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 En se retrouvant, on a l'impression de conjurer le mauvais sort | Racine

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MessageSujet: En se retrouvant, on a l'impression de conjurer le mauvais sort | Racine   En se retrouvant, on a l'impression de conjurer le mauvais sort | Racine Icon_minitime29.10.12 1:03

En se retrouvant, on a l'impression de conjurer le mauvais sort | Racine 604584DaveAnnable11 && En se retrouvant, on a l'impression de conjurer le mauvais sort | Racine 16lcva0

« Ninoooon ? Avez-vous terminé les préparatifs pour la robe de mademoiselle of Dover ? » appela Isabeau depuis le haut des escaliers de la boutique qui menaient au grenier qui servait d’entrepôt. En cette froide matinée de février, elles n’étaient que deux à la boutique, elle et sa couturière Ninon, celle à qui elle faisait le plus confiance. Elle employait d’autres couturières qui n’étaient là que quelques jours par semaine, alors que Ninon était là chaque jour et avait, peu à peu, hérité du rôle de ‘couturière en chef ‘ dans la petite boutique située non loin du Palais Royal. A ce titre, elle avait la –presque- totale confiance de sa patronne et celle-ci n’hésitait pas à lui confier les clés de la boutique quand elle s’absentait. Comme aujourd’hui, par exemple.

« Tout est prêt madame, il ne manque que le velours ! »
« Ne bougez pas, je vous l’amène ! » répondit Isabeau avant de pousser la porte du débarras et de se lancer à la recherche du tissu demandé. Il s’agissait là d’une cliente régulière de la boutique qui avait un goût bien affirmé pour les beaux vêtements, il s’agissait donc de ne pas la décevoir pour ne pas la perdre. Quelques années plus tôt, elle avait eu tellement de mal à s’installer et s’affirmer comme commerçante, il était hors de question de faillir maintenant qu’elle avait réussi à s’établir. Elle découpa avec soin la quantité requise, et ressortit de la pièce avec le lourd tissu sur les bras, avant de fermer la porte derrière elle et de redescendre pour rejoindre son employée. Celle-ci achevait tout juste un ourlet et leva les yeux vers sa patronne alors que celle-ci déposait soigneusement sa charge dans une boîte qu’elle emmènerait avec elle à Versailles. Avec précaution, elle déposa le couvercle sur la boîte et la ferma grâce à un ruban pourpre.

« Voilà qui est fait… Les dentelles sont-elles terminées ? » demanda Isabeau en soufflant sur une mèche de ses cheveux bruns pour la repousser.
« A l’instant madame ! »
« Parfait. Mettez tout ça dans les boîtes restantes, je vais appeler le cocher. »

Quelques instants plus tard, Isabeau était confortablement installée dans un petit carrosse discret et sans prétention, sans aucune armoirie, simplement louée au maréchal-ferrant de la rue. Vêtue d’une robe simple, mais élégante, on ne pouvait la prendre pour une noble mais il aurait été difficile de la prendre pour une gueuse. Elle répondait plutôt au portrait d’une bourgeoise tout ce qu’il y avait de plus normale, consciente de sa position, à la fois plus élevée que le commun des mortels –dont elle venait, elle ne l’oubliait pas- mais toujours inférieur à ces privilégiés de naissance. Un monde auquel elle ne désirait de toute façon pas appartenir, contrairement à quelques jeunes filles de familles fortunées mais sans titre qu’elle avait pu rencontrer. Isabeau n’appartenait ni à un monde ni à un autre : elle se situait entre les deux et, la plupart du temps, faisait la navette de l’un à l’autre. La cour, le peuple, le peuple, la cour, ses boutiques comme étapes. Et Loïc comme guide, mais surtout compagnon dans ses pérégrinations. Elle se laissa aller contre le dossier et soupira en jeta un coup d’œil par la fenêtre, voyant Versailles se rapprocher au galop. Ca oui, elle en avait parcouru du chemin, la petite Zabo Veermersch depuis la ferme boueuse de Wormhout jusqu’à sa grande maison de Paris, en passant par la Nouvelle-France et un nouveau nom… Et encore, elle n’avait que vingt-quatre ans. Qui savait ce que l’avenir lui réservait encore comme rebondissements ? A force, elle avait appris à rester sur ses gardes, et à ne pas se complaire dans une situation qui pouvait se trouver chamboulée du jour au lendemain. Elle en avait assez fait les frais comme ça, et elle comptait bien ne plus se laisser faire !

Quelques instants plus tard, Isabeau franchissait les grilles de Versailles et, accompagné du page de Whitney of Dover venu l’aider à porter les différentes boîtes contenant la robe presque terminée de sa cliente. Elle fut conduite dans les appartements de sa cliente, qui la reçut alors qu’elle était encore en train de se faire coiffer. Depuis le temps qu’elle lui faisait ses robes pendant que la dame lui racontait par le menu ses aventures versaillaises, elle avait reçu le « privilège » de pouvoir la voir pas encore tout à fait apprêtée. Du moins était-ce ainsi que Whitney avait présenté les choses en riant la dernière fois. L’anglaise se tourna vers elle et lui dédia un gracieux sourire.

