes les pensées de François Le Vasseur jusqu'aux cuisines de la taverne dans laquelle elle faisait son office. La jeune fille n'avait guère paru apprécier tant d'attentions mais Racine préféra ne pas en reparler. Surtout qu'il n'avait pas réussi à dire quoi que ce soit en faveur de son ami et que celui-ci le lui avait reproché vertement à son retour des cuisines sous le regard éberlué des clients de la gargote et du patron qui avait du se dire que décidément ses clients étaient parfois bien étranges. - S'il vous plaît, Jean ! Je vous promets que je vous revaudrais ce service... De plus, vous ne pouvez pas la trouver désagréable, elle est drôle, gentille et...- Topez-là Racine, l'interrompit Antoine avant que le petit discours ne parte dans un éloge de la donzelle, allons donc dans cette taverne, de toute façon, nous avons besoin de nous réchauffer.Jean maugréa pour la forme mais emboîta le pas à ses deux amis pour traverser la rue encore pleine de monde malgré l'heure tardive. Son manque d'argent l'avait empêché de faire l'acquisition d'un costume assez chaud pour cette saison, aussi frissonna-t-il sous les attaques du froid mordant de cette fin d'année 1658 et avança-t-il d'une allure plus vive dans l'espoir d'arriver bientôt. C'était son premier hiver à Paris et heureusement pour lui, il bénéficiait d'une chambre, certes minuscule et sous les toits mais chauffée à l'hôtel de Luynes grâce à l'entremise de son deuxième cousin, Nicolas Vitart, l'intendant du duc. Et l'alcool et la fête aidaient à se réchauffer. Racine venait de fêter ses dix-neuf ans et s'était installé dans la grande ville plein d'espoir et d'illusions comme peut l'être la jeunesse qui rêve de succès. Il avait pourtant grandi non loin de là mais Port-Royal, sa discipline stricte, les exigences des maîtres et de sa tante Agnès de Sainte-Thècle paraissaient former un autre monde quand on se trouvait livré à soi-même dans un lieu de tant de plaisirs. En arrivant à Paris, Jean était encore un enfant qui ne connaissait pas grand-chose à la vie. Son cousin Antoine et l'ami de ce dernier, François Le Vasseur, abbé de son état mais abbé fort peu catholique puisqu'il ignorait encore à cette époque comment réciter la messe, l'avaient pris sous leur aile et lui avaient fait découvrir tout autant le Paris des salons, de la mondanité, l'entraînant souvent chez ce bon vieux poète Scarron que le Paris des bas-fonds, mal-famé mais dans lequel on savait s'amuser. Et le jeune Racine, garçon culotté et loin d'être timide se trouvait dans son élément dans ces deux atmosphères. Il était donc devenu un membre essentiel du trio que formaient les jeunes hommes avides d'amusements, celui qui faisait le lien entre le cynique Vitart et le doux rêveur Le Vasseur même si par bien des côtés, c'était plutôt lui que l'on qualifiait le plus volontiers de « drôle d'énergumène ». Il faut dire que le jeune Racine, à dix-neuf ans à peine, n'avait qu'une seule ambition dans la vie : devenir poète, laisser courir sur le papier les vers qui surgissaient dans son esprit, être reconnu pour son talent. Il faisait partie de cette engeance d'hommes venus chercher le succès à Paris, la faveur d'un puissant peut-être même du roi lui-même que l'on disait friand de bons mots, de théâtre et de poésie. Ce n'était pourtant pas le destin que l'on avait imposé à Racine à Port-Royal. Pour les maîtres vénérables, le jeune garçon allait parfaire sa formation en théologie pour ensuite prendre un bénéfice ecclésiastique. « L’Église a besoin de personnes comme vous qui connaissent la Bible et la Vérité de notre enseignement », lui répétait Antoine Le Maître, le neveu de la Mère Angélique. S'ils savaient ce que Racine faisait réellement à la place... Très cultivé, grand lecteur de poésie galante, sachant parfaitement le latin comme de nombreuses langues étrangères, capable d'improviser des sonnets en alexandrins, le jeune homme était devenu une vraie coqueluche chez le duc de Luynes. Restait à savoir combien de temps cette situation pourrait durer. Orphelin très jeune, il n'avait plus de parents pour veiller sur lui et l'aider financièrement. L'argent viendrait à manquer forcément, même si cela était fort loin des préoccupations du garçon. Et surtout ce soir-là. Dans un dernier frisson, il pénétra dans la taverne animée et chercha instinctivement la jeune fille du regard tout en suivant ses amis jusqu'à l'une des rares tables de libre alors qu'Antoine lui parlait avec animation d'un de ses derniers projets de débauche. Il la vit presque immédiatement malgré sa petite taille et sa silhouette un peu maigrelette. C'était le lot commun de tous les gueux surtout en ces temps hivernaux, Racine lui même arborait une allure un peu dégingandée de celui qui a grandi trop vite sans pour autant s'étoffer. La jeune fille apportait une cruche sans doute remplie de vin à une autre tablée. Jean tenta de lui adresser un petit signe amical mais, sans qu'il ne sût si elle l'avait vu ou pas, elle se détourna. De toute façon, il faudrait bien qu'elle vienne les servir. Le jeune homme se laissa lourdement tomber sur sa chaise et s'intéressa un peu plus à la conversation qui agitaient ses deux amis quand une voix aimable les interrompit : - Et pour ces messieurs, qu'est-ce que ce sera ? A boire, je suppose ?Aussitôt, Racine sentit Le Vasseur se liquéfier à ses côtés ce qui lui arracha un sourire un peu goguenard. Certes, la jeune fille était plutôt jolie avec sa chevelure brune, son air mutin et décidé et elle avait un excellent sens de la répartie malgré sa jeunesse (elle ne devait pas avoir beaucoup plus de seize ans), répartie qu'adorait Racine. Et qui expliquait peut-être la raison pour laquelle au bout de plusieurs soirées de harcèlement, il n'avait toujours pas réussi à évoquer Le Vasseur devant elle. Non pas qu'elle l'empêchait de parler mais il attendait avec avidité son avis sur les vers qu'il lui lisait, la seule excuse qu'il avait réussi à trouver pour arriver à lui adresser la parole autrement que pour lui demander une pinte de bière. Peut-être en d'autres circonstances l'aurait-il trouvée à son goût, lui qui découvrait tout juste le charme féminin mais Racine avait l'esprit et le cœur occupés ailleurs. Et puis, c'était Le Vasseur qui les avait traînés jusqu'ici au départ pour leur montrer la « plus belle fille de Paris », il ne serait même pas venu à l'idée de Racine de la regarder autrement que comme une potentielle amie. En tout cas, ce soir-là, elle arborait un air aimable qui rassura le jeune homme. Visiblement, elle n'avait pas pris la mouche devant ses attentions un peu appuyées de la dernière fois. A la pensée de ce qui allait suivre, Racine se tortilla sur son siège et ses lèvres s'agrandirent en un large sourire sincèrement joyeux. - Servez-nous la même chose que d'habitude, répliqua Vitart avec un ton de suprême ennui comme s'il voulait rappeler qu'il était bien au-dessus de toutes ces gamineries. - Bonsoir, mademoiselle ! S'écria Racine, en voilà un plaisir de vous revoir... ! Peut-être pourriez-vous vous installer parmi nous quelques instants... ? Il se trouve que depuis la dernière fois où nous nous sommes vus, j'ai avancé mon poème et je voudrais avoir votre...- Racine, je vous préviens, aujourd’hui je n’ai pas le temps pour vos poésies. La taverne est bondée, faut que je travaille. J’aime autant vous prévenir maintenant, je commence à vous connaître ! Le coupa-t-elle avec un ton bien sévère qui loin de vexer le jeune poète l'amusa encore plus. Alors qu'elle allait s'éloigner vers les cuisines, Racine se leva à son tour et s'apprêtait à la suivre avec un sourire un peu enjôleur mais un énorme coup de coude le coupa dans son élan : - Tâchez de savoir quel est son prénom aujourd'hui ! Lui chuchota Le Vasseur avec empressement, et dites-lui que je ne...Avant d'être obligé d'écouter la suite et de perdre de vue la jeune fille, Racine déplia ses longues jambes et sortit de la table pour trottiner derrière elle : - Allons mademoiselle, je n'ai pas l'intention de trop vous distraire, j'ai juste besoin de quelques conseils et de votre avis, c'est important pour moi... La dame que j'aime ne m'a point encore accordé un seul regard, le poème que je suis en train de lui écrire pourrait tout changer... Vous ne voulez pas me laisser malheureux, n'est-ce pas ?Il ponctua sa phrase d'un air de chien battu dans l'espoir de l'attendrir et se mit à réciter : - Sous un habit de fleurs, la Nymphe que j'adore, L'autre soir apparut si brillante en ces lieux, Qu'à l'éclat de son teint et celui de ses yeux, Tout le monde la prit pour la naissante Aurore.* Vous comprenez, c'est une dame que je croise régulièrement chez le duc chez qui je vis, elle est blonde comme les blés et c'est une femme magnifique. Vous pensez que ces quelques vers pourraient lui plaire ? N'est-ce point trop prosaïque de parler de son teint et de l'associer à ses yeux ? Je me demande aussi s'il faut vraiment que je fasse intervenir la première personne du singulier...Tout à ses réflexions, Racine continuait de suivre la donzelle dont il ignorait toujours le prénom mais s'interrompit en attendant son verdict. - Spoiler:
*Merci Vincent Voiture !
