« Il était une fois ... » « Bien mademoiselle, très bien même. Attention, cependant, vous oubliez le ré bémol à la quatrième mesure. » annonça d'un air affectueux le précepteur d'une petite fille haute comme trois pommes et d'un jeune âge. Un violon à la main, la gamine était toute fière des compliments de son professeur. Elle raccompagna le vieil homme jusqu'à la porte avec sa mère, qui était ravie elle aussi des progrès de sa fille dans un domaine aussi beau que la musique.
Les Pilogue n'étaient, à la base, pas nobles ni bourgeois. Mais Lukas, le père de Marianne, avait fait fortune dans le domaine culinaire et avait un excellent poste chez un noble qui lui donnait un bon salaire. Cette famille de quatre enfants n'avait donc pas à s'inquiéter en ce qui concernait les finances.
Marianne était le dernier enfant et la première fille des Pilogue. Calme et studieuse, elle était la plus grande fierté de sa mère. Ses grands frères, de grands gaillards turbulents mais au grand cœur, devenaient déjà plus calmes quand leur petit ange de sœur ouvrait la bouche pour parler. La petite fille était aussi très proche de sa nourrice, Lisa, de par son obéissance et sa gaieté permanente.
Passionnée par tout et très curieuse, plus elle grandissait plus elle devenait douée dans ce qu'on lui enseignait.
Aussi belle que Lena, sa mère, un avenir prometteur lui était destiné et ses parents voyaient grand quand ils parlaient d'elle.
« Un comte? »
« Ou un marquis? »
« Quoique pour notre beauté, il lui faut un Duc! Que dis-je, un prince! Un roi! » Et la discussion continuait ainsi, dans la joie et la bonne humeur, faisant sourire Marianne. La jeune fille, pour entretenir cette douce ambiance, partait alors dans le salon et commençait un morceau qu'elle connaissait parfaitement bien pour inonder sa famille d'un arc-en-ciel musical.
Ce fut dans son village d'Autriche qu'elle rencontra Éric Clit. Ils n'habitaient pas loin l'un de l'autre et, malgré le côté renfermé d'Éric, Marianne et lui devinrent très amis. Étant encore jeunes, il n'était pas rare de les voir courir sur la place de la petite ville, de discuter de tout et de rien, de jouer à des milliers de jeux. Et c'est souvent fourbus et avec les vêtements sales qu'ils rentraient chez eux, une couronne de feuillage roux dans les cheveux et les joues rouges d'avoir tant ri. Ils évitaient alors soigneusement de croiser leurs parents avant de s'être changés. Lisa, sa nourrice, la grondait:
« Je ne vois pas quelle joie on peut éprouver à se transformer en souillon! »
« Mais je m'amuse bien avec Éric » protestait vigoureusement Marianne pour protéger son ami.
« Pour sûr, il est aussi enfant que vous! »
« Non, car il m'apprend le nom des arbres, des fleurs et de toutes les bêtes que nous croisons. »Lisa soupirait en levant les yeux au plafond mais couvrait toujours les escapades quotidiennes de la jeune fille.
Malheureusement, en ce bas monde, tout à une fin même les choses les plus douces et les plus belles.
C'est alors qu'elle rentrait plus tard que d'habitude , le lendemain de son anniversaire qu'elle découvrit sa maison en feu en rentrant, dans la soirée. Elle se souvient encore des flammes consumant chaque mur, chaque charpente, chaque morceau du plancher de l'habitat où elle avait toujours vécue. Un incendie criminel provoqué par des hommes masqués. Marianne n'en sut jamais plus sur cet incident si ce n'est que ses parents y sont morts, asphyxiés par la fumée noirâtre et brulés par la chaleur du feu. Ainsi que ses frères et sa nourrice. Et elle...
Marianne se réveilla en sursaut. A l'étage du dessus, deux hommes se disputaient violemment. Elle regarda autour d'elle hébétée. La pâle lueur du petit matin qui filtrait au travers du soupirail n'éclairait qu'un bout de mur lépreux.
Engourdie de froid, elle se souleva de sa paillasse et posa un pied à terre, bousculant au passage les restes de son repas de la veille.
A la tombée du jour, elle avait entendu l'homme en noir dire à son compère qu'ils devaient se débarrasser d'elle très rapidement. Il lui répugnait de tuer des adolescents, cela portait malheur, affirmait-il. Ainsi, malgré les ordres, avaient-ils décidé de l'épargner. A son âge, disait l'homme en noir, on oubliait vite...Et quand bien même elle parlerait qui la croirait? Elle était robuste, ils en tirerait un bon prix.
Ils étaient arrivés en ville l'avant veille et, depuis le massacre, ils attendaient de savoir ce qu'ils allaient en faire.
Elle ferma les yeux, les serrant à en avoir mal, espérant que, lorsqu'elle les rouvrirait, son cauchemar aurait pris fins. Hélas! Il n'y eut pas de miracles, la tâche laiteuse du soupirail s'étirait toujours dans l'obscurité.
