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 Le destin est là où on ne l'attend plus

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MessageSujet: Le destin est là où on ne l'attend plus   Le destin est là où on ne l'attend plus Icon_minitime22.03.13 17:59

Un cri strident réveilla Grégoire. Il se tourna pour empêcher le son de parvenir à son oreille, mais c’était peine perdu. Le bruit l’empêcherait de se ré-endormir. Le gueux se redressa, prêt à sortir pour insulter celui qui avait osé le réveiller, mais un puissant mal de crâne l’empêcha de se lever. Il posa une main sur son front. Il ne connaissait que trop bien les causes de ce mal que l’on appelle communément : gueule de bois. Mais il n’avait jamais eu aussi mal à la tête. Combien de litres d’alcool avait-il du boire pour être dans cet état ? Avec l’habitude, il tenait plutôt bien l’alcool. Le jeune homme tenta quand même de se lever, mais à peine ses pieds touchèrent-ils le sol que Grégoire dut poser une main sur le mur pour ne pas tomber. Mais qu’avait-il ? Il s’assit par terre et se souvint…

Flash back : la veille, le soir

« On raconte que l’homme coupa la langue de l’enfant. Le sang gicla sur l’homme mais l’enfant ne poussa pas le moindre cri.
- Ce n’est pas possible, coupa Grégoire, un air dégouté sur le visage. Tu racontes n’importe quoi, le vieillard.
- Si, c’est vrai, reprit le vieil homme en regardant le jeune homme dans les yeux. Il avait l’air d’un fou, avec ses quelques cheveux restants épars sur son crâne, et ses yeux si ouverts que les globes semblaient sortir de leur orbite. Mais écoute bien la suite : l’enfant ne cria pas. Et tout à coup, le sang ne coula plus. Alors l’enfant prit la main de l’homme, et lui dit que le malheur s’abattrait sur sa famille durant sept générations.
- Il ne peut pas parler, il a eu la langue coupée, soupira un Grégoire blasé par les histoires sordides de son interlocuteur. Ce n’était pas la première fois qu’il lui racontait ce genre de choses. Le vieillard semblait adorer le gueux car c’était toujours lui qu’il venait embêter.
- Mais il a parlé ! s’emporta le vieux, s’emparant soudainement du bras de Grégoire. On dit que cet enfant rôde dans Paris, et qu’il mène sa propre justice. »

Grégoire dégagea son bras de la main du vieillard et le regarda, l’air inquiet. Il était vraiment bizarre, et cette voix qu’il prenait quand il racontait ses histoires lui glaçait le sang. Le jeune homme but une gorgée de bière pour se donner une contenance. Il refusait de croire à l’histoire de cet enfant à la langue coupée qui parlait, mais il devait avouer qu’il y regarderait à deux fois avant de voler dans la rue. Soudain, la porte de la taverne s’ouvrit, faisant sonner le carillon. Grégoire ne porta pas attention au nouvel arrivant. La taverne était remplie ce soir là, un joyeux brouhaha emplissait l’atmosphère et parfois l’un des clients poussait la chansonnette, provoquant un sentiment de fraternité qui durerait jusqu’à la prochaine bagarre (car il y avait toujours une bagarre lors de ces soirées). Remarquant que le vieillard ne parlait plus, le poète le regarda. Le vieux semblait pétrifié et observait le nouvel arrivant sans se cacher. Grégoire crut alors que l’enfant à la langue coupée était là. Il se retourna vivement vers la porte d’entrée, mais n’aperçut qu’un homme immense habillé bizarrement qui, après avoir attendu plusieurs minutes, se dirigea vers le patron de la taverne. Grégoire se tourna alors de nouveau vers le vieillard, qui suivait des yeux l’inconnu :

« Un Coco…un Coco…un Cosaque ! » Sa main se mit à trembler. Grégoire soupira. Qu’allait-il encore raconter ? Et puis, c’était quoi, un Cosaque ? Avant même qu’il n’ouvrit la bouche pour poser  sa question, le vieillard se leva et s’enfuit de la taverne. Grégoire leva les yeux au ciel. Le monde était rempli de gens étranges…

« Je peux m’assoir ? » Grégoire sursauta. Une grosse voix, rauque et à l’accent étrange, avait résonné dans ses oreilles. Il se retourna et vit l’inconnu, le Coquelquechose, d’après le vieillard. Devait-il se méfier de lui ?
« Euh…oui, tu peux. » Mieux valait ne pas vexer cet homme. Il avait une carrure impressionnante, contrairement à Grégoire.
« Désolé, il n’y avait plus de place nulle part». Grégoire avait du mal à comprendre ce que disait cet homme. Son accent était très désagréable d’ailleurs aux oreilles de notre ami. Mais il se garda de s’en plaindre, évidemment. L’inconnu s’installa face à Grégoire. Il faisait très rustre, et c’était un comble pour un gueux de penser ça d’un autre homme. Le poète lui lançait des regards à la dérobé, à la fois curieux et inquiet. Il le vit alors sortir une bouteille transparente dans laquelle reposait un liquide transparent. L’homme l’ouvrit puis en but une longue gorgée. Intrigué, Grégoire observa la scène. N’y tenant plus, il demanda :
« Tu bois quoi ? » L’homme rit, amusé de la surprise de Grégoire.
«De la vodka, eau vive. »

Grégoire brulait d’envie d’en goûter. Il n’en avait jamais bu, et n’était pas contre une nouvelle expérience. Mais avant, il fallait devenir ami avec l’inconnu. Le poète engagea alors la conversation.
« Tu fais quoi, ici ?
- Je cherche un homme.
-Ah, et qui est-il ? Peut-être que je le connais.
- Igor.
- Connais pas. Tu viens d’où ?
- De contrées tellement lointaines que tu ne connais pas leur existence.
- T’es un Cosate ?
- Cosate ?
- Euh. Cosaque. »

L’homme sembla impressionné. Grégoire joua la fausse modestie. Il ne savait pas ce qu’était un Cosaque, mais cacha son ignorance derrière un sourire énigmatique. Un gueux qui connaissait l’existence des Cosaques, ça ne devait pas courir les rues, se dit-il.

« Tu sais ce qu’est un Cosaque, mais t’as jamais goûté la vodka.
- Non, jamais goûté à ça.
- Tu en veux ?
- Oui, pourquoi pas. » Ah, les choses devenaient intéressantes ! Grégoire tendit la main pour prendre la bouteille que le Cosaque avait posée sur la table. Mais ce-dernier s’empara de la bouteille avant Grégoire et l’agita sous ses yeux. «  Il faut la mériter, la vodka. Ce n’est pas n’importe qui, qui peut en boire. » Grégoire n’aimait pas beaucoup la tournure que prenaient les choses. Devrait-il tuer Igor pour boire de la vodka ? Ou être au service de cet homme durant son séjour à Paris ? Ou pire…le rejoindre au Cosaqstan ?! Il croisa les bras, désinvolte. « Tu veux quoi ?
- Que tu danses le casatchok avec moi.
- Le casaquoi ?
- Casatchok. La danse des Cosaques.
- Non, je ne danse pas. » Le jeune homme n’avait aucune envie de se ridiculiser devant tout ce monde, ce soir. Ce n’est pas qu’il était orgueilleux ou timide, mais c’était ici qu’il lisait ses pamphlets pour pousser le peuple à se révolter contre les injustices. Il perdrait toute crédibilité en dansant le casatchok devant eux. Le Cosaque agita une nouvelle fois la bouteille devant ses yeux. Puis il ouvrit le long manteau qui le recouvrait. A l’intérieur, des poches abritaient d’autres bouteilles de vodka. «  Dis au revoir à la vodka alors. » Grégoire hésita. C’était peut-être la seule occasion qu’il aurait de goûter cet alcool. «  D’accord, je vais danser avec toi. »