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| Sujet: Re: Encore vous ?! [1658, une taverne dans Paris. PV Racine] 06.06.12 15:12 | |
| Isabeau avait affronté toutes sortes de clients depuis qu’elle travaillait dans cette taverne, mais il fallait bien avouer que les poètes en mal de critiques, ça ne courait pas les rues. D’habitude, les quelques troubadours ou poètes ratés qui venaient trouver refuge à la taverne déclamaient des vers auxquels elle ne comprenait rien, que des érudits auraient trouvé bien mauvais, et que les filles de mauvaise vie qui traînaient dans le coin trouvaient merveilleux. La plupart du temps, ils étaient ivres et se contentaient de placer des mots les uns à côté des autres sans queue ni tête et guettaient les yeux brillants, les « oooh ! » admiratifs suivis de gloussements ridicules. Il fallait avouer que ce Jean Racine sortait du lot, par rapport à ces énergumènes qui la laissaient proprement indifférente. Certes, ses vers n’avaient souvent aucune signification pour elle puisqu’elle n’en saisissait souvent qu’un mot sur trois, et puis l’ordre des mots était souvent bizarre, et puis elle ne comprenait rien quand il lui demandait son avis sur la ponctuation, l’enjambement, les alexan-trucs et elle ne savait quoi encore… Mais rien que le fait qu’il lui demande son avis la surprenait ; et il fallait bien l’avouer, ça lui faisait plaisir. Un peu. Tant qu’il ne la dérangeait pas dans son travail, et malheureusement aider Racine impliquait souvent du dérangement dans son travail. Et à choisir, elle privilégiait son salaire à des vers dont elle ignorait la valeur et la vraie signification.
- Servez-nous la même chose que d'habitude. Lança celui qui avait toujours l’air ailleurs et dont elle ignorait le nom. - C’est noté. Autre chose ? - Bonsoir, mademoiselle ! En voilà un plaisir de vous revoir... ! Peut-être pourriez-vous vous installer parmi nous quelques instants... ? Il se trouve que depuis la dernière fois où nous nous sommes vus, j'ai avancé mon poème et je voudrais avoir votre...
Et bim, elle l’avait interrompu. S’installer avec eux ? Et puis quoi encore ! C’était bien là le meilleur moyen pour se faire virer manu militari par le patron, qui irait sûrement s’imaginer qu’elle essayait d’embobiner les clients pour leur soutirer de l’argent à son compte ensuite… Le patron était un peu paranoïaque sur les bords, et elle ne tenait pas à s’attirer injustement ses foudres, elle qui était l’une de ses serveuses les plus consciencieuses malgré son jeune âge. Et quand l’hiver commençait, mieux valait ne pas perdre son emploi pour une raison aussi idiote que conseiller un poète excentrique sur sa poésie, surtout quand on est analphabète. Pas sûr que le patron prenne l’excuse très au sérieux, en revanche ce serait une histoire qui ferait beaucoup rire les clochards qui deviendraient ses nouveaux compagnons si elle se retrouvait à la rue après avoir été virée ! « J’ai perdu mon travail et mon argent parce que je conseiller un poète sur comment écrire ». Tu parles d’une bonne blague. En tout cas, si jamais cela arrivait, ce ne serait certainement pas drôle pour elle. C’est donc sans la moindre hésitation qu’elle planta là son jeune poète au beau milieu de sa tirade, en vérifiant que le patron ait soit l’esprit ailleurs, soit bien vu qu’elle ne se laissait pas déconcentrer. Elle regagna la cuisine où s’escrimait un seul pauvre cuisinier à bricoler des plats plus ou moins mangeable et des soupes plus ou moins fades pour aller avec la vinasse qu’ils servaient en masse. Avec une dextérité d’acrobate, elle attrapa deux plats qu’elle cala sur son avant-bras et un autre au creux de sa main, de l’autre main s’empara d’une autre carafe et repartit en sens inverse. Aller-retour, aller-retour, le ballet sans fin des tavernes. Il y avait un peu de quoi devenir chèvre avec ce travail. Elle trottina jusqu’à une première table, déposa un plat et la carafe, fit volte-face pour déposer le deuxième, ramassa les quelques pièces que des clients avaient laissés en partant et fit de nouveau demi-tour, oubliant presque Racine dans ce tourbillon infernal qui en devenait presque abrutissant. Presque oublier Racine ? Impossible, puisque celui-ci avait manifestement décidé de se rappeler à son bon souvenir, en apparaissant dans son dos comme par magie, avec toujours ce grand sourire qu’il devait se dire irrésistible. Dommage mon bonhomme, il faudra repasser.
- Allons mademoiselle, je n'ai pas l'intention de trop vous distraire, j'ai juste besoin de quelques conseils et de votre avis, c'est important pour moi... La dame que j'aime ne m'a point encore accordé un seul regard, le poème que je suis en train de lui écrire pourrait tout changer... - Eh ben écrivez-le puis envoyez-le, ça m’étonnerait que votre donzelle ait des oreilles tellement développées qu’elle entende notre conversation ! maugréa Isabeau en le contournant –ou du moins en essayant. - Vous ne voulez pas me laisser malheureux, n'est-ce pas ? - Non, mais si vous vouliez bien me laisser travailler ça m’arrangerait beaucoup, vous voyez !
Et d’un geste autoritaire, elle l’écarta de son chemin en jetant un coup d’œil désespéré à son patron, qui haussa les épaules d’un air de dire « c’est ton client, débrouille-toi ma fille ». Vieux schnock, va. Pour sermonner il était fort, mais alors pour mettre la main à la pâte il fallait s’y prendre tôt le matin pour l’amener à faire quoi que ce soit. Elle décida donc de ne plus lui prêter attention, après tout il avait bien vu que ce poète était un peu collant et qu’elle n’avait pas pu s’en débarrasser toute seule. Qu’il ose lui reprocher quoi que ce soit, et elle verrait de quel bois on se chauffe chez les Veermersch ! Elle renifla avec mépris et se détourna du tenancier qui ne la regardait de toute façon même plus, pour se concentrer sur une table sur laquelle elle passa un coup de torchon, avant de réaliser que Racine avait continué son monologue sans même prêter attention à ses réprimandes.