En frissonnant, elle s'emmitoufla jusqu'au nez dans le tapis de selle que lui avait donné l'homme en noir, et l'odeur de cheval, qui huit jours auparavant l'aurait sans doute ecoeurée, lui parut tout à coup rassurante.
A l'étage, les deux hommes s 'étaient tus. Elle sombra bientôt dans un demi-sommeil dans lequel elle percevait le bruit régulier d'une porte qui claque.
«Lisa, la porte», murmura-t-elle,
«Lisa, ferme la porte, j'ai froid...»*Sûre qu'elle est encore partie voir son amoureux *, pensa-t-elle en souriant.
Elle ouvrit brutalement les yeux, réveillée pour de bon: non, Lisa était morte, comme les autres...Ses larmes se mirent à couler doucement. Instinctivement, elle prit la petite médaille qu'elle avait autour du cou et se mit à la mordiller. Durant son enfance, Lisa lui avait interdit de sucer son pouce, alors elle l'avait remplacé par la médaille. Une chance que l'homme en noir ne l'ait pas prise en même temps que ses vêtements. Pour ne pas qu'elle s'évade, disait il.
Et cette maudite porte qui cogne...
Sans lâcher la médaille, elle se mit à fredonner la berceuse française que lu chantait Lisa quand elle était petite:
Lala lala lalalala la....
Nous attendrons l'heure
De notre bonheur
Toi ma destiné
Je saurai t'aimer
Tu l'as rêvé
Et si la porte était ouverte? A cette idée, la médaille lui tomba de la bouche...Elle se leva sans bruit et se dirigea pieds nus vers la porte. Malgré la peur qui lui tordait les entrailles, elle avança dans le noir, les deux bras tendus en aveugle. Un courant d'air glacial lui fouettait les mollets que sa chemise ne couvrait pas. Encore trois pas, encore deux, plus qu'un...Le bois froid de la porte était enfin sous ses doigts. Elle chercha le loquet: Non! La porte n'était pas fermée à clé!
Quand l'homme en noir lui avait amené son repas, il était déjà fin saoul. Sans doute avait-il oublié de verrouiller la porte, pressé de retrouver sa bouteille.
Elle entrouvrit la porte et guette un bruit. Rien.
«Jésus, Marie, Joseph, faites qu'ils dorment!» Pria-t-elle en reprenant sa médaille dans sa bouche.
Elle avançait à petits pas, longeant le mur. Un escalier en pierre. Monte, ma fille, pensa-t-elle le cœur battant, il faut sortir d'ici. En haut de l'escalier à droite, une porte entrouverte; à gauche, la porte d'entrée. La demoiselle jeta un coup d'œil dans la pièce d'à côté. Les deux hommes dormaient, affalés sur une table au milieu de chopes vides. Puis elle retourna à pas léger près de la porte. La clé était énorme. Il fallait qu'elle trouve la force de la tourner malgré ses mains tremblantes. La serrure bougea avec un effroyable grincement de métal rouillé. Elle s'arrêta, le cœur battant, l'oreille aux aguets. Plus qu'un tour, plus qu'un seul tour!
Un bruit de chaise raclant le sol.
-Julia, c'est toi? Lança une voix pâteuse. Vite, sortir, Vite! Le second grincement sembla se répercuter sur tous les murs de la pièce. Déjà à coté, l'homme se levait. Dans trois secondes il serait là...Ça y est, la porte s'ouvre!
Elle prit la bourrasque de plein fouet, mais luttant contre le vent, elle se mit à courir à perdre haleine, dérapant, les pieds nus, sur les pavés boueux. Avant de disparaitre pour de bon.
Elle courut. Pendant combien de temps, elle n'aurait pas su le dire. Assez longtemps du moins pour retrouver les ruines de sa maison. Oui, tout était là. Elle reconnaît ici un morceau du mur de la cuisine. Là, un morceau de tissu qui appartenait au tapis du salon. Elle était bien chez elle. Alors elle allait rester là et attendre son heure.
Elle se roula en boule contre le sol poussiéreux à l'odeur de brûlé et s'endormit. Elle avait froid et elle avait faim. Elle ne voulait plus lutter. Alors elle attendit...Attendit...Attendit...Que la lumière blanche qui l'amènerait au paradis apparaisse entre ses yeux clos pour qu'elle puisse rejoindre Lukas et Lena, Tobias, Florian et Thomas ainsi que Lisa.
Cette lumière, elle ne la vit jamais. Car, après plusieurs minutes quelqu'un vint la tirer de son sommeil. Quelqu'un qu'elle connaissait bien. Éric. Dont la famille avait subi le même sort tragique. Ils étaient seuls envers et contre tous.
Alors Éric décida de l'amener avec lui parce que lui, il voulait se battre et vivre. Ils n'avaient rien à part un objectif: atteindre Paris. Tous deux parlaient parfaitement le français et ils espéraient pouvoir se reconstruire un semblant de vie là-bas.