Heureux, le Cosaque but une longue rasade de vodka avant de glisser la bouteille dans sa poche. Il enleva son long manteau puis se leva, et contourna la table pour donner un coup dans le dos de Grégoire qui, sous la violence du coup, se retrouva le nez sur la table. Ignorant la douleur (qui passa bien vite), il se leva pour rejoindre son nouvel ami sur la piste de danse improvisée. Les clients s’installèrent en cercle autour d’eux, se demandant ce que ces deux énergumènes allaient faire. Le silence se fit rapidement autour d’eux. Grégoire regretta d’avoir accepté. Il voulut s’enfuir, mais l’appel de la vodka était fort. Et puis, de toute façon, les clients bloquaient la porte. Le Cosaque croisa alors les bras, et se mit à taper des pieds sur le sol, en rythme, tout en criant à intervalle régulier « Hé ! ». Il regarda Grégoire et l’enjoignit à faire de même. Le gueux croisa ses bras et fit comme le Cosaque. Il eut du mal à suivre le rythme, mais peu à peu, il se mit à crier « » en chœur avec le Cosaque, et leurs pieds battaient le sol en même temps. Alors le Cosaque tourna autour de Grégoire, un pied devant l’autre, et notre ami le suivit, tentant de faire les mêmes pas. Il fallut alors lever les bras et tourner sur soi-même, et Grégoire, heureusement, n’avait pas encore bu beaucoup d’alcool. Il eut néanmoins le tournis assez rapidement. « Hé, Hé, Hé, et on lève la jambe, Hé, Hé, Hé » Le Cosaque était un professeur enthousiasmé par son élève. Nullement essoufflé, il donnait les conseils en même temps qu’il faisait les pas. Il mit les poings sur les hanches et effectua de petits sauts rapides. Puis un pas de côté, un bras levé vers la droite, et Grégoire dut lever les genoux dans un rythme effréné. Et là, le Cosaque leva haut la jambe. Les clients émirent un sifflement d’admiration. Il ne paraissait pas souple pourtant. Grégoire tenta d’éviter ce pas, en faisant comme s’il n’avait rien vu, mais les clients chantèrent « à ton tour, Greg, à ton tour, à ton tour » au rythme des « Hé, Hé, Hé » du Cosaque. Grégoire cessa de réfléchir, et, dans ce moment de joie que semblaient partager les clients, il se prit au jeu. Il leva la jambe le plus haut possible, et un tonnerre d’applaudissements le félicita. Mais le Cosaque n’en avait pas fini. Il leva la jambe gauche, puis la droite, puis la gauche, et ainsi de suite durant plusieurs secondes qui semblèrent durer une éternité pour le pauvre apprenti danseur. Ce-dernier tenta de faire de même, perdant un peu le rythme des pas mais prenant plaisir à s’amuser ainsi. Il se mettait même à rire, car le ridicule ne tue pas fort heureusement. Les clients sifflaient en rythme, eux aussi, pour encourager leur ami. Le Cosaque reprit alors les pas du début. Il tournait autour de Grégoire, un pied devant l’autre, tourna sur lui-même, leva les bras, leva les jambes, battit des pieds sur le sol, tourna de nouveau autour de Grégoire, un pied devant l’autre, tourna sur lui-même, leva les bras, leva les jambes, cria, siffla, et…ma foi, j’en ai moi-même le souffle coupé, mais Grégoire était alors dans un état bien pire.

Ils dansèrent ainsi durant trois quarts d’heure. Puis le poète, épuisé, se laissa glisser par terre. De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front. Un nouveau tonnerre d’applaudissements retentit à ses oreilles. Il ne pouvait s’empêchait de rire. Il s’était bien amusé à danser ainsi, jamais il n’aurait pensé faire un jour une chose pareille. Il resta par terre plusieurs minutes, le temps de se remettre de ses émotions. Le Cosaque rit un moment avec les clients, leur parla, puis il rejoignit la table où ils étaient installés avant la séance de danse. Grégoire se leva, puis se dirigea vers leur table. Sur le chemin, les hommes lui tapaient dans le dos, le félicitaient, et les femmes l’embrassaient en gloussant. Puis Grégoire parvint à sa table. Avant de s’assoir, il enleva sa vieille chemise blanche – qui n’était plus très blanche- tant il avait chaud. Son torse ruisselant de sueur fit glousser quelques jeunes serveuses qui l’observaient, mais le nouveau danseur de casatchok n’y prêta pas attention.
«  Merci, Cosaque, je me suis vraiment amusé ! » C’était sincère. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas passé une aussi bonne soirée. Le Cosaque rit avant de tendre une bouteille de vodka à Grégoire. Celui-ci la prit puis but une longue gorgée, comme il avait vu faire le Cosaque. Soudain, il lâcha la bouteille et recracha la vodka qu’il n’avait pas avalée. Sa bouche était en feu. Le Cosaque éclata de rire. Il fit apporter de l’eau et Grégoire en but pour éteindre le feu qui lui brûlait la bouche et la gorge. Loin de s’énerver, il se moqua de lui-même avec le Cosaque. Ce-dernier félicita Grégoire et lui dit même qu’il dansait comme un Cosaque. Il ne savait toujours pas ce que c’était, mais le gueux était fier. Alors, comme il était torse nu, le Cosaque le surnomma : le Cosaque à poil. Ensemble, ils burent quelques bouteilles de vodka le reste de la nuit…

Fin du flash back


Toujours assis par terre, Grégoire riait au souvenir de cette nuit mémorable. C’était donc pour ça qu’il avait si mal à la tête. La vodka avait eu un effet dévastateur sur lui. Il se demanda s’il reverrait un jour son ami cosaque, et si celui-ci retrouverait le dénommé Igor. Les cris qui l’avaient réveillé, quant à eux, n’avaient pas cessé. Grégoire remarqua, de plus, qu’une odeur désagréable parvenait à ses narines. Il regarda sa chemise, sentit ses manches, et eut une grimace de dégout. Une visite au puits s’imposait. Il se leva, se tint de nouveau au mur tant sa tête bourdonnait, puis parvint à sortir. Alors, il sut d’où venaient les cris. Ils venaient d’un petit être, dont le crâne dépassait d’un châle vert foncé. De sa petite bouche grande ouverte sortaient des cris stridents. Le bébé était sur le pas de la porte du semblant de logement que le gueux avait investi. Paniqué, Grégoire regarda autour de lui, cherchant des yeux une femme qui aurait pu oublier le bébé. Mais personne ne faisait attention à l’étrange duo formé par Grégoire et le bébé hurleur. Le poète prit le bébé à bout de bras, comme si celui-ci pouvait l’attaquer férocement. Il le regardait d’un air interrogateur. D’où venait ce truc ? Grégoire eut alors une idée intelligente –ce qui était un miracle si l’on prend en considération son mal de tête et les hurlements du bébé sauvage- qui l’étonna lui-même. Il avait entendu parler de l’ouverture d’un dispensaire, en ville, où des personnes soignaient les miséreux. Ils prendront sûrement en charge le truc qui gesticulait dans les bras du gueux. Mais avant de se rendre là-bas, il devait se laver un minimum. Enfin se laver…entendez par là se verser un seau d’eau sur la tête. Il posa le bébé dans ce qui lui servait de lit «  Bon, tu bouges pas, hein, je reviens. » Alors qu’il se dirigeait vers le puits au bout de la rue, Grégoire se trouva ridicule. Parler à un bébé… Après s’être rafraichi –le seau d’eau avait eu l’avantage de le réveiller en une seconde- il prit le bébé et alla au dispensaire. Son mal de crâne s’était atténué, il aurait pu s’entendre penser si le bébé ne hurlait pas encore et toujours.

Il trouva le dispensaire après avoir demandé son chemin à plusieurs personnes. Des femmes s’étaient exclamées en le voyant : « Comme ton bébé est adorable ». Grégoire tentait de se justifier « Mais ce n’est pas…il était sur… » mais les femmes ne l’écoutaient pas, toutes occupées à reconnaitre les traits du père sur le visage de l’enfant.
Il entra et cria, désespéré « De l’aide ! Je veux de l’aide ! Ce bébé va me rendre sourd ! » Pressé de s’en débarrasser, il chercha des yeux quelqu’un qui pourrait l’aider.

Spoiler:


Dernière édition par Grégoire Malaure le 09.02.14 13:29, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Le destin est là où on ne l'attend plus   Le destin est là où on ne l'attend plus Icon_minitime24.03.13 20:58

Lorsqu'elle ouvrit les yeux ce matin-là, Émilie Colbert eut une étrange impression. Elle se sentait moins mourante que d'habitude. Elle s'en inquiéta d'abord, trouvant cela suspect et de mauvais augure mais après s'être examinée, avoir pris son pouls et fait l'inventaire de ses maux habituels, elle fut forcée de constater qu'elle n'avait nulle douleur à la poitrine ou à la tête et qu'aucun rhume pernicieux ne menaçait de l'envoyer outre-tombe. Elle en fut d'abord désarçonnée mais dut reconnaître que c'était une heureuse conclusion à la mauvaise fièvre qui l'avait tenue alitée pendant les derniers jours. La jeune femme n'avait en effet pas eu le temps de faire rédiger son nouveau testament pour préparer l'issue fatale parce que monsieur le notaire avait eu trop de travail pour se déplacer – Émilie refusait de penser qu'il était possible que l'abbé Malingre n'ait pas réussi à le convaincre de revenir à l'hôtel de Vendières pour la troisième fois depuis le début du mois – et parce que, de toute façon, il était bien moins drôle d'être malade quand il n'y avait que Malingre et une nouvelle domestique qui égrenait des chapelets (profitant de la faiblesse d’Émilie qui avait pourtant interdit ces objets de malheur à sa vue) pour la veiller et lui tenir compagnie. Malheureusement pour tous ceux qui auraient voulu lui dire adieu avant qu'elle ne trépasse, ils étaient pour la plupart partis loin de Paris dans cette affreuse province de Lorraine, à la merci des boulets de canon et du fléau de la peste. Émilie en tremblait pour eux. Tant qu'à faire la guerre, franchement, mieux valait choisir un endroit plus sympathique et moins pittoresque que cette région mais les officiers n'avaient décidément aucun goût. Émilie était pourtant certaine que Vienne était charmante à cette époque de l'année. Bref, Ferdinand d'Anglerays, sa victime toute désignée pour tenir la plume en des circonstances tragiques (même s'il n'était hélas pas du genre à s'émouvoir et à la plaindre) et auquel elle confiait volontiers ses mémoires de sa vie à la cour car elle savait qu'il en ferait bon usage, était bien loin de Paris et elle avait dû se contenter de la dévote et du mangeur de biscuits. Autant dire qu'à ce compte-là, mieux valait être mort ou même guéri.