- Sous un habit de fleurs, la Nymphe que j'adore… - La quoi ? fit Isabeau sans se détourner de sa tâche, mais se prenant tout doucement au jeu comme tous les autres soirs. - …L'autre soir apparut si brillante en ces lieux… - Quels lieux ? Elle va à la taverne votre dame ? - …Qu'à l'éclat de son teint et celui de ses yeux… - Aha… - …Tout le monde la prit pour la naissante Aurore. - Qui c’est Aurore ?
Elle s’escrimait sur une tâche poisseuse qui refusait de partir tout en ponctuant les vers de Racine par ses commentaires laconiques et affreusement pragmatiques qui auraient fait le désespoir de tout poète digne de ce nom. Mais pas de Racine apparemment, puisqu’il en redemandait à chaque fois qu’il passait par cet établissement. Peut-être qu’il avait vraiment un grain, après tous les poètes ça aime qu’on les aime normalement. Pas qu’on critique leurs textes. La stratégie de Racine lui échappait, mais c’était bien là le cadet de ses soucis. Elle repartit vers la cuisine –évidemment suivie de l’écrivain qui avait l’air d’avoir décidé de devenir son ombre pour ce soir- et en ressortit avec deux carafes dans les mains qu’elle porta justement à la table des deux amis de son harceleur. Le plus laconique des deux la remercia d’un hochement de tête en jetant un œil blasé à Racine, tandis que l’autre –le curé- paraissait être à court de respiration pour le moment. Mais elle ne s’en aperçut même pas, et s’éloigna de nouveau, emmenant Racine dans son sillage. Quant aux autres clients, ils commençaient à trouver très divertissant cet étrange duo qui allait d’un bout à l’autre de la salle.
-Vous comprenez, c'est une dame que je croise régulièrement chez le duc chez qui je vis, elle est blonde comme les blés et c'est une femme magnifique. Vous pensez que ces quelques vers pourraient lui plaire ? N'est-ce point trop prosaïque de parler de son teint et de l'associer à ses yeux ? Je me demande aussi s'il faut vraiment que je fasse intervenir la première personne du singulier...
Elle était sur le point de l’interrompre de nouveau, mais il s’interrompit de lui-même. Si elle n’avait pas eu peur de se faire lyncher pour blasphème, elle se serait écrié « allélujah ! » mais dans le doute, garda ça pour elle et se contenta de pousser un long soupir résigné. Puisqu’il ne semblait pas décidé à la lâcher, et bien soit ! Elle lui donnerait ses soi-disant conseils, et puis il partirait et elle pourrait enfin travailler tranquillement, son service était bientôt fini en plus.
« Si vous commenciez par me parler en français, je suis sûre que ça serait déjà beaucoup plus facile ! Vous avez affaire à une gueuse, m’sieur le poète, je sais même pas ce que ça veut dire prosa-… Machin. Et c’est qui cette première personne du singulier ? C’est où ça, et qu’est-ce qu’elle a à faire là-dedans ? » débita-t-elle en achevant son nettoyage et en raccrochant son torchon à son tablier.
Oui, si Racine cherchait des conseils littéraires construits et argumentés, ce n’était certainement pas chez elle qu’il fallait aller les chercher ! Mais puisqu’il était si insistant, soit, il allait ses avoir, ses commentaires !
« Bon, j’vais pas mentir, c’est joli ce que vous écrivez, c’est joli à écouter mais… Moi j’ai rien compris, voilà. » déclara-t-elle avec un haussement d’épaules impuissant et la moue qui allait avec. « C’est bien beau de vouloir écrire des poèmes à votre belle, mais faudrait peut-être qu’elle sache que vous parlez d’elle ! Pourquoi vous parlez d’une Nymphe ou d’Aurore à la place ? C’est ridicule ! »
En passant devant une table, elle la débarrassa et colla d’office une cruche vide dans les mains de Racine. S’il voulait la suivre partout, qu’au moins il se rende utile, et qu’on ne vienne pas l’accuser elle de paresser ! Elle l’aurait méritée sa paye tiens… Néanmoins, malgré toutes ses protestations à voix haute comme en son for intérieur, elle ne pouvait pas s’empêcher de s’amuser à distribuer ses pseudo-conseils à Racine. Ce n’était pas tous les jours après tout qu’on lui demandait son avis sur quelque chose, et encore moins sur quelque chose d’aussi élevé que la littérature. Il y avait presque quelque chose de grisant à se prendre l’espace de quelques instants pour quelqu’un peut-être pas de cultivé, mais qui au moins avait un goût sûr et était capable de donner une opinion. Ca lui permettait de sortir un peu de son quotidien misérable, et de croire quelques minutes que pour quelqu’un, elle était un peu mieux qu’une petite serveuse de taverne. Même si ce quelqu’un était un poète de dix-neuf ans un peu bizarre. Elle s’absorba donc dans ses pensées en arborant un air très concentré alors qu’elle avait regagné la cuisine et s’était mis à la vaisselle. Là au moins, elle pouvait réfléchir.
« Pourquoi vous lui parlez pas directement, à votre dame ? Dans votre poème, je veux dire… » commença-t-elle en levant vers lui un regard interrogateur. « Quand vous avez récité, pour moi c’était sûr que vous parliez d’une troisième personne, mais votre dame, il ne fait pas qu’elle ait cette impression ! Vous écrivez pour elle, oui ou non ? Alors dites-le lui, et montrez-le lui. Dites « vous » au lieu de « elle », je vous assure que ça sera beaucoup mieux. Elle saura que le poème est rien que pour elle et qu’il parle rien que d’elle. » conclut-elle en lui tendant une assiette à ranger sur l’étagère en face de lui.
Comme quoi, on pouvait être inculte ET jouer les critiques pour un poète. Douce revanche sur la vie. |
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| Sujet: Re: Encore vous ?! [1658, une taverne dans Paris. PV Racine] 31.07.12 17:53 | |
| La scène vue de l'extérieur devait avoir un potentiel comique certain mais Racine, plongé dans sa conversation avec la serveuse ou plutôt son monologue pour être exact (la jeune fille n'arrivant guère à placer plus de deux mots à la suite pour lui répondre), ne se rendait pas compte qu'il offrait involontairement un spectacle digne d'une farce de ce monsieur Molière dont le nom serait bientôt sur toutes les lèvres et qu'il serait amené à rencontrer quelques années plus tard. Heureusement pour lui, non seulement il n'avait guère de réputation à défendre, tout le monde ignorait son nom et s'en fichait, mais surtout on ne leur prêtait pas vraiment attention. L'heure était tardive et les hommes présents dans cette taverne déjà bien éméchés. Seuls trois paires d'yeux les suivaient dans leur périple à travers la salle – périple était le mot tant le parcours était semé d'embûches, Racine faillit plusieurs fois s'étaler au sol de manière disgracieuse parce qu'il n'avait pas vu une chaise traîner au milieu du passage, n'ayant pas l'agilité de la donzelle qu'il poursuivait et qui avait sans doute passé des heures à faire des aller-retours dans ce fatras. Tout à son poème et à la critique qu'il attendait, le jeune poète ne sentait pas les regards vrillés sur son dos, celui goguenard de son cousin Antoine Vitart, bien placé pour le saisir le ridicule des situations, celui inquiet et plein d'espoir de François Le Vasseur qui comptait sur lui pour ses problèmes sentimentaux – fou qu'il était – et celui méfiant de cet homme accoudé au bar, le tenancier à n'en point douter qui s'inquiétait que son employée puisse profiter de ce drôle de gaillard pour lambiner. Mais Racine n'avait même pas vu ce dernier, trop occupé à éviter le mouvement brusque d'un solide parisien qui n'avait pas vu que l'ombre de la jeune fille était si grande et si matérielle et surtout tout entier voué à sa tâche : attendrir la demoiselle. Du moins assez pour qu'elle daigne l'écouter jusqu'au bout et lui livrer son avis sur son travail. Et éventuellement, lui donner son nom et enfin jeter un œil sur ce pauvre Le Vasseur. Ah oui, c'était même plutôt dans ce but qu'il devait aller lui parler à l'origine.