Ils errèrent pendant plusieurs, vivant de rien, mendiant parfois. Mais ils se soutenaient mutuellement en se disant qu'ils faisaient tout ça pour vivre et en souvenir de leurs parents disparus. Ils atteignirent la France, bien longtemps après, mais soulagés. Ils avaient réussi alors plus rien n'allait pouvoir les arrêter désormais.
A Paris, trouver du travail fut quelque chose de difficile pour les deux jeunes gens. Éric, par chance, trouva un métier dans un domaine qu'il affectionnait tout particulièrement: la comédie. Un petit théâtre le prit et il fut ensuite engagé par Molière lui-même. Marianne fut moins chanceuse, sa condition de femme l'empêchant de travailler dans la musique. Versailles lui ouvra alors les bras et elle y eut un poste de servante. Ce n'était certes pas le métier de ses rêves mais au moins elle était logée, nourrie et blanchie. La vie fastueuse de la cour ne lui était pas permise et elle voyait sous tous les angles les vices des nobles, parfois avec grande surprise. Mais elle grandissait et s'embellissait, attirant le regard des hommes, à son grand malheur.
« Mademoiselle, je me dois de vous dire que vous avez la beauté et la fraicheur d'une rose. Permettez moi de vous offrir ces fleurs. »
« Monsieur, c'est trop d'honneur, je ne puis les accepter. »Louis de Mortemart était et reste un de ses prétendants, un des plus acharnés. Elle ne sait comment lui dire que tout ceci ne l'intéresse guère car elle ne vit que par la musique. Hélas, plus elle résiste et plus le jeune homme semble obstiné. Elle ne sait pas du tout comment s'y prendre avec lui et avec les autres hommes qui lui font des avances car elle est très maladroite sur ce sujet. Pourtant ses longs cheveux bruns, ses yeux rieurs et ce visage enfantin en font rêver plus d'un. Et ses talents de musicienne ne font qu'en attirer d'autres.
Lully, s'il ne l'a pas repéré par sa beauté, sa musique l'a en revanche séduit. Alors qu'elle se faufilait au théâtre pour s'évader un peu en jouant de son instrument, il l'a vu et l'a écouté. Pourtant peu enclin à engager une femme, il l'a fait jouer régulièrement et même parfois juste pour attendre un son agréable à ses oreilles. Ainsi Marianne peut continuer à pratiquer et à apprendre le violon, pour son plus grand bonheur.
La jeune femme continu à voir Éric régulièrement, tous deux étant très liés par leur passé et encore plus qu'avant. Pourtant parmi ses amies on peut compter une jeune femme, Angélique de Sancerre. Comtesse, Marianne l'a trouve plus qu'adorable. Elles aiment toutes les deux de la musique et il n'est pas rare qu'elles forment un somptueux duo. La Comtesse passe parfois de ses belles robes à la servante pour qu'elle puisse parader dans les jardins, à son grand bonheur. Et Marianne n'hésite pas à lui prêter de vieilles robes pour que son amie passe inaperçue. Mais la jeune musicienne a toujours peur d'attirer une mauvaise réputation à Angélique, car les deux ne sont pas de la même classe sociale. Pourtant, cette dernière n'y prête guère et a l'air de s'en ficher comme de sa première chemise, étonnant encore et toujours Marianne par son attitude.
Mais, si Angélique est à l'opposé de la plupart des nobles, ce n'est pas le cas de Madame de Chevreuse. Hautaine, elle a décidé d'obliger la musicienne à travailler pour elle. Si, au début, cela ne dérangeait pas Marianne maintenant qu'elle s'est fait agresser plusieurs fois en portant des missives de la Duchesse, la jeune femme commence à être réticente et préfère laisser ce travail à d'autres servantes plutôt que de l'exécuter elle même, ce qui a le don de déplaire à sa « patronne ». La servante essaie de se montrer discrète et d'éviter les regards noirs de la Duchesse tant qu'elle le peut.
La thèse du complot? Si elle n'avait pas subi tant d'agressions, elle n'y croirait pas. Mais elle commence à avoir de sérieux doutes sur la fidélité de certaines personnes envers le roi. Elle ne le connait ni n'en éprouve le besoin car sa maladresse habituelle avec les hommes lui ferait perdre ses moyens. Elle trouve assez horrible qu'on puisse vouloir tuer un homme juste parce qu'il est le roi. Comme quoi, le pouvoir rend fou.
Elle vit encore et toujours à Versailles et ne compte pas en partir. Elle va souvent voir Éric car il est comme son frère et les évènements de son passé les unissent encore plus Elle tente de continuer de vivre au milieu des fastes des nobles et savoure le fait d'être encore en vie.
Elle prie pour que sa famille soit encore en vie et espère qu'un jour elle les reverra. Autre part qu'au paradis...