Toute emplie d'une énergie nouvelle, économisée pendant les jours passés au fond de son lit à regarder les mouches voler, elle se leva d'un bond, réveillant au passage la vieille domestique qui ronflait dans un coin de la pièce et qui mit un certain temps avant de comprendre que sa maîtresse avait troqué les gémissements et les promesses d'héritage contre une chanson populaire qu'elle sifflotait en farfouillant dans le fatras de dentelles et de tissus précieux qui était ses robes. Ce qui ne la réjouit pas plus que cela car elle était sûre qu'elle aurait pu se faire un peu d'argent avec le petit tableau et le coffre en bois que la dame de Vendières lui avait promis après son décès. Néanmoins, elle se leva en soupirant pour aider Émilie à être présentable alors que cette dernière babillait joyeusement à propos de malades, de dissection et du dernier chapeau à la mode qu'il lui fallait à tout prix se procurer – ce qui nécessitait un nouvel emprunt vu le prix de l'objet en question ou alors un appel à la générosité de l'un de ses frères. Et une heure plus tard, une apparition poudrée, parfumée et pleine de froufrous fit son entrée dans le grand salon de l'hôtel de Vendières où jouaient les enfants que la mourante avait tenu à l'écart pendant sa maladie par peur de les contaminer et que leurs frêles petits corps ne supportent pas la fièvre, surtout si elle n'était pas là pour les soigner. L'apparition daigna se pencher pour les embrasser mais elle ne comptait passer qu'en coup de vent car une autre mission l'attendait : puisqu'elle avait survécu, il lui fallait désormais mettre son temps et ses compétences au service des plus pauvres. Ce fut la première chose qu'elle dit à son bon abbé Malingre lorsque celui-ci sortit des cuisines, un pot de miel à la main pour voir ce qui causait les cris des enfants.
- Vous êtes sûre que vous voulez sortir comme cela ? Balbutia l'abbé, la bouche encore pleine.
- Je suis parfaitement rétablie, regardez, j'ai repris des couleurs, affirma Émilie en lui désignait ses joues fardées (mais personne ne pouvait douter de sa forme puisqu'elle sautillait presque sur place en attendant l'accord de son abbé de compagnie), songez donc à ces pauvres malheureux qui chaque jour viennent par dizaines à mon dispensaire dans l'espoir de recouvrer la santé, songez à nos héroïques docteurs Fagon et Diafoirus qui sont débordés de travail et qui ont besoin de notre science !
Elle se sentait presque l'âme d'une sainte qui apostrophe et exalte ses troupes pour les pousser à partir en croisade, armes à la main, tel un Bernard de Clairvaux qui avait prêché la croisade au roi Louis VII en un lointain XIIe siècle et qui avait convaincu les plus grands seigneurs de France de se lancer contre les Turcs, même les plus irrésolus. Mais l'abbé Malingre savait bien que derrière cette noble intention, le Bernard de Clairvaux du XVIIe siècle, lequel aurait bien du mal à recevoir un certificat de sainteté, se souvenait surtout des lettres qu'il recevait de la part du docteur Fagon qui se plaignait de son confrère et qui en appelait à l'arbitrage de celle qui avait monté cet établissement et vice versa.
- Non mais je voulais dire, vous comptez réellement aller jusqu'à votre dispensaire, en passant par des endroits malfamés de Paris habillée comme vous l'êtes ? Votre chapeau lui-même ne passerait pas la porte du dispensaire, observa l'abbé Malingre qui n'avait aucune envie de laisser là son pot de miel pour sortir avec sa maîtresse.
Mais cette dernière consentit uniquement à laisser son chapeau sur place et toujours en sautillant, pleine d'entrain, se plongea au cœur de la ville, suivie de son bon abbé qui avait adopté une mine boudeuse.

A proximité du dispensaire, au lieu de la foule de dizaines de malheureux censés se trouver là, il n'y avait pas un chat mais cela ne perturba pas Émilie outre mesure qui passa la porte comme si elle se trouvait en terrain conquis. Dans une petite pièce qu'elle louait quelques sous, elle avait fait disposer quelques lits à l'imitation de l'Hôtel-Dieu et les instruments nécessaires pour ausculter et pratiquer les opérations au besoin. Il en manquait encore beaucoup mais le dispensaire était récent et la dame de Vendières comptait bien amasser un petit pécule qui lui permettrait d'agrandir l'endroit. Mais pour le moment, la plupart des lits étaient vides et seuls quelques patients les occupaient en se tenant la tête ou le ventre. L'apparition d'une grande dame et de son abbé dont on ne voyait que la tonsure tant il était caché derrière la grande robe d’Émilie fit sensation (et coupa momentanément une conversation à propos d'un garçon à la langue coupée et d'un Cosaque – le rapport semblait lointain) mais ne détourna pas l'attention des deux médecins qui se disputaient au chevet d'un petit garçon qui pleurait en se tenant le bras. Quelques mains se tendirent pour avoir une aumône mais Émilie, sans rien voir, se rendit directement auprès de Diafoirus et Fagon dont les cris étaient parvenus à couvrir les larmes du gamin.
- Et bien que se passe-t-il, messieurs ? S'exclama-t-elle d'un ton enthousiaste ce qui eut le don de faire taire les deux hommes qui s'inclinèrent respectueusement.
Puis chacun se lança dans sa propre explication entrecoupé par des insultes lancés à l'autre dont Émilie réussit juste à faire ressortir qu'ils n'étaient pas d'accord sur le diagnostic et sur le remède par la force des choses. Tout en les écoutant d'une oreille distraite, Émilie remonta ses manches et se pencha sur le petit garçon qui de surprise s'arrêta de pleurer.
- Il faut amputer avant que le mal ne progresse, répétait Diafoirus qui se faisait traiter d'incompétent et d'assassin par Fagon. Émilie nota que les injures devenaient plus en plus graves et se décida à rendre son propre verdict avant que cela ne dégénère en bagarre.
- Il ne s'agit que d'une fracture, voyons. Il faut redresser cela et mettre une attelle.
Fagon jeta un regard de triomphe sur son adversaire et la dame de Vendières se dit qu'il était bien difficile de faire des compromis en médecine. Pour échapper au débat éventuel sur la question – car les Parisiens étaient bien connus pour discuter de tout et surtout de ce qui ne méritait pas d'être discuté –, elle s'éloigna rapidement vers un homme qui se tenait le ventre et la fixait d'un air hagard.
- Que vous arrive-t-il, mon brave ?
- J'ai très très mal là, m'dame, commença-t-il dans un français mâtiné d'un accent rude et forcément étranger en désignant son estomac, et même que des fois, et ben je vomis. C'est d'puis hier soir après que j'ai tenté d'imiter celui qui dansait bizarrement à la taverne. Il lançait la jambe haut et tout, en criant « Hé hé »... J'suis arrivé y a peu de Bretagne et...
Jugeant que l'affaire était décidément fort peu ragoûtante et qu'en plus il ne s'agissait que d'un barbare vnu d'une lointaine province, Émilie de Vendières n'en écouta pas davantage et voulut s'échapper vers un autre lit mais malheureusement, le dernier patient de la matinée était déjà pris en charge par cet incompétent de Diafoirus (elle espéra vaguement qu'il ne le tue pas). La médecine moderne faisait toujours peur aux gueux qui préféraient aller mourir comme des mouches dans des hospices et à l'hôtel-Dieu, hélas. Il faudrait plus que quelques semaines pour les convaincre de venir s'adresser au dispensaire. Et commencer par remplacer un des deux médecins. Émilie avait étrangement déjà une idée sur celui qu'elle allait remercier. Elle chercha du coin de l’œil quelqu'un pour lui permettre de quitter l'homme qui avait des nausées mais il n'y avait personne à l'horizon sinon ceux qui avaient accompagné les malades et qui racontaient des ragots dans un coin ou l'abbé Malingre qui boudait dans un coin après s'être aperçu qu'il n'y avait rien à grignoter à proximité. Elle allait se résigner à prescrire un lavement...