Mais de manière bien étrange, la jeune serveuse dont la silhouette zigzaguait entre les tables, portant carafes et verres, sans en verser une goutte, ce qui était un exploit du point de vue du poète, ne se laissait pas émouvoir par son air malheureux, à l'inverse de beaucoup d'autres jeunes filles (oui, Racine l'avait déjà testé de nombreuses fois). Jean ne l'aurait jamais avoué sous la torture et peut-être ne s'en rendait-il pas compte mais c'était bien cela qui lui plaisait chez cette demoiselle, c'était la raison pour laquelle elle était devenue un défi et pour laquelle il continuait à la harceler, bien plus que pour rendre service à cet imbécile de Le Vasseur. Mais si celle-ci avait un don pour maugréer et lui adresser des réprimandes, il en fallait bien plus pour décourager le jeune poète qui avait un culot tel que rien ni personne ne parvenait à le déstabiliser. Une chance au vu de sa vocation. Aussi, malgré la mauvaise volonté manifeste de la serveuse qui continuait son office et s'acharnait sans raison valable sur une table avec son torchon, Jean se mit à réciter les quelques vers qu'il avait préparés. Son ton était enthousiaste et il se prit à songer à la façon dont la femme qu'il aimait pourrait recevoir ce poème. Serait-elle flattée ? Lèverait-elle les yeux au ciel devant cette métaphore hardie ? Ne le croirait-elle pas, penserait-elle qu'il ne s'agissait que d'un poème de circonstance ? Elle pouvait lui briser le cœur ne serait-ce qu'en détournant son regard de lui et en changeant de sujet. Qu'il serait bien ridicule devant toutes les personnalités que recevait le duc de Luynes ! Bon d'accord, son cœur n'était jamais brisé bien longtemps et se faire jeter devant tout le monde lui permettrait de devenir non seulement la risée mais aussi la coqueluche de l'hôtel mais ce n'était pas une raison.
De toute façon, quelque pouvait être la réaction de cette magnifique femme aux cheveux d'or et au teint de lait qui la mettait au rang des déesses de l'Olympe, elle n'aurait rien à voir avec celle de la petite serveuse qui avait lâché quelques mots d'un ton un peu sarcastique pendant sa déclamation. Racine ne s'en offusqua pas loin de là, il avait juste noté que la demoiselle entrait dans son jeu et semblait bien plus intéressée par ses alexandrins qu'elle ne voulait bien le dire. Ses manières revêches n'impressionnaient pas le jeune poète qui, plongé dans une profonde réflexion concernant des problèmes de mesure – valait-il mieux dire « tout le monde » ou « le monde entier » ? -, remarqua à peine que la serveuse s'approchait de la table où étaient installés ses amis. Alors qu'il allait faire volte-face sur les talons de la demoiselle, Jean se sentit accroché par une main qui le fit sursauter. - Alors ? Demandait Le Vasseur de manière précipitée, le teint un peu rouge ce qui était sans doute dû à sa privation d'oxygène pendant les longues secondes où sa bien-aimée avait été près de lui, progressez-vous ? Que pense-t-elle de moi ? Jean, furieux d'être interrompu dans son processus créatif pour un problème aussi mineur, grommela une réponse évidemment fausse : - Votre affaire avance, elle... - Allons, cessez de vous rendre ridicule, mon cousin, s'exclama Antoine, asseyez-vous pour boire un peu, nous avons encore une longue nuit devant nous... Elle ne vous regarde même pas, mon pauvre François, inutile de faire votre joli-cœur ou d'envoyer Jean le faire à votre place... Vous ai-je dit qu'on m'a parlé d'un endroit où.. Sans relever le sarcasme, Le Vasseur lança un regard noir à Vitart et s'adressa de nouveau à Jean qui agitait son bras pour se débarrasser de sa poigne : - Il est vrai qu'elle ne m'a guère prêté attention pendant qu'elle était là, j'aurais pourtant tellement aimé sentir ses deux grands yeux noirs, leur éclat sur... - Elle est timide, répliqua Jean, cette fois-ci clairement agacé, puis en songeant à l'énormité qu'il venait de dire, il poursuivait de manière plus véridique : elle n'a pas l'habitude qu'on lui parle d'amour... - Cela ne m'étonne guère, elle n'est même pas jolie, elle est bien trop maigre et trop petite, je ne comprends pas ce que..., babillait Antoine en prenant une rasade d'alcool, s'attirant la colère de son ami curé. - Retire immédiatement ce que tu viens de dire, le menaçait d'ailleurs ce dernier. Oups, cela sentait vraiment mauvais. Jean voulut fuir la dispute pour éviter de prendre partie mais se ravisa et avant de tourner lâchement les talons pour laisser les deux hommes s'expliquer, ce qu'ils faisaient de plus en plus fort, du moins du côté de Le Vasseur, Antoine gardant son calme en toutes circonstances, il vida son verre cul-sec. Là, il était plus que temps de retourner aux choses sérieuses.
Fort heureusement, la demoiselle n'avait pas l'air d'avoir pris conscience du conciliabule qui avait agité les trois hommes et lui délivrait enfin ses sentiments concernant le poème au grand soulagement de Jean. Il ne manquait plus que Le Vasseur le lui fasse manquer cela ! - Si vous commenciez par me parler en français, je suis sûre que ça serait déjà beaucoup plus facile ! Vous avez affaire à une gueuse, m’sieur le poète, je sais même pas ce que ça veut dire prosa-… Machin. Et c’est qui cette première personne du singulier ? C’est où ça, et qu’est-ce qu’elle a à faire là-dedans ? - Vous avez raison, répondit Jean d'un ton songeur sans noter la remarque qu'elle venait de lui faire, je ne devrais pas utiliser la premier personne du singulier, elle n'a rien à faire dans mes vers. Mieux vaut garder la forme que j'ai utilisée... - Bon, j’vais pas mentir, c’est joli ce que vous écrivez, c’est joli à écouter mais… Faisant décidément preuve d'une mémoire sélective, Racine sentit un large sourire écarter ses lèvres et illuminer son visage : - Oh, vraiment, vous trouvez cela joli ? Vous avez une telle oreille, mademoiselle, que je ne peux que vous faire confiance, vous avez le don de saisir l'harmonie des sonorités et... - Moi j’ai rien compris, voilà. C’est bien beau de vouloir écrire des poèmes à votre belle, mais faudrait peut-être qu’elle sache que vous parlez d’elle ! Pourquoi vous parlez d’une Nymphe ou d’Aurore à la place ? C’est ridicule ! - Oh..., ne put que dire Racine, tout penaud, je pensais qu'elle pourrait se sentir flattée d'être comparée à une déesse ou à celle qui annonce le soleil, il est vrai que c'est peut-être un lieu commun mais...
