« La naissance est un péché de jeunesse dont la vie constitue la pénitence. »
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C’est un fils Monsieur le Baron, un fils !L’homme répondant au titre de Baron Mancini esquissa un large sourire sous sa fine moustache. Un fils. Ce n’était certes pas le premier mais après les naissances de ses trois premières filles, il n’était pas mécontent de savoir que son aîné, Paolo, avait désormais un petit frère. Le temps était clément en cette journée de mai 1641 et Geronima Mazzarini venait de donner naissance à son cinquième enfant,
Filippo. Le nourrisson en question avait déjà deux larges yeux bleu clair levés avec curiosité sur les silhouettes qui se penchaient dessus son berceau de bois.
Situé au cœur de Rome, le palais familial des Mancini retentissait de vie et d’espérance. La sœur de celui qui allait prendre le titre de Cardinal Mazarin était une femme douce et très pieuse. Ses grossesses successives ne semblaient guère la fatiguer et elle vivait chaque accouchement comme s’il s’agissait du premier. Les Mancini n’étaient certes pas de très haute lignée, mais ne cachaient en rien leur ambition pour leur progéniture qui jouissait d’une enfance agréable et d’une bonne éducation au sein de leur vaste demeure.
Tu te souviens n’est-ce pas ? Tu prétends avoir enfoui cette période dans un coin trop reculé de ton esprit, pourtant tu n’as pas tout oublié, quoi que tu en dises. Cette époque où l’on t’appelait encore Filippo, où l’Italie était votre fierté, votre terre, et où la fratrie Mancini était bercée de soleil et d’une joyeuse animation… Tu te souviens… cette nourrice à la poitrine opulente et l’odeur des gâteaux au miel qu’elle vous préparait. Les précepteurs de tout ordre qui enseignaient déjà à tes frère et sœurs. Les hauts plafonds et les épais rideaux rouges, du temps où ils n’étaient pas encore ternis.
Entouré de ses trois grandes-sœurs Laure-Victoire, Olympe et Marie, le tout jeune Philippe n’eut pas à se plaindre de ses premières années. Il était très proche de Marie, de deux ans plus âgée que lui et avec qui il partagea bien des jeux. Celle-ci était d’une vivacité d’esprit et d’une joie de vivre des plus appréciables. De leur côté, les aînés Laure, Paul et Olympe avaient déjà des jeux d’un autre âge. Pour autant, la fratrie des Mancini ne s’arrêta pas là. Alors qu’il avait tout juste trois ans, Philippe Julien vit naître son second frère, Alphonse. Puis vint Hortense, la belle Hortense, une jolie petite enfant qui grandit toute en coquetterie et en beauté.
Ah, quelle insouciante époque… ou presque. Les enfants Mancini n’étaient guère semblables, loin s’en faut. Très vite, Philippe se démarqua de ses deux frères. Paul, tout comme Laure (plus âgée de seulement quelques mois), était pleinement conscient de la responsabilité qui pesait sur ses épaules. Son père, et au-delà, son oncle, désormais premier ministre en France, avaient déjà maintes projets de mariage et de titre à son égard. Il y faisait face avec un sérieux et une maturité déstabilisants. Alphonse, quant à lui, grandit en silence, transpirant la gentillesse et la docilité. Comment était-il possible d’être aussi aimable ? Philippe le comprenait mal, mais en abusait sans honte, taquinant et embêtant son frère dans bien des jeux. Lui, il était un enfant turbulent et rebelle, s’amusant à désobéir aux ordres et défiant toute forme d’autorité. Très tôt, il n’hésitait pas à prendre la parole dans des moments inopportuns, même quand ce n’était pas à lui de parler, même quand il n’avait pas à répondre. Il semblait s’amuser de tout, et vouloir tout essayer avec un large sourire espiègle sur le visage.
Tu connus des punitions de tout ordre, congédié dans ta chambre, privé de repas, de desserts, de sorties, on empêchait même tes frères et sœurs de te voir. Surtout Marie et Alphonse, en réalité, avec qui tu avais bien des confidences. Tu voyais en Paul un modèle, ce que tu aurais du être, ce que l’on souhaitait que tu sois : attentif, appliqué, sage, toujours à l’écoute et faisant en sorte de faire ce qu’on lui demandait. Mais tu n’y arrivais pas, c’était plus fort que toi. Entre les cours de latin et les balades en forêt, entre les cours d’escrime et les fugues dans les cuisines, à regarder les nourrices et les serviteurs s’affairer, ton choix était toujours vite fait.
Ce tempérament ne plaisait guère aux adultes, et les comparaisons parmi les sept enfants étaient fréquentes, malgré leur différence d’âge. Olympe avait quant à elle un tempérament fort voire hautain. Elle savait ce qu’elle voulait et prenait des allures de princesse. C’était ce qu’elle voulait être d’ailleurs, disait-elle déjà à l’époque. Pour cela, elle n’hésitait jamais à se mettre dans les petits papiers de ses parents et de ses oncle et tantes, Giulio, Margarita et Anna-Maria. Elle se faisait bien voir et allait bien souvent rapporter auprès d’eux les faits et gestes de Marie et Philippe.
Qu’elle pouvait être agaçante ! Vous ne comptiez plus les fois où Marie, qui partageait sa chambre avec Olympe, et toi, fermiez la porte sous le nez de celle-ci, pour la critiquer ou fouiller dans ses affaires, juste pour la mettre dans une colère noire ! Ah, vous faisiez la paire ! Vous étiez un duo très lié, dans chacune de vos bêtises aucun ne trahissait l’autre et l’on vous punissait à deux. Mais vos désobéissances étaient déjà mal vues et l’on craignait que vous embarquiez dans votre insolence les plus jeunes, Alphonse et Hortense, encore tout à leur naïveté d’enfants. Avec du recul, c’est sans doute à partir de là que vous aviez commencé à être considérés comme des quantités négligeables.
Il faut bien se l’avouer, quand on a sept enfants, puis huit, on ne peut prétendre les aimer tous de manière équivalente. Ces propos vous choquent ? On voit bien que vous n’avez pas à élever une aussi nombreuse progéniture ! Le père, Michele Mancini, souhaitait une grande carrière militaire à ses fils, il voulait en faire des capitaines de régiment, des héros de guerre et les forma tour à tour et le plus tôt possible à l’escrime et à l’équitation. Sans surprise, Paul prenait ça avec sérieux, Philippe adorait l’équitation et pratiquait l’escrime comme un jeu, quant à Alphonse, il s’avéra qu’il préférait largement la compagnie des livres à ces occupations, mais faisait de son mieux pour ne pas déplaire à son père. Chez les filles, Laure était discrète et conciliante, Olympe impétueuse mais appréciée, Marie était vue comme insolente et indisciplinée, quant à Hortense, encore toute jeune, elle faisait fondre les cœurs…
Ces distinctions, d’ailleurs, ne firent que s’accentuer sous la houlette de
Zio Giulio, comme ils l’appelaient enfants ou dans l’intimité de la famille, et qu’ils finirent par ne nommer quasiment plus que par son grade,
Monsieur le Cardinal Mazarin.