Quand son sauveur apparut sous les traits d'un gueux mal coiffé et avec un air renfrogné tenant dans les bras un petit bébé qui hurlait comme s'il voulait tester la force de ses poumons. Si Émilie avait été croyante, elle aurait volontiers remercier Dieu de ce signe du ciel quoiqu'il aurait pu faire l'effort de lui faire un signe moins bruyant.
- De l'aide ! Je veux de l'aide ! Ce bébé va me rendre sourd! Lança le jeune homme sans s'adresser à personne en particulier – Émilie considéra que c'était à elle, ce pourquoi elle se précipita vers lui.
- Oh qu'il est mignon, s'exclama-t-elle (alors que l'enfant était rouge à force de crier) en le prenant à bout de bras pour mieux l'examiner et avant de poursuivre en lançant un clin d’œil au gueux qui restait bras ballants devant elle, il ressemble beaucoup à son père, vous avez le même nez. Notez que j'apprécie beaucoup que vous veniez vous-même, généralement, nous avons plutôt les mamans... Je suis certaine qu'il a les yeux de sa mère !
Émilie se trouva ridicule à tenir le bébé devant elle ainsi mais elle ne savait pas trop quoi en faire. Pour sa défense, à la naissance de ses propres enfants, elle avait eu le droit à un accessoire indispensable : une nourrice. Surtout que le bébé continuait à gigoter et qu'elle commençait à avoir mal aux bras. Elle se dirigea donc vers un lit et déposa doucement l'enfant dessus. Et pour la première fois de sa courte carrière de médecin, elle ne sut que faire. Le côté pratique des cadavres était que vous pouviez en faire tout ce que vous vouliez, personne ne venait se plaindre. Quant aux adultes, ils pouvaient exprimer ce qui n'allait pas. Mais elle se voyait mal demander au bébé où il avait mal. Elle se reporta donc sur le seul adulte à proximité combien même celui-ci avait des cernes qui lui descendaient au milieu des joues, un air débraillé et une odeur peu ragoûtante.
- Depuis quand hurle-t-il ainsi ? Fait-il bien ses nuits ?... Quoiqu'il est encore un peu jeune. Cela lui arrive-t-il souvent ? A-t-il de la fièvre ?... Oh mais c'est une petite fille !
Ce faisant, en effet, elle auscultait le bébé, lui prenait le pouls mais rien d'anormal ne lui sautait aux yeux. Sinon ces hurlements stridents qui commençaient à agacer les personnes alentour.
- Ne vous inquiétez pas, lança-t-elle à destination du gueux, il en faut plus pour rendre sourd quelqu'un. Nous allons trouver ce qu'il a.
Une douleur invisible à son œil de savante ? Émilie ne pouvait l'accepter, c'était une question d'honneur. Était-ce simplement les dents qui perçaient ? Ce fut le moment où l'abbé Malingre jugea bon de se rendre utile, de manière fortuite, à son ordinaire :
- Madame ? Madame Émilie ? Il n'y a vraiment rien à manger ? Un simple quelque chose à grignoter ?
Ce fut une illumination. La dame de Vendières se tourna vers le gueux et lui suggéra :
- Mais elle doit avoir faim ! Vous lui avez donné à manger ?
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MessageSujet: Re: Le destin est là où on ne l'attend plus   Le destin est là où on ne l'attend plus Icon_minitime02.06.13 13:47

Alors qu’il avait crié au secours dans le petit dispensaire presque vide (le premier endroit qui s’était trouvé sur son chemin, avouons-le), Grégoire espérait que quelqu’un viendrait lui prendre le bébé des bras et lui dirait de partir. Mais la femme qui se présenta devant lui n’avait rien de revêche ou de rude. Elle semblait par ailleurs très heureuse de voir Grégoire, ce qui étonna ce-dernier. Les rubans et froufrous qu’elle portait détonnaient dans le cadre du dispensaire et donnaient une note joyeuse à un endroit qui n’avait généralement rien de très accueillant. Le gueux haussa un sourcil en la voyant s’approcher : travaillait-elle ici ? Il semblait plus probable qu’elle soit l’une de ces nobles ou bourgeoises qui aimaient faire une apparition parmi les gueux et donner une ou deux pièces pour se donner bonne conscience. S’il avait été attaché à l’enfant, il ne l’aurait pas confié à cette inconnue qui paraissait beaucoup trop espiègle pour être médecin. Mais après tout, son seul but était de se débarrasser du bébé, alors il était inutile de se faire de telles réflexions. Malheureusement, toute la sympathie que le gueux était prêt à lui accorder disparut lorsqu’elle prit le bébé dans ses bras et s’exclama :

« Oh qu'il est mignon, il ressemble beaucoup à son père, vous avez le même nez. Notez que j'apprécie beaucoup que vous veniez vous-même, généralement, nous avons plutôt les mamans... Je suis certaine qu'il a les yeux de sa mère ! »

Grégoire soupira : « Mais ce n’est pas mon bébé ! Je l’ai trouvé… » mais avant même qu’il ne finisse son histoire, la jeune femme ne l’écoutait déjà plus et observait le bébé à bout de bras (attitude que le jeune homme trouva très bizarre, jamais il n’avait vu une femme porter un bébé de cette façon, mais il était bien mal placé pour donner des leçons dans ce domaine). Puis elle se dirigea vers un lit et y posa l’enfant. Grégoire observa le bébé et se demanda s’il avait vraiment le même nez que lui. Il inclina légèrement la tête, l’air interrogateur. Non, ce bébé ne lui ressemblait pas, c’était impossible, ce ne pouvait pas…

« Ehhh, c’était lui qui dansait en levant la jambe et en criant « Hé » ! » cria un homme (pour couvrir les cris stridents du bébé) en pointant un doigt vers Grégoire. Fort heureusement, la jeune femme était tout occupée à observer le bébé et à chercher une solution. Le gueux fit donc mine de ne pas avoir entendu l’homme bizarre (il avait un accent des plus étranges) et se pencha sur le bébé, faussement intéressé. Non vraiment, cet enfant ne pouvait pas être le sien, se rassurait notre ami en se disant qu’il ne lui ressemblait pas du tout. D’ailleurs, un bébé qui hurle de cette manière ne pouvait pas lui être affilié, c’était impossible. Alors qu’il se rassurait mentalement, sa sauveuse (car il espérait qu’elle le serait) se tourna vers lui et lui demanda :

« Depuis quand hurle-t-il ainsi ? Fait-il bien ses nuits ?... Quoiqu'il est encore un peu jeune. Cela lui arrive-t-il souvent ? A-t-il de la fièvre ?... »

Grégoire soupira de nouveau : « Mais ce n’est pas mon bébé ! Je l’ai trouvé…

-Oh mais c’est une petite fille ! » le coupa-t-elle de nouveau. Grégoire en fut désespéré, quand prendrait-elle le temps de l’écouter ? Et franchement, qu’en avait-il à faire que ce fut une petite fille, cela ne changeait pas grand-chose, elle continuait de hurler. La femme se mit alors à ausculter le bébé, comme le font les médecins. Mais alors…cette femme était un médecin ? Grégoire la regarda d’un air suspicieux. Enfin, c’était toujours plus agréable d’avoir à faire avec elle qu’avec un vieux médecin désagréable comme l’un de ceux qui semblaient se disputer à l’autre bout du dispensaire à propos d’une amputation, d’après ce que parvenait à comprendre le jeune homme malgré les pleurs incessants du petit être qui s’agitait sur le lit.

« Ne vous inquiétez pas, il en faut plus pour rendre sourd quelqu'un. Nous allons trouver ce qu'il a.
-Ecoutez, je vais vous laisser…
-Madame ? Madame Emilie ? Il n’y a vraiment rien à manger ? Un simple quelque chose à grignoter ? »

Cette fois, ce n’était pas la jeune femme qui l’avait coupé, mais un petit abbé qui venait de faire son apparition. Grégoire soupira (encore !), agacé que personne ne prête attention à ce qu’il voulait dire, si agacé qu’il ne se posa pas de question quant à la présence de l’abbé dans ce dispensaire et à son intérêt pour la nourriture alors qu’un bébé hurlait près de lui. Mais alors que le jeune homme allait reprendre sa phrase, la dame (Emilie, donc) se tourna vers lui avec une lueur dans les yeux, comme si elle avait trouvé la solution.