La demoiselle ne s'était pas arrêtée de travailler et venait de lui mettre une cruche vide dans les bras dont Racine ne sut que faire. Avisant un homme au bar qui gardait les bras croisés et qui était selon toute apparence désœuvré, il la lui fourra dans les mains : - Rapportez-cela, commanda-t-il d'un ton guilleret. En voilà un qui devait se sentir moins inutile grâce à lui ! L'espèce de tornade avait elle déjà disparu de la circulation et Jean dut trottiner derrière elle pour la rattraper. Elle venait de débuter la plonge en gardant une moue dubitative et lorsqu'elle le vit approcher, elle poursuivit toujours au grand ravissement du jeune homme : - Pourquoi vous lui parlez pas directement, à votre dame ? Dans votre poème, je veux dire… Quand vous avez récité, pour moi c’était sûr que vous parliez d’une troisième personne, mais votre dame, il ne fait pas qu’elle ait cette impression ! Vous écrivez pour elle, oui ou non ? Alors dites-le lui, et montrez-le lui. Dites « vous » au lieu de « elle », je vous assure que ça sera beaucoup mieux. Elle saura que le poème est rien que pour elle et qu’il parle rien que d’elle. Tout en rangeant l'assiette qu'elle lui tendait, Jean réfléchit à la question : - C'est vrai que... Au début, je voulais lire ce poème devant l'assistance dans laquelle elle serait présente, vous voyez mais elle risque de ne pas se reconnaître et il ne manquerait plus que cette idiote de Chablis pense que je m'adresse à elle, elle a beau autant ressembler à une nymphe que moi au pape avec ses cheveux noirs et son teint olivâtre, elle en serait capable, vous savez. Alors que les couverts qu'il remettait en place en s'entrechoquant, une idée lui vint soudainement à l'esprit : - Oh mais je sais ! Je n'ai qu'à lui donner le poème en mains propres. C'était même une pensée très séduisante : sa dulcinée n'aurait pas à lui donner de réponse immédiate et il n'aurait pas à épier sa réaction pendant qu'il déclamerait. - Hé, la fille, y a encore des clients dans la taverne ! Rugit l'homme à qui Racine avait donné la cruche quelques instants plus tôt, en surgissant dans la cuisine. Dieu, qu'il était inutile de passer sa frustration de se sentir désœuvré sur des plus petits que soi ! Le poète tapota un peu l'épaule de l'homme pour lui transmettre sa compassion avant de continuer à suivre la jeune fille comme son ombre dans la salle encore pleine d'hommes et de vin malgré l'heure avancée. A leur table, Le Vasseur et Vitart étaient encore entiers, bien qu'un peu décoiffés, preuve que leurs chamailleries n'étaient pas bien graves. - Oh mais je sais, s'exclama Racine décidément pas en panne d'inspiration ce soir-là, je n'ai qu'à donner mon poème entier, vous n'avez entendu là que le début, je vais sans tarder vous réciter la suite, mon poème entier vous disais-je à une tierce personne qui ira le porter à cette dame de qualité. Oh mais oui, c'est une brillante idée ! Elle saura que le poème s'adresse à elle directement mais je ne serais pas assez hardi pour me rendre chez elle comme si j'espérais quelque chose... Pas assez hardi et même un peu lâche mais Jean refoula cette pensée. - Il suffit que je trouve quelqu'un qui... Vous par exemple ! Il avait de nouveau adopté cet air de chien battu qui apitoyait tant les cœurs des autres : - Ma chère, vous qui connaissez désormais si bien ma poésie, vous pourriez le lui apporter, elle est si aimable, vous me diriez comme ça ce que vous pensez d'elle et si mon poème est à sa hauteur... Voyant bien les signes de dénégation qu'elle lui adressait, il ne la laissa pas répondre et sous les yeux effarés de ses amis qui durent se lever pour voir la suite des événements, il se laissa tomber aux pieds de la demoiselle dans une attitude d'orant, sans prêter attention aux sifflets et aux railleries de la salle : - Oh s'il vous plaît, s'il vous plaît, faites cela pour moi qui suis si désespéré ! Je vous revaudrai cela au centuple ! |
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| Sujet: Re: Encore vous ?! [1658, une taverne dans Paris. PV Racine] 02.09.12 14:21 | |
| En voyant deux rigolos aller d’un bout à l’autre de la salle, l’une les bras chargés d’assiettes pleines ou vides, l’autre babillant joyeusement en trébuchant à chaque obstacle, il aurait été à peu près impossible de deviner quel genre de personnes ils seraient amenés à devenir quelques années plus tard. La petite serveuse partirait pour la Nouvelle-France et deviendrait une femme d’affaires renommée, et l’infernal petit poète deviendrait le plus grand dramaturge de la cour –hélas il serait toujours aussi infernal. En attendant ces glorieux instants, ils ressemblaient à des marionnettes qu’un esprit taquin agiterait en tous sens pour amuser la galerie ; et de fait, il semblait plutôt bien y arriver si l’on en jugeait par les regardes amusés des rares personnes qui leur prêtaient attention. Exceptés le Vasseur qui bouillait d’impatience et le patron qui commençait vaguement à réfléchir à un moyen de virer cet énergumène de son établissement. Isabeau n’était pas fondamentalement opposée à l’idée, mais elle craignait que la décision de son patron ne s’applique aussi à elle, et elle n’avait vraiment pas besoin de perdre son travail maintenant, avec cette sotte de Nanette qui avait réussi à se faire virer pour la deuxième fois en un mois lundi dernier. Mais allez faire comprendre ça à quelqu’un d’au moins aussi têtu que vous qui en plus avait le méchant défaut d’avoir l’oreille sélective et n’écouter que ce qu’il avait envie d’entendre, faisant complètement l’impasse sur le reste ! Il lui arrivait de se demander si réellement il n’entendait rien de ce qu’elle lui reprochait ou s’il l’ignorait délibérément. Les deux hypothèses étaient aussi vraisemblables l’une que l’autre, connaissant l’énergumène… D’accord, il lui apportait un peu de distraction et d’oxygène dans son travail bien ingrat, mais s’il continuait, elle risquait fort d’en faire une overdose –et le tenancier du lieu aussi. Un pari risqué qu’elle préférait ne pas prendre pour le moment. En voyant Racine remettre la cruche vide justement au patron, elle ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel avec un geste des bras impuissant. Et s’il cherchait délibérément à la faire renvoyer pour qu’elle puisse se consacrer entièrement et complètement à sa nouvelle tâche imposée de critique littéraire ? Il était tellement tordu que le bougre en était bien capable ! Mais qu’il se le tienne pour dit : si cela arrivait, elle le tiendrait personnellement pour responsable et lui ferait manger consciencieusement les débris de la cruche qu’elle lui aurait auparavant fracassée sur le crâne. Un défi qu’il valait mieux pour lui qu’elle ne le relève pas. Vivre dans les rues, ça forgeait le caractère et parfois, ça rendait endurant à la vue du sang. Laissant là ces pensées un rien sanglantes, elle le fusilla du regard quand il revint vers elle –ce dont il ne sembla pas se rendre compte non plus- et ils continuèrent leur séance d’analyse littéraire, permettant à Isabeau de le mettre à contribution pour le rangement. Qu’au moins il se rende utile ce garçon, au lieu de lui traîner dans les pattes comme un parasite.
- C'est vrai que... Au début, je voulais lire ce poème devant l'assistance dans laquelle elle serait présente, vous voyez mais elle risque de ne pas se reconnaître et il ne manquerait plus que cette idiote de Chablis pense que je m'adresse à elle, elle a beau autant ressembler à une nymphe que moi au pape avec ses cheveux noirs et son teint olivâtre, elle en serait capable, vous savez. « Si vous le dites. » se contenta-t-elle de répondre en chargeant une pile d’assiettes propres sur ses bras pour les ranger dans l’armoire, sans avoir la moindre idée de qui pouvait bien être cette idiote de Chablis. - Oh mais je sais ! Je n'ai qu'à lui donner le poème en mains propres. « C’est bien la première bonne idée que vous ayez eue depuis le début de la soirée. » commenta-t-elle d’un air approbateur, estimant de toute façon idiot de réciter un poème d’amour –l’amour n’est-il pas supposé entre deux personnes seulement ?- devant toute une assemblée. Il aurait l’air fin si elle lui opposait un refus devant tout le monde. Mais cette perspective n’avait pas eu l’air d’effleurer l’esprit du poète, du moins jusqu’à maintenant. - Hé, la fille, y a encore des clients dans la taverne ! « J’arrive ! »
Inspirant une longue goulée d’air, Isabeau repartit à l’assaut affronter le regard réprobateur de son patron et la salle encore bondée malgré l’heure tardive. Ces gens-là n’avaient donc rien de mieux à faire de leurs nuits que venir s’enivrer de mauvais vin dans une taverne comme celle-ci ? En même temps, quand on voyait que certains n’avaient pas mieux à faire que forcer une serveuse à jouer les critiques littéraires, on pouvait s’attendre à tout de la clientèle d’un tel lieu… Au moins il y en avait pour tous les goûts.
- Oh mais je sais, je n'ai qu'à donner mon poème entier, vous n'avez entendu là que le début, je vais sans tarder vous réciter la suite, mon poème entier vous disais-je à une tierce personne qui ira le porter à cette dame de qualité. Oh mais oui, c'est une brillante idée ! Elle saura que le poème s'adresse à elle directement mais je ne serais pas assez hardi pour me rendre chez elle comme si j'espérais quelque chose...
Mais il ne se taisait donc jamais celui-là ? Son débit de parole était-il illimité ? Allait-il vraiment falloir qu’elle lui fracasse une cruche sur la tête pour avoir enfin un peu la paix ? Lentement mais sûrement, elle sentait la migraine lui gagner la tête, alors que lui-même avait toujours l’air en très grande forme. Dommage pour elle.
- Il suffit que je trouve quelqu'un qui... Vous par exemple ! « Hein ? » fit-elle en ouvrant de grands yeux et en faisant volte-face vers lui. - Ma chère, vous qui connaissez désormais si bien ma poésie, vous pourriez le lui apporter, elle est si aimable, vous me diriez comme ça ce que vous pensez d'elle et si mon poème est à sa hauteur... « J’en dis surtout que vous êtes cinglé et qu’il est hors de question que je joue les messagères pour vous et votre blonde ! » s’exclama-t-elle en voulant retourner à son travail… Mais c’était sans compter l’entêtement du jeune homme, qui s’accrocha à son bras en se laissant tomber à genoux. L’espace d’une seconde, la demoiselle ouvrit de grands yeux stupéfaits et se demanda s’il n’était pas réellement cinglé. Mais que faisait-il cet abruti ? Déjà les sifflets commençaient à fuser et Isabeau sentait dans son dos le regard réprobateur, voire furieux, de la brute épaisse qui lui servait d’employeur. « Relevez-vous, vous êtes ridicule ! » siffla-t-elle en essayant de le forcer à se relever. - Oh s'il vous plaît, s'il vous plaît, faites cela pour moi qui suis si désespéré ! Je vous revaudrai cela au centuple !
Cette fois-ci, elle n’y tint plus. Non content de l’empêcher de travailler correctement, voilà qu’il la couvrait de ridicule et la discréditait complètement aux yeux du patron. Après cet épisode, elle ne donnait pas cher de sa place ici, ni même de sa peau. S’il y avait bien une chose que le patron ne supportait pas, c’était qu’on fasse le mariole dans son établissement. Et là, Racine et Isabeau venaient de battre des records de stupidité. Tout ça pour quoi ? Des poèmes auxquels elle ne comprenait rien et dont elle aurait préféré ne jamais entendre parler ! Mais quel idiot ! Prodigieusement agacée, et même en colère, elle le fusilla du regard et… Lui asséna un coup de poings sur le crâne. Bim ! Quelques « aouch » compatissants se firent entendre, vite réduits au silence par le regard furieux qu’Isabeau dardait sur les responsables. Désireuse de ne plus perdre de temps avec ces sornettes, elle attrapa Racine par le col pour « l’aider » à se relever et l’amena sans ménagement jusqu’à sa table à quelques pas de là et le poussa sur le banc aux côtés de ses deux amis qui s’étaient contentés d’observer la scène avec intérêt. Elle les gratifia d’ailleurs tous les deux d’un regard noir.
« Je ne suis pas payée à jouer les nourrices pour les clients agités ! Tenez-le en laisse la prochaine fois sinon je vous fiche tous les trois dehors ! » les avertit-elle, et l’on devinait au ton de sa voix qu’elle ne plaisantait pas. Voilà qui devrait calmer les ardeurs de cet idiot de Racine au moins quelques minutes. Ou jusqu’à ce que le patron ne le jette dehors lui-même, et ce serait sûrement plus violent que s’il s’agissait d’elle. Ne serait-ce que parce que le patron faisait deux fois sa taille et trois fois son envergure.
Soulagée de s’être ainsi défoulée, Isabeau ramassa quelques assiettes et verres au passage et regagna la cuisine qui, pour une fois, pouvait vaguement ressembler à un refuge. S’il revenait la déranger ici, elle lui jetterait une casserole à la figure. Commenter son poème l’avait amusée au début, mais il avait si bien réussi à la mettre hors d’elle qu’elle avait complètement occulté ce détail. Prenant pour la première fois le temps de souffler depuis le début de cette folle soirée, elle s’appuya des deux mains sur l’évier et ferma les yeux quelques secondes. Respirer, retrouver son sang-froid, avant d’en assommer un autre. Voilà qui n’était pas très bon pour l’image de l’établissement. Les clients pouvaient se battre entre eux, mais si les serveuses commençaient à leur taper dessus, où donc allait le monde ? En soupirant, elle rouvrit les yeux, qui tombèrent sur quelques papiers éparpillés à ses pieds. Fronçant le sourcil, elle se pencha pour les ramasser et essaya de déchiffrer l’écriture de mouche qui les recouvrait, en vain. Elle était la seule serveuse en poste ce soir-là et ne e baladait pas avec des pages couvertes d’écriture. A qui cela pouvait-il appartenir sinon à…
« Ah ! Mon Dieu mais vous ne prévenez jamais quand vous apparaissez quelque part vous ? » s’exclama-t-elle en reconnaissant Racine qui s’était matérialisé à ses côtés après s’être remis de ses émotions. « Tenez, je crois que vous avez perdu quelque chose à force de me suivre partout. »
Elle lui rendit les pages pliées et hésita un quart de seconde. Elle regrettait un peu de s’être emportée ainsi contre lui. D’accord, il était collant, agaçant, énervant, fatigant, bavard comme une pie, et elle ne comprenait que le quart des choses qu’il lui disait, mais au fond, c’était quelqu’un de gentil. Il ne se rendait juste pas compte à quel point il pouvait être épuisant pour son entourage. Se pinçant l’arête du nez comme pour rassembler ses idées un peu éparpillées, elle finit par relever la tête vers lui.