« Mais elle doit avoir faim ! Vous lui avez donné à manger ? »

Grégoire se retint pour ne pas lui hurler que non, il ne lui avait pas donné à manger, pour la bonne et simple raison qu’il n’était pas son père. Mais au lieu de cela, il se tourna vers le bébé et dit : « Ah, parce que ça mange, ces trucs là ? » Puis il reprit : « Ce n’est pas mon bébé, je l’ai trouvé…

-C’est lui qui dansait en levant la jambe en l’air et en criant « Hé ! », le coupa l’homme bizarre qui se tenait le ventre. Il se leva et sautilla en tentant de lever la jambe pour imiter Grégoire puis s’affaissa et vomit. Le gueux eut un regard de dégout. Puis il aperçut, sous le lit, une bouteille vide, bouteille qui ressemblait étrangement à celles du Cosaque. Cet homme leur avait volé une bouteille de vodka ! Et maintenant, il allait raconter à tout le monde que le gueux avait dansé le casatchok ! S’il s’obstinait à raconter cela dans tout Paris, Grégoire devrait envisager les grands moyens pour le faire taire… En attendant, pour ne pas perdre toute crédibilité (ce qui était un comble pour quelqu’un qui puait, qui était mal coiffé et qui avait des cernes ), il se tourna vers Emilie :

« Je ne comprends pas ce que raconte cet homme, je ne l’ai jamais vu et d’ailleurs, pourquoi serais-je allé danser de cette manière ? Si vous voulez mon avis, il a un peu trop bu. D’ailleurs, ne le trouvez-vous pas bizarre ? » Puis, revenant au sujet de sa venue : « Ce bébé n’est pas le mien. Lorsque je me suis levé, il était sur le pas de ma porte, je ne sais pas qui l’a mis là mais c’est une très mauvaise idée. Personne ayant un minimum de bon sens ne viendrait me confier un bébé. » Il avait dit cela d’une traite, de peur que quelqu’un ne le coupe de nouveau. Enfin il avait pu s’expliquer ! Ce n’était pourtant pas gagné, entre Emilie, l’abbé qui avait faim et l’homme bizarre qui lui avait volé la bouteille de vodka.

Satisfait d’avoir pu se faire entendre, Grégoire se tourna vers le lit où le bébé gesticulait toujours en hurlant : « Le mieux serait que je vous le laisse, vous trouverez bien quelqu’un qui en prendra soin. Je serai incapable de bien m’en occuper, regardez-moi ! Et comment voulez-vous que je le nourrisse, hein ? Vous l’avez sûrement remarqué, je ne suis pas une femme. » Cette argumentation en trois parties, quoique pas très développée, avait de quoi rendre fier le pamphlétaire. Ses trois arguments étaient bien exprimés et se suivaient avec logique : 1 : quelqu’un s’en occupera. 2 : je suis incapable de m’en charger, mon allure vous le prouve. 3 : je ne peux pas le nourrir. Nul doute qu’Emilie ne pourrait rien répliquer et ne pourrait qu’approuver notre gueux ! (du moins, c’était ce qu’il croyait, mais il apprendrait à ses dépens qu’Emilie n’avait pas le même sens de la logique que le commun des mortels.)

Alors qu’il imaginait une sortie théâtrale après cette déclamation, une femme apparut dans le dispensaire. Elle était paniquée, regardait partout à la recherche de quelqu’un ou quelque chose, prête à hurler ou casser quelque chose à la moindre contrariété. Le roi des gueux espéra que cette femme fut la mère de la petite fille qui criait toujours (mais il s’était étrangement habitué à ces hurlements et avait même l’impression de ne plus les entendre).
Elle se tourna vers l’étrange duo que formaient Emilie et Grégoire et leur demanda, en criant (ce qui était la preuve qu’elle était bien la mère du bébé, cette faculté d’hurler devait sûrement être de famille) où était son fils.

«Vous voulez dire votre fille, madame. Je comprends que dans la peur et l’énervement on puisse se tromper. Votre adorable petite fille est ici. Mais nous sommes heureux de vous voir, il semblerait qu’elle ait très faim et il nous était impossible de répondre à sa demande, comme vous pouvez le comprendre, j’imagine. »

Cette réplique, prononcée avec un respect beaucoup trop soutenu pour être sincère (depuis quand vouvoyait-il les gens de sa condition ? la vérité était qu’il avait peur de cette femme), eut l’effet inverse et le rouge monta aux joues de l’inconnue tant la colère l’envahissait. « Vous vous moquez de moi ?
-Non bien sûr que non…
-J’ai un fils ! Un fils qui est ici ! Et on m’a racontée qu’on voulait le tuer !
-Ahh, effectivement, mais ne vous inquiétez pas, j’ai cru comprendre qu’on allait l’amputer. »

Le gueux dut se rendre à l’évidence, elle n’était pas la mère de la petite fille. Alors la femme aperçut son fils accompagné des deux médecins et se rua vers eux. A cet instant, Grégoire fut heureux d’être à sa place et non à celle de ces médecins. Cette petite péripétie serait bientôt marrante à raconter, après l’énervement (et les bourdonnements dans les oreilles) passé. Il était sûr que Perrine rirait à l’idée d’un Grégoire s’occupant d’un bébé. Il devait d’ailleurs bientôt la voir et cette pensée l’emplit de joie : il verrait enfin quelqu’un de normal. Il se tourna vers Emilie :

« Merci de m’avoir accueilli, et bonne chance pour le bébé. »


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MessageSujet: Re: Le destin est là où on ne l'attend plus   Le destin est là où on ne l'attend plus Icon_minitime06.06.13 17:13

En quelques instants, le relatif calme du dispensaire géré par la dame de Vendières (favorisé par la quasi totale absence de patients) s'était transformé en un chaos digne des pires hôpitaux parisiens où l'on rentrait sans espoir d'en ressortir un jour – du moins, c'était ce qu’Émilie imaginait de l'ambiance qui régnait à l'Hôtel-Dieu où elle se refusait à mettre les pieds par peur de vérifier l'adage et d'y finir justement clouée dans un lit miteux avec la peste en prime, les mélanges de prophylactique n'étaient pas toujours efficaces pour lutter contre la corruption de l'air, d'autant plus que Dieu ne semblait pas pouvoir faire grand-chose pour les malades et qu'Il ne portait probablement pas Émilie dans son cœur. A y bien réfléchir, la situation était particulièrement peu crédible. Non seulement les deux médecins étaient en train de se disputer à propos d'une amputation (qui aurait certes eu le mérite d'éliminer la fracture), un espèce de sauvage venu de la très lointaine province de Bretagne se plaignait de son mal au ventre à tous ceux qui passaient à proximité mais surtout le bébé que ce gueux lui avait rapporté continuait à brailler sans discontinuer et pour la santé mentale de tous, il était utile de régler ce problème en priorité. Il n'y avait bien que le bon abbé Malingre pour parvenir à se faire entendre malgré tout, l'habitude des prêches sans doute combinée à la faim qui lui donnait des ailes. Et qui parvint donc à régler le problème bien qu'il n'eut jamais approché un enfant de toute son existence, il était même fort peu probable qu'il ait été enfant lui-même, faisant preuve d'une lucidité inhabituelle. Ou d'un coup de chance certainement.
- Ah, parce que ça mange, ces trucs là ? Répliqua de manière fort spirituelle le père de l'enfant – Émilie avait la faculté d'avoir l'oreille sélective, surtout quand un bébé hurlait en permanence à côté –, ce n'est pas mon bébé, je l'ai trouvé...
Émilie, ravie de son petit succès, allait commencer une péroraison sur le régime alimentaire des enfants qui devait absolument manger du chocolat dès leur plus jeune âge car il était encore bien connu, à défaut d'être prouvé scientifiquement mais cela n'allait pas tarder, que le chocolat était excellent pour la santé mais elle fut interrompue de manière bien pu galante par le Breton qui avait décidé de faire des bonds étranges dans le dispensaire en désignant le père de l'enfant – qui niait être le père. Finalement, elle avait peut-être négligé la gravité du cas de ce sauvage. Au moins, si c'était bien peu ragoûtant, son vomissement mit un terme à ses pitreries qu'il aurait mérité de faire à l'Hôtel-Dieu (même la peste aurait pu avoir peur de lui) et Émilie, après avoir confirmé qu'il n'y avait rien à grignoter, demanda à son cher petit abbé d'aller allonger le pauvre homme et de tout nettoyer.
- Moi, madame ? Demanda le bon Malingre, à la fois désespéré et outré qu'on osât lui demander cela.
- Il n'y a pas de petits travaux, répliqua Émilie d'un ton inspiré, digne de la sainte du XVIIe siècle qu'elle était, même les tâches les plus humbles servent l'intérêt suprême de la communauté et de la science.