« Ecoutez… Je vous aime bien Racine, et je suis vraiment désolée de vous avoir… Cogné, tout à l’heure. Mais vous ne pouvez pas me poursuivre comme vous le faites pendant que je travaille, le patron risque de me virer parce que je ne suis pas assez concentrée ! Vous, vous vous débrouillez peut-être très bien avec vos poèmes et vos assemblées, mais moi j’ai besoin de cette taverne ! D’accord ? »
Histoire de continuer à donner le change vis-à-vis du tenancier, elle embarqua le balai et retourna dans la salle pour commencer le ménage du côté des tables qui venaient d’être désertées. Au bout de quelques secondes, elle lui chuchota pour ne pas être entendue :
« Je veux bien amener votre poème à votre belle. Mais juste pour cette fois, hein ! Pour me faire pardonner du coup que je vous ai donné sur la tête. Mais en échange, vous devez me promettre que la prochaine fois que vous venez, vous ne déclencherez pas d’esclandre comme celui-là. Sinon je vous promets que ce n’est pas mon poing, mais une assiette que je vous casse sur la tête ! Après vous avoir fait manger votre poème ! »
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| Sujet: Re: Encore vous ?! [1658, une taverne dans Paris. PV Racine] 11.10.12 15:17 | |
| Généralement, ou du moins comme Racine imaginait que cela se passait généralement - il n'en avait pas une très grande expérience -, lorsqu'un garçon se mettait à genoux aux pieds d'une jeune fille, celle-ci se troublait, rougissait avant de se pâmer et de répondre un « oui » franc et net à celui qui venait de la supplier avec un air attendrissant, air que le jeune poète maîtrisait à la perfection. N'était-ce pas ce qu'on lisait toujours à ce propos ? Les femmes se devaient d'être flattées qu'on en arrive là pour obtenir leurs grâces et elles étaient d'autant plus ravies de les accorder à celui qui n'avait pas eu peur de faire face au ridicule pour elles. Leur bonté d'âme naturelle ne permettait pas à leur conscience de laisser le pauvre garçon affronter les sifflets et les rires moqueurs tout seul, n'est-ce pas ? Et franchement quelle personne sensée aurait pu résister au jeune homme ? La jeune servante l'écoutait avec tant de passion depuis le début de la soirée et semblait tellement apprécier qu'on lui lise des poèmes qu'elle ne devrait faire aucune difficulté, du moins après avoir vaincu sa réticence initiale – ce n'était pas tous les jours qu'on devait lui demander de faire la messagère de l'amour pour favoriser des histoires de cœur, elle devait être intimidée. Aussi tout naturellement, elle tenta de le faire se relever mais Racine sentit qu'elle fléchissait et n'obéit pas à son injonction. Oh oui, elle allait répondre par l'affirmative à sa demande, il savait qu'elle avait un cœur d'or et qu'elle ne supporterait pas de lui faire de la peine. La lueur dans ses yeux indiquait assez qu'elle allait craquer... Elle avança la main pour... Lui donner un grand coup de poing dans le crâne qui fit chanceler un Racine abasourdi. Qu'est-ce qui n'avait pas fonctionné dans son plan si bien rôdé ? Qu'est-ce qui ne tournait pas rond chez elle ? Ce fut sa surprise qui lui fit ouvrir la bouche comme s'il cherchait de l'air mais qui l'empêcha de faire sortir un quelconque mot, tous les reproches et les exclamations de douleur restèrent bloqués dans sa gorge. Comment est-ce que cela avait pu si mal tourner ? Turlupiné par cette question, il remarqua à peine que grâce à la jeune femme, les commentaires s'éteignaient et qu'il était conduit jusqu'à la table de ses amis. Il se laissa tomber sur sa chaise, ne croyant toujours pas à ce qui s'était passé et sans voir le regard goguenard de Vitart et à celui scandalisé de Le Vasseur. - Je ne suis pas payée à jouer les nourrices pour les clients agités ! Tenez-le en laisse la prochaine fois sinon je vous fiche tous les trois dehors !- Bravo mademoiselle, répliqua de manière enthousiaste Antoine, qui en avait perdu son impassibilité et dont le regard pétillant indiquait qu'il s'empêchait de glousser, mon jeune chien fou de cousin avait bien besoin qu'on le remette en place.Il s'attira un œil noir et furieux de la part du cousin en question qui saisit le verre de Le Vasseur – le seul non terminé sur leur table – pour le vider. Son ami, trop occupé à retenir sa respiration devant cette folle de servante ne s'en aperçut même pas. Quand elle eut tourné les talons pour disparaître en cuisine, Antoine ajouta d'un ton admiratif : - Et bien, quelle ardeur ! Vous avez le gros lot, ma pauvre Le Vasseur, elle n'est pas très jolie et elle a un sacré caractère...- Quelle femme..., souffla Le Vasseur, rêveur. - Même Jean n'aura pas réussi à l'amadouer et pourtant Dieu sait combien les demoiselles aiment ce bon vieux Racine et sa gouaille. Mais que lui avez-vous donc dit pour la mettre dans une telle colère ?- Et surtout pourquoi vous êtes-vous mis à ses pieds ? Ajouta Le Vasseur en fronçant les sourcils. Tout ceci commençait à sentir un peu mauvais pour le dramaturge qui eut un geste de la main comme pour signifier rien de bien important : - Et bien, je... Je travaillais à votre amour comme vous me l'aviez demandé, figurez-vous, répondit Racine, un peu agacé et surtout de considérable mauvaise foi, j'essayais uniquement de savoir quel était son prénom mais c'est une tête de mule, elle ne veut rien me dire et j'ai du la supplier. Au lieu de ricaner bêtement, vous pourriez me soutenir un peu, je fais tout cela pour vous.Mensonge et mensonge mais le poète n'allait certainement pas raconter la vérité à ses amis. A vrai dire, il était surtout blessé dans son amour-propre. Elle venait de rejeter sa demande en le couvrant de honte. Ce n'était pas tant les explications avec la petite bande ou les moqueries des clients qu'il lui reprochait, c'était bien d'avoir réussi à lui résister. Personne ne l'avait encore fait jusqu'à elle. Il avait grandi dans l'univers très protégé des petites écoles de Port-Royal, il vivait désormais comme amuseur public dans l'hôtel de Luynes... Et partout il lui suffisait de paraître désolé et de sortir son expression suppliante pour qu'on lui cède. Et surtout le cas des femmes qu'il avait appris à charmer depuis son arrivée à Paris, grâce à ces mêmes Vitart et Le Vasseur. Cette petite servante n'avait, d'aspect extérieur en tout cas, rien de bien différent des autres. Pauvre demoiselle sans beaucoup de ressources, elle travaillait dur pour s'en sortir et avait du connaître bien des déceptions et des souffrances dans cette vie comme la plupart des ces gens de cette ville qui dévorait les plus faibles et les moins chanceux, ceux qui n'avaient pas de talent particulier ou assez d'envie. Mais cette petite à la silhouette maigrelette et à la chevelure noire assez quelconque, au teint noir d'être trop resté à l'extérieur, cette petite qui ne paraissait donc n'avoir rien de particulier était tout à fait à part. Elle dégageait un charisme, une assurance et quelque part une grâce que Racine n'avait vu chez personne d'autre. Elle s'en distinguait et c'était cela qui attirait le jeune poète. Elle était enfin un défi digne de lui et il savait bien que c'était elle et personne d'autre qui devrait jouer sa messagère. Fort de cette décision, il se remit debout, si brusquement qu'il eut un instant le tournis. Cette fois-ci, il réussirait sa mission ! Et si vraiment elle ne voulait pas, tant pis, il continuerait à lui lire ses poèmes jusqu'à ce qu'elle cède pour avoir la paix. Elle était peut-être butée mais elle ne connaissait pas encore la patience et surtout le don de Racine pour harceler les gens ! Ses deux amis, le regardant avec deux grands yeux interrompirent leur conversation – qu'il n'avait pas écoutée mais qui concernait sûrement sa stupidité et sa capacité à se ridiculiser. - Où allez-vous ? S'étonna Le Vasseur. - En cuisine, répliqua Racine d'un ton sans appel. - Mais elle ne veut plus vous...