Elle ne sut jamais si elle avait réussi à convaincre le petit abbé ou s'il s'était dit qu'il valait mieux fuir les discours mystiques de sa maîtresse mais toujours est-il qu'il se lança dans le ménage qu'elle lui avait confié, ce qui était le principal. Pendant ce temps, le gueux au bébé essayait de s'expliquer sur ses liens avec les plus étranges malades de Paris. Mais madame Colbert était revenue au sujet qui l'intéressait :
- Comment ça, « vous l'avez trouvé » ? Demanda-t-elle, ayant enfin compris que quelque chose clochait, aux dernières nouvelles, ça nous court pas les rues, les bébés. Ça ne court pas du tout, d'ailleurs – et hélas pour notre tranquillité, ça ne dure pas.
- Ce bébé n’est pas le mien. Lorsque je me suis levé, il était sur le pas de ma porte, je ne sais pas qui l’a mis là mais c’est une très mauvaise idée. Personne ayant un minimum de bon sens ne viendrait me confier un bébé.
Émilie n'eut pas le temps de répondre que le bon sens était une faculté qui se perdait, de leurs jours que déjà, comme ravi de pouvoir placer ce qu'il avait à dire, l'homme enchaînait, sans savoir qu'il était dangereux de couper le sifflet à quelqu'un comme son interlocutrice :
- Le mieux serait que je vous le laisse, vous trouverez bien quelqu’un qui en prendra soin. Je serai incapable de bien m’en occuper, regardez-moi ! Et comment voulez-vous que je le nourrisse, hein ? Vous l’avez sûrement remarqué, je ne suis pas une femme.
Finalement, la situation n'était pas peu crédible, elle devenait de plus en plus surréaliste. Ce gueux pensait sérieusement à laisser à Émilie un bébé braillard sur les bras ? Contrairement à ce qu'il semblait penser, tout le monde ne se bousculait pas pour adopter un nouvel enfant, surtout dans ces temps de guerre où la nourriture pouvait venir à manquer. Et puis très franchement, elle ne voyait pas le rapport avec le fait qu'il ne soit pas une femme. Ce n'était d'ailleurs pas la peine d'enfoncer des portes ouvertes, elle s'en était bien aperçue par elle-même de premier abord malgré la crasse qui le recouvrait intégralement. Pour la première fois depuis longtemps, Émilie resta bouche bée de surprise tandis que fier de lui, il lui souriant après avoir avancé son argumentation en trois parties qui n'aurait pas dénoté dans les exercices de rhétorique de son frère lorsqu'il passait sa licence de droit (avant d'abandonner pour aller comploter avec Colbert – et encore Émilie l'ignorait encore mais dans quelques années, il se lancerait dans les contes pour enfants). Sans doute pensait-il en avoir terminé là mais si tel était le cas, il se trompait lourdement et ne savait pas à qui il avait à faire. Il en fallait plus pour impressionner Émilie et elle avait bien l'intention de le lui montrer.

La solution a tous leurs problèmes apparut comme par miracle – il lui faudrait penser à remercier Hippocrate – en la personne d'une bonne dame qui arriva en rugissant dans le dispensaire en demandant où était son fils et pourquoi on l'avait enlevé pour lui faire subir on ne savait trop quelles expériences médicinales qui auraient sa peau. La dame de Vendières voulut nier en rappelant que les techniques développées là étaient tout ce qu'il y avait plus de plus moderne et qu'on était loin du temps moyenâgeux où on achevait les gens au lieu de les soigner et où on ne pouvait invoquer que l'entremise de saint Bernard pour arriver à un quelconque résultat (il suffisait de voir la manière dont les croisades avaient décimé les chevaliers pour voir qu'on tuait les gens avec beaucoup plus d'humanité au XVIIe siècle). Mais elle n'eut pas le temps de répondre car le jeune homme à ses côtés s'en chargea pour elle jusqu'à ce qu'on se rende compte que le fils en question était menacé d'amputation, ce qui n'était pas la façon la plus sûre pour vendre les mérites de la médecine moderne. La mère se rua donc vers les deux médecins qui continuaient toujours à batailler (Émilie espérait que ce fut le docteur Diafoirus qui y passât en premier) tandis que l'homme voulait en profiter pour fuir à toutes jambes.
- Merci de m'avoir accueilli et bonne chance pour le bébé.
Émilie de Vendières avait bientôt trente-trois ans mais tout au court de sa longue existence, elle n'avait pas souvent dû faire face à des situations d'exception. Mais cette fois-ci, c'était critique et elle se révéla dans la pleine mesure de son génie. Tout d'abord, elle se saisit du bébé à pleines mains pour le remettre d'autorité dans les bras du fuyard en s'exclamant :
- Mais non, mais non, ne partez pas aussi vite, nous n'en avons pas terminé. Gardez-la le temps que je m'occupe de l'amputation. Elle allait tourner les talons avant de se raviser pour ajouter : Oh et puis, soyez assez aimable pour tenter de le faire taire... Bercez-le, enfin ! Chantez-lui une comptine, que sais-je ?
- J'peux faire le rythme de la musique d'hier soir, si vous voulez, proposa le sauvage du fond de son lit, vous pourriez danser ?
- C'est ça, c'est ça, approuva Émilie, débrouillez-vous un peu, vous êtes grand. Je reviens.
Et sans demander son reste, elle fila vers la deuxième catastrophe de la journée à temps pour empêcher un meurtre – bien que l'on ne sut pas trop qui allait être assassiné en premier entre l'enfant, la mère ou les deux médecins.
- Une amputation ? Mais vous êtes fous ! Hurlait la femme avant de se tourner vers son fils, et toi cesse donc de pleurer, tu n'es pas fils de producteurs d'artichauts, un peu de tenue !
Émilie qui n'était pas très au fait de la hiérarchie entre les gueux se sentit, dans un grand élan de générosité, le devoir de rétablir l'ordre :
- Un peu de calme s'il vous plaît ! Nous n'allons pas amputer votre fils, madame mais nous allons lui réduire sa fracture ce qui risque d'être un peu douloureux. Le docteur Fagon va s'en charger.
Ce dernier eut un regard victorieux pour son collègue tandis que la mère remerciait la dame de Vendières avec effusion :
- Mais je suis désolée, s'inquiéta-t-elle, je ne suis qu'une honnête nourrice, je ne peux pas vous payer.
- Oh mais c'est...
« Gratuit ». Mais Émilie se ravisa en songeant qu'elle tenait là la solution à tous ses soucis du jour.
- Mais ça tombe bien ! Vous voyez le monsieur là-bas ? Il a une petite fille à sa charge et ne peut pas la nourrir. J'ose espérer que vous accepteriez de la prendre en charge. En échange, je m'occupe personnellement de votre fils.
- Vous ?
- Oui, moi et je ne suis pas un médecin ordinaire, madame, je vais de ville en ville, de province en province, de royaume en royaume, pour chercher d'illustres matières à ma capacité, pour trouver des malades dignes de m'occuper, capables d'exercer les grands et beaux secrets que j'ai trouvés dans la médecine. Je dédaigne de m'amuser à ce menus fatras de maladies ordinaires, à ces bagatelles de rhumatismes et de fluxions, à ces fièvrotes, à ces vapeurs et à ces migraines. Je veux des maladies d'importance, de bonnes fièvres continues, avec des transports au cerveau, de bonnes fièvres pourprées, de bonnes pestes, de bonnes hydropisies formées, de bonnes pleurésies avec des inflammations de poitrine : c'est là que je me plais, c'est là que je triomphe.