- La cruche est vide, j'ai soif.- Vous allez vous..., tenta l'ecclésiastique sans succès, Racine était déjà parti sous l’œil intéressé de quelques voisins de table, regrettant sans doute de ne pas pouvoir se trouver aux premières loges pour la suite des événements tout comme celui de l'homme qui s'ennuyait et s'amusait à donner des ordres. Dans l'arrière-salle, la servante ramassait quelques bouts de papier tombés à terre et sursauta quand elle vit arriver son pire cauchemar de la soirée : - Ah ! Mon Dieu mais vous ne prévenez jamais quand vous apparaissez quelque part vous ?- L'effet de surprise est toujours le meilleur... Je voulais que...- Tenez, je crois que vous avez perdu quelque chose à force de me suivre partout, dit-elle sans l'écouter – ce qui était la seule solution pour le faire taire et en lui tendant quelques feuillets sur lesquels il plissa les yeux et reconnut son écriture en pattes de mouche – sans pouvoir dire ce qu'il avait écrit d'ailleurs. Elle paraissait avoir retrouvé son calme et considérait son interlocuteur, soulagé de ne pas refaire face à une demoiselle en furie. Peut-être Racine était-il simplement parvenu à la faire fléchir, peut-être s'était-elle lassée avant lui de cet étrange jeu de course-poursuite à base de vers qu'ils avaient mené dans toute la gargote – et qui laisserait un souvenir impérissable à bien des clients. En tout cas, elle ajouta après un instant d'hésitation pendant lequel Racine, pour une fois, s'était tenu coi et l'air piteux : - Ecoutez… Je vous aime bien Racine, et je suis vraiment désolée de vous avoir… Cogné, tout à l’heure. Racine ne put empêcher son visage de s'éclairer et son large sourire de renaître sur ses lèvres : - Vous m'aimez bien, vraiment ? Je...- Mais vous ne pouvez pas me poursuivre comme vous le faites pendant que je travaille, le patron risque de me virer parce que je ne suis pas assez concentrée ! Vous, vous vous débrouillez peut-être très bien avec vos poèmes et vos assemblées, mais moi j’ai besoin de cette taverne ! D’accord ?- D'accord, répondit Jean d'un ton solennel, comme s'il venait de signer un contrat, je vous promets d'essayer de ne plus vous déranger pendant votre travail mais vous savez... Il suffit de me le dire et je disparais aussi vite que je suis venu... Et hop, je suis tellement discret que vous ne me voyez plus.Certes, c'était ce qu'elle avait cherché à lui signaler toute la soirée mais il avait fallut un coup de poing pour que Racine reste éloigné plus de cinq minutes. Il n'alla pas plus loin pour ne pas s'attirer plus ses foudres. Et de toute façon, dès qu'elle fit trois pas pour retourner passer le balai dans la salle, il la suivit en trottinant mais en silence. Histoire de changer. Pendant quelques minutes, elle s'acharna à se casser le dos pour nettoyer un peu le sol de cette taverne de toute façon miteuse, balayée ou pas et parut venir au bout de sa réflexion : - Je veux bien amener votre poème à votre belle. Mais juste pour cette fois, hein ! Pour me faire pardonner du coup que je vous ai donné sur la tête. Mais en échange, vous devez me promettre que la prochaine fois que vous venez, vous ne déclencherez pas d’esclandre comme celui-là. Sinon je vous promets que ce n’est pas mon poing, mais une assiette que je vous casse sur la tête ! Après vous avoir fait manger votre poème !- Oh, merci, merci ! S'exclama Racine de manière tout sauf discrète alors qu'elle venait de chuchoter et qui venait d'oublier opportunément la seconde partie de la phrase et la menace qu'elle contenait, vous êtes la plus aimable de toutes les jeunes filles de Paris, vous n'imaginez pas à quel point le service que vous allez me rendre est essentiel pour moi ! Chaque jour, chaque heure, Anne de Gallerande occupe mes pensées et vous verrez qu'elle est gentille, bonne et douce. Oh, je vous remercie tellement !Tout à sa joie, il ne put s'empêcher de serrer la jeune fille dans ses bras – à peine une demi-seconde, le regard de Le Vasseur l'assassinait à l'autre bout de la salle et après cette étreinte de continuer à dire des absurdités sur des poèmes à donner, des femmes blondes comme les blés et du bonheur que tout cela lui causait. Elle livrerait son poème, c'était tout ce qu'il voulait entendre. - Hum, monsieur, je vais vous demander de partir avec vos amis, s'il vous plaît et de laisser mon employée terminer son travail... Isabeau, remet-toi immédiatement au ménage sinon tu sais ce qui t'attends !Encore le même homme qui venait râler et qui voulait maintenant fermer les portes de sa gargote. Quel imbécile ! Mais Racine, après avoir levé les yeux au ciel, adressa un sourire éblouissant à la jeune femme – Isabeau donc et un petit signe de la main. Oh non, il n'oubliait jamais ce genre de promesse... Et Isabeau ignorait dans quoi elle venait de s'engager ! En sautillant à moitié, Jean retourna à ses amis qui se levaient pour partir, sans se rendre compte que le bonhomme n'en avait fait la demande qu'à eux. - Et bien ? Que fabriquez-vous ? Demanda Le Vasseur d'un ton furieux. - J'ai enfin eu son nom et elle a accepté de vous adresser la parole la prochaine fois que nous viendrons, inventa Racine pour justifier son succès, elle s'appelle Isabeau.- N'est-ce pas le prénom le plus beau du monde ? S'émerveilla l'ecclésiastique. - Oh mon Dieu, grommela Vitart, qu'ai-je fait au ciel pour avoir de tels amis ? Allons, la fête dont je vous parlais n'est sans doute pas encore terminée. Vivement que ce béguin vous soit passé Le Vasseur pour que nous ne soyons plus obligés de venir ici et de voir cette gamine caractérielle.Les deux jeunes gens se remettant à se disputer, Jean en profita pour se retourner vers la petite servante et lui adressa un signe d'au-revoir. Car en effet, Antoine Vitart avait raison sur un point : le béguin de Le Vasseur finit par lui passer mais cela ne marqua pas pour autant la fin des relations entre la petite bande et Isabeau. Pendant des mois, le poète alla lui rendre visite, parfois dans les tavernes où elle travaillait, parfois dans ses autres travaux et toujours, après avoir refusé, elle acceptait de livrer les poèmes à ses coups de cœur du moment. Mais elle était bien plus qu'une messagère pour lui, c'était elle qu'il prenait plaisir à voir et dont il appréciait les critiques. Cela dura jusqu'à la disparition soudaine de la jeune fille qui blessa profondément Racine. Personne n'aurait pu se douter que derrière cette gamine se cachait une redoutable femme d'affaires qui s'enrichirait et deviendrait l'une des commerçantes les plus connues de Paris. Personne n'aurait pu se douter que derrière l'agaçant poète coureur de jupons et harceleur se cachait un dramaturge doué qui enchanterait la cour de Versailles et le roi lui-même. Le destin les avait métamorphosé et avait décidé de les réunir de nouveau en 1667 dans des circonstances... Que ni l'un ni l'autre n'aurait imaginé ! To be continued |
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