Considérant que la mine ébahie de la femme valait pour une approbation, Émilie la quitta quelques instants pour retrouver le jeune homme toujours aux prises avec le bébé mais qui parut soulager de la voir. Elle frappa dans ses mains de manière réjouie et sautillait presque sur place en lui expliquant la solution qu'elle avait trouvée :
- Et bien, mon cher monsieur, tout s'arrange, dit-elle en matière de conclusion, vous êtes tout désigné pour vous en occuper, c'était probablement un signe que de l'avoir retrouvé sur le pas de votre porte, vous n'avez qu'à vous servir du bac d'eau que nous avons pour avoir l'air plus présentable et désormais, vous pouvez la nourrir. Sans compter qu'elle va grandir et qu'elle passera à des choses plus consistantes que le lait. N'est-ce pas formidable ?
Et tac, trois parties et même un argument en bonus pour le fait flancher tout à fait. Elle lui adressa un sourire rayonnant.
- Si vous le souhaitez, vous pourrez toujours passer me voir pour que je puisse vous donner quelques conseils, je suis ici tous les troisièmes mardis du mois et les deuxièmes jeudi. Demandez Émilie de Vendières. Quel est votre nom ? Oh, je sens que vous allez être un père formidable, ce n'est pas tous les jours qu'une telle chance s'offre à soi !
Voyant qu'il avait encore un air dubitatif, elle perdit son sourire et tenta de l'apitoyer avec une mine un peu triste :
- Pauvre petit fille orpheline, abandonnée de tous, elle a besoin d'un repère dans l'existence, d'un roc qui ne la laisse pas tomber, elle compte sur vous, vous savez. Je vous en prie, dites-moi que vous ne voulez pas la voir finir aux enfants trouvés. Je suis certaine que vous n'ignorez pas à quel point les épidémies font des ravages là-bas. Et puis qui sait, la personne qui l'a déposée là pourrait vouloir la récupérer un jour. Ou nous pourrions la retrouver peut-être, je me flatte de mener quelques petites enquêtes à mon compte, je serais ravie de faire équipe avec vous.
Jugeant qu'elle avait assez joué la malheureuse, Émilie retrouva son air guilleret pour ajouter en se penchant sur le bébé qu'il tenait toujours dans ses bras :
- Il faudrait lui trouver un prénom à cette pauvre petite, n'est-ce pas ? N'est-elle pas adorable ! Que pensez-vous d'Ariane, de Circé ou d'Eurydice ?
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MessageSujet: Re: Le destin est là où on ne l'attend plus   Le destin est là où on ne l'attend plus Icon_minitime02.02.14 14:52

Content d'avoir enfin pu se faire entendre dans le brouhaha qui régnait dans le dispensaire, Grégoire avait abandonné le bébé dans les bras de celle qui dirigeait l'endroit et était prêt à partir. Mais ceci n'était pas du goût de la femme qui ne le laissa pas s'échapper. Elle lui rendit le bébé sans lui demander son avis, et d'ailleurs demander l'avis de ses interlocuteurs ne semblait pas être quelque chose qu'elle faisait souvent, et Grégoire se trouva de nouveau encombré de la petite fille qui gesticulait dans tous les sens en hurlant. Et dire que les femmes adoraient ces petites choses qui pouvaient briser des tympans...Le gueux se demandait bien comment on pouvait apprécier quelque chose qui vous empêchait de penser. Mais estimant que la réponse à cette grande question existentielle pouvait bien attendre, il s'apprêtait à rendre le bébé à la femme à foufrous, comme si le petit être humain était une sorte de balle qu'on se renvoyait l'un à l'autre, quand celle-ci lui avoua qu'elle avait autre chose à faire.

Mais non, mais non, ne partez pas aussi vite, nous n'en avons pas terminé. Gardez-la le temps que je m'occupe de l'amputation. Oh et puis, soyez assez aimable pour tenter de le faire taire... Bercez-le, enfin ! Chantez-lui une comptine, que sais-je ?
- J'peux faire le rythme de la musique d'hier soir, si vous voulez, vous pourriez danser ? Grégoire se tourna vers l'ivrogne, se demandant s'il pouvait le tuer tout en ayant un bébé dans les bras. Ce témoin oculaire devenait un peu trop gênant et il semblait vouloir faire disparaître toute la crédibilité de Grégoire. Mais avant qu'il ne réponde, la femme du dispensaire prit la parole :
- C'est ça, c'est ça, débrouillez-vous un peu, vous êtes grand. Je reviens.

Et elle disparut à l'autre bout du dispensaire, allant s'occuper de cette histoire d'amputation, histoire beaucoup moins urgente que celle du bébé estimait Grégoire qui se sentit abandonné de tous, là, dans ce dispensaire, entouré d'un ivrogne qui l'avait vu danser le casatchok la veille au soir et d'une petite fille qui ne semblait pas savoir faire autre chose qu'hurler. L'ivrogne malheureusement n'avait pas eu peur de regard noir que lui avait lancé le roi des gueux, et il se mit à fredonner l'air du casatchok et à taper dans ses mains. Grégoire le coupa net dans sa chanson : “Eh toi, l'ivrogne ! Oui, toi, il n'y a pas quinze ivrognes dans ce dispensaire ! Ne recommence jamais ça, et ne raconte à personne que j'ai dansé. Sinon quelqu'un te coupera ta langue un soir dans une ruelle.” Cette menace eut pour effet de faire taire le vieux gueux, ce qui était une bonne chose de faite. Il fallait maintenant se préoccuper du bébé hurleur mais ce problème était beaucoup plus difficile à résoudre que celui de l'ivrogne. Ses cris couvraient ceux de la mère qui, au fond du dispensaire, n'était pas loin de tuer un médecin, de sorte que Grégoire n'avait aucune idée de ce qui s'y passait. Il avait bien envie de poser le bébé sur un lit du dispensaire et de s'enfuir, mais étrangement, quelque chose qui ressemblait à une conscience lui disait de ne pas partir comme un voleur (ce qui était un comble !). Et il se disait que cette femme était bien capable de le retrouver, même à l'autre bout de Paris. Il devait par ailleurs avouer qu'il restait aussi pour savoir comment finirait cette histoire d'amputation (et de pouvoir raconter à tout le monde qu'un médecin était mort, tué par une mère dont le fils avait perdu une jambe, ou un bras, il ne savait plus très bien et là n'était pas le plus important de toute façon). Pendant que cette amputation avait lieu, ou n'avait pas lieu, Grégoire tentait de calmer la petite fille qui ne cessait de bouger. Son visage inondé de larmes était bien capable d'attendrir tout le monde, même les personnes les plus insensibles. Il regarda son nez et se dit que non, vraiment, on ne pouvait pas dire qu'ils avaient le même nez tous les deux. A vrai dire, elle aurait pu être sa fille, mais il préférait se dire que cela n'était pas possible, d'autant plus qu'il avait assez de problèmes dans sa vie pour ne pas en rajouter. Un enfant était bien la dernière chose qu'il fallait lui souhaiter. N'en pouvant plus de rester debout (c'est qu'il commençait à peser, ce bébé), il allait s'assoir sur un lit vide, le lit le plus éloigné de celui de l'ivrogne qui, vexé, s'était installé dans un silence boudeur, au plus grand plaisir de Grégoire. Mieux installé, il se mit à bercer maladroitement le bébé, tout en essayant de le calmer par des “chhhhut, chhhhhut” et en massant (tout aussi maladroitement) son petit ventre, comme il avait vu faire sa mère bien des années auparavant. Sa mère, nourrice, qui s'occupait plus des enfants des autres que des siens, avait un don pour calmer les enfants et si Grégoire n'avait pas vécu tout ce qu'il avait vécu, et si sa mère vivait à Paris, elle aurait été la première personne qu'il serait allé voir. Mais les choses étant ce qu'elles sont, il devait se débrouiller seul pour faire cesser les cris de ce bébé tout en espérant que, bientôt, il pourrait l'abandonner dans les bras d'une personne plus à même de s'en occuper. Pourtant, il aurait dû se méfier de la dame du dispensaire qui ne semblait pas décidée à prendre en charge ce nouveau petit patient. Le gueux avait sûrement trop confiance en la raison humaine qui, selon toute logique, aurait dû éloigner le bébé de ses bras, le jugeant incapable d'en prendre soin. Toujours est-il qu'à sa grande stupéfaction, le bébé cessa de hurler pour chouiner puis, au bout de quelques minutes, cessa totalement de se plaindre. Seules les larmes pouvaient prouver qu'il avait hurlé durant des heures. C'était désormais un petit ange que Grégoire tenait dans ses bras, petit ange qui esquissa même un sourire à son adresse. Le gueux ne put s'empêcher de s'adresser au vieillard : “Eh t'as vu, elle m'a souri”. Fier d'être parvenu à calmer le bébé, il ne remarqua pas le haussement d'épaules du vieillard qui, les bras croisés, faisait toujours la tête (lorsqu'il ne vomissait pas). Bien que toujours maladroit, le poète posa le bébé calmé sur ses genoux, libérant l'un de ses bras endoloris. La petite fille prit l'une de ses mains pour jouer avec, et Grégoire la laissa faire, se disant que pendant ce temps, elle ne risquait pas de le rendre sourd.

C'est ce moment-là que dame Emilie (comme l'appelait l'abbé qui, tout pâle après avoir nettoyé le vomi du vieillard, s'était enfui sans demander son reste) quitta le fond du dispensaire pour réapparaître, l'air toujours aussi guilleret, comme si le risque d'une amputation n'était pas quelque chose d'aussi grave que les choses semblaient le laissaient deviner. Elle ne lui permit pas d'engager la discussion et commença:
Et bien, mon cher monsieur, tout s'arrange, vous êtes tout désigné pour vous en occuper, c'était probablement un signe que de l'avoir retrouvé sur le pas de votre porte, vous n'avez qu'à vous servir du bac d'eau que nous avons pour avoir l'air plus présentable et désormais, vous pouvez la nourrir. Sans compter qu'elle va grandir et qu'elle passera à des choses plus consistantes que le lait. N'est-ce pas formidable ?
-Non, ce n'est pas ce que nous avions dit. Écoutez, je ne peux pas m'occuper de ce bébé, je ne sais pas quelle solution vous avez trouvée, mais même avec cette solution, je ne peux pas...Il fut coupé par la jeune femme qui reprenait :
-Si vous le souhaitez, vous pourrez toujours passer me voir pour que je puisse vous donner quelques conseils, je suis ici tous les troisièmes mardis du mois et les deuxièmes jeudi. Demandez Émilie de Vendières. Quel est votre nom ? Oh, je sens que vous allez être un père formidable, ce n'est pas tous les jours qu'une telle chance s'offre à soi !

Cela ne contentait nullement Grégoire de savoir qu'il pouvait venir demander des conseils à cette Emilie de Vendières. Elle semblait folle et n'avait aucune idée de ce qu'elle était en train de faire. Quant à lui parler de mardi et de jeudi...Croyez-t-elle vraiment que Grégoire tenait un agenda ? Il ne savait même pas quel jour ils étaient. Cette situation était irréaliste.
C'est très gentil mais si vous voulez vraiment m'aider, donnez ce bébé à quelqu'un d'autre...Une nouvelle fois elle ne le laissa pas finir sa phrase, toute lancée qu'elle était dans son argumentation, et c'est alors que son sourire disparut pour laisser place à une mine attristée.
-Pauvre petit fille orpheline, abandonnée de tous, elle a besoin d'un repère dans l'existence, d'un roc qui ne la laisse pas tomber, elle compte sur vous, vous savez. Je vous en prie, dites-moi que vous ne voulez pas la voir finir aux enfants trouvés. Je suis certaine que vous n'ignorez pas à quel point les épidémies font des ravages là-bas. Et puis qui sait, la personne qui l'a déposée là pourrait vouloir la récupérer un jour. Ou nous pourrions la retrouver peut-être, je me flatte de mener quelques petites enquêtes à mon compte, je serais ravie de faire équipe avec vous.

Grégoire se disait que cette femme pourrait faire du théâtre, tant elle pouvait passer d'un sentiment à l'autre sans difficulté. Elle avait néanmoins touché un point sensible chez Grégoire, qui savait que les enfants trouvés finissaient souvent mal et qu'ils étaient bien mal traités par les personnes qui géraient ces structures. Les enfants un peu plus âgés mendiaient toute la journée et retournaient au refuge le soir, apporter leur argent aux adultes. Alors qu'Emilie de Vendières parlait, il regardait la petite fille qui lui serrait le doigt de sa petite main, et il l'imagina quelques années plus tard, mendiant dans les rues de Paris, habillée de haillons qui ne cacheraient nullement la maigreur de ses bras et de ses jambes. Grégoire n'était pas un saint, loin de là. Il vivait en ne pensant qu'à soi, et lorsqu'il volait des bijoux, il n'imaginait pas que les personnes en seraient malheureuses. Il ne se souciait pas de faire du mal aux autres car dans cette jungle qu'était Paris, il fallait penser à sa survie avant de penser aux bonnes actions. Néanmoins, il n'oubliait pas qu'un jour, quelqu'un lui avait tendu la main. Cette personne, c'était le père de Guillaume, ce garçon de la noblesse dont la mère de Grégoire était la nourrice. Ils avaient grandi ensemble, et un jour, le père de Guillaume avait pris Grégoire sous son aile et lui avait permis d'assister aux cours donnés par les précepteurs de Guillaume. Si cette histoire avait mal fini, le gueux n'en oubliait pas moins que tendre à la main à quelqu'un pouvait changer sa vie. Et si, cette fois, c'était à son tour d'aider son prochain ? Il n'était pas certain d'être la personne qu'il fallait pour s'occuper du bébé mais il pouvait s'en charger le temps de retrouver sa mère, comme semblait le proposer Emilie de Vendières qui avait décidément beaucoup de cordes à son arc. Il fallait juste espérer qu'elle ait réellement des talents d'enquêtrice.  

D'accord, je garde ce bébé jusqu'à ce que nous retrouvions sa mère. Mais j'espère que cela ne durera pas trop longtemps.

Le masque de tristesse disparut du visage d'Emilie aussi vite qu'il était apparu, et elle retrouva sa bonne humeur habituelle. Elle se pencha sur le bébé qui souriait, comme s'il avait compris que Grégoire avait capitulé.

Il faudrait lui trouver un prénom à cette pauvre petite, n'est-ce pas ? N'est-elle pas adorable ! Que pensez-vous d'Ariane, de Circé ou d'Eurydice ?

Un froncement de sourcils sur le visage du gueux montra qu'il n'était pas d'accord avec les propositions d'Emilie. Mais comment pouvait-elle croire que les gueux portaient de tels prénoms ? Cette femme était décidément bien étrange. Sans s'en rendre compte, il prenait le choix du prénom très au sérieux. Après tout, c'est lui qui allait s'occuper du bébé, et non pas elle.

Non, ça ne va pas du tout. Ces prénoms mythologiques ne lui iraient pas du tout.” Il n'avait que de lointains souvenirs des histoires mythologiques d'Ariane, de Circé et d'Eurydice qu'il avait apprises des précepteurs de son frère de lait pour la bonne raison que la mythologie ne l'avait jamais vraiment intéressé. “Et que pensez-vous de Jeanne ?” Il connaissait des gueuses qui s'appelaient Jeanne, c'est pourquoi il avait proposé ce prénom. Mais à la tête que fit Emilie il devina que ce prénom ne lui plaisait pas du tout. S'il voulait qu'elle l'aide par la suite, il savait que le prénom de la petite fille devait lui convenir aussi, c'est pourquoi il entreprit de lui proposer une longue liste de prénoms qu'il avait entendus durant ses pérégrinations : Susanne, Isabeau, Marthe, Perrine, Marguerite, Rose (même si appeler la petite fille comme la prostituée ne le tentait pas vraiment), Françoise, Sillonne, Hugone, Rixende et Bolbonne, Bielle et Jauquine, Theotiste, Polonie ou encore Trophimette...et bien d'autres. Aucun de ces prénoms n'étaient du goût de la dame de Vendières, qui était décidément bien difficile. Le vieillard riait parfois en entendant certains prénoms, mais un regard de Grégoire suffisait à le faire taire.

Pendant que les deux nouveaux complices réfléchissaient à un prénom (affaire de la plus haute importance), la mère qui avait accepté d'aider Grégoire pleurait près de son enfant, pleurait de joie car l'amputation n'avait pas eu lieu, et l'enfant pleurait de douleur parce qu'il fallait tout de même s'occuper de la fracture. Grégoire se souvint alors de cette histoire que lui racontait sa soeur, qui mettait en scène un esprit farceur qui faisait tomber quiconque voulait monter dans l'arbre où il vivait. Sa soeur, elle lui manquait tant. Sa chère Laure, qui avait tant fait pour lui et qui désormais était il ne savait où, à faire il ne savait quoi. Laure. Laure ! Mais oui, c'était un beau prénom, Laure ! Il regarda le bébé qu'il tenait dans ses bras et se dit que oui, le prénom lui irait très bien.
Et que diriez-vous de Laure ?” A son grand soulagement, Emilie aima beaucoup ce prénom, et c'est ainsi qu'ils décidèrent d'appeler la petite fille qui avait fait se rencontrer Emilie et Grégoire alors qu'ils n'auraient jamais dû se connaître.

***

Il était maintenant temps pour Grégoire de quitter ce dispensaire où il avait cru pouvoir y abandonner celle qui désormais se prénommait Laure. Après avoir longuement discuté de la manière dont ils s'arrangeraient avec la nouvelle nourrice de Laure, il put dire au revoir à Emilie de Vendières non sans lui promettre de revenir (ils avaient en effet une enquête à mener !), sans savoir si cela fit plaisir ou non à cette fantasque personne. Un regard lourd de menaces lancé vers le vieillard lui rappela de ne pas parler de la veille sous peine de perdre sa langue, ce qui eut pour effet  de provoquer une nouvelle crise de vomissements. Alors que Grégoire passa la porte du dispensaire, le bébé dans les bras, et qu'il disparut dans la rue, l'abbé Malingre fit lui sa réapparition, toujours aussi pâle, et toujours aussi dégoûté de l'odeur du vomis du vieillard. Une crise avait été résolue, mais il en restait d'autres.

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