« Ma petite Zabo ! » la salua-t-elle joyeusement, utilisant son surnom depuis qu’Isabeau le lui avait révélé au détour d’une conversation. « Je suis ravie de vous voir, d’autant plus qu’aujourd’hui je reçois une visite… Spéciale. » lui confia-t-elle avec un sourire mutin accompagné d’un clin d’œil. Ce à quoi Isabeau répondit par un sourire plus professionnel qu’autre chose. Whitney se leva de sa coiffeuse et, rajustant sa robe de chambre, s’avança vers le milieu de la pièce pendant qu’Isabeau ouvrait les boîtes sur le lit et en sortait les pièces de tissu nécessaires à terminer l’ouvrage. Elle passa son kit à aguilles autour de son poignet et s’assura que ses cheveux étaient bien attachés pour ne pas la déranger pendant son travail. Pendant ce temps, Whitney se débarrassait de sa robe de chambre pour rester en simple déshabillé et essayer le modèle.

« Il devrait arriver d’ici deux heures, mais ne vous inquiétez pas, même si nous n’avons pas tout à fait fini ça n’a pas d’importance… Ce n’est pas comme s’il s’agissait d’un parfait étranger après tout ! » confia-t-elle sur un ton complice.
« A votre guise, mademoiselle. » répondit simplement l’habile couturière, sachant très bien que Whitney allait poursuivre sa confession.
« Je suis sûre que vous allez le trouver très sympathique ! C’est un poète, savez-vous ? Le plus grand dramaturge de la cour –mais ne lui parlez surtout pas de son rival Monsieur Molière, sinon il se fâchera. Un homme charmant, galant, et qui sait si bien parler d’amour… »
« Quel monsieur plein de qualités. » commenta-t-elle avec un sourire amusé.
« Oh n’allez pas croire qu’il est parfait. Il est incroyablement désorganisé, et ne me consacre pas autant de temps que je le voudrais, mais allons, c’est qu’il est très occupé, le dramaturge préféré de sa Majesté… Il a commencé tout en bas de l’échelle, vous savez. Le pauvre n’était qu’un écrivaillon de taverne avant son ascension ! »
« Il n’en est que plus admirable alors. » fit Isabeau en souriant au souvenir d’un certain écrivaillon de taverne qu’elle avait connu bien des années plus tôt, alors qu’elle n’était elle-même qu’une petite serveuse analphabète. Qu’était-il devenu, celui-là ? S’en était-il aussi bien sorti qu’elle ? Elle n’avait pas eu le temps de le prévenir de son départ pour la Nouvelle-France et s’en était toujours voulu, même si ce n’était fondamentalement pas de sa faute… Il avait été son seul ami pendant sa « jeunesse », avec Grégoire, et elle aurait aimé le retrouver en revenant à Paris… Mais le destin ne lui avait pas offert cette chance. Pas encore. Isabeau aida Whitney à enfiler son corset et ses jupes, sur lesquelles elle allait apporter les touches finales.

Whitney venait de rassurer Isabeau –non non elle n’avait pas froid, tout allait très bien – lorsque l’on toqua à la porte de la chambre. Avant qu’Isabeau ne puisse réagir, Whitney lança un « entrez ! » insouciant alors qu’elle se contemplait dans le miroir. La porte s’ouvrit, livrant le passage à un homme –probablement celui que Whitney attendait. Levant brièvement les yeux pour voir à quoi il ressemblait, Isabeau croisa son regard… Et se piqua avec son aiguille. Elle se mordit l’intérieur de la joue pour ne pas laisser échapper de « aïe » intempestif et retrouver contenance. Lorsqu’elle leva de nouveau les yeux sur lui, son visage ne trahissait rien de particulier… Sauf ses yeux. Qui brillaient de surprise au moins autant que d’émotion.

« Ah Jean, mon cher ami ! Vous tombez bien, vous allez pouvoir me donner votre avis sur cette nouvelle robe. Ma petite Zabo a vraiment des doigts de fées –et puis Zabo, ne trouvez-vous pas cela charmant comme surnom ? Vous devriez appeler un de vos personnages ainsi, songez-y à l’avenir… » babillait Whitney, permettant à Isabeau de jeter un nouveau coup d’œil à Racine –car c’était lui, elle l’avait reconnu au premier coup d’œil, elle en était sûre !- en se demandant s’il l’avait reconnu, elle aussi. Avait-elle beaucoup changé depuis leur dernière rencontre ? Il y avait si longtemps, elle ne pourrait pas le blâmer si ce n’était pas le cas… Peut-être même qu’il l’avait oubliée. Mais au fond, elle espérait de toutes ses forces qu’il la reconnaisse. Il avait beau avoir été le garçon le plus agaçant du monde, il avait surtout été le meilleur ami qu’elle ait eu pendant son temps à Paris !

« Vous êtes bien silencieux tous les deux ! J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? » interrogea Whitney d’un ton surpris. Isabeau ne put réprimer un sourire. Si elle savait ! Isabeau prit alors conscience du comique de la situation : encore une fois, elle se retrouvait face à une des amantes de Racine ! Décidément, certaines choses ne changeraient jamais !
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MessageSujet: Re: En se retrouvant, on a l'impression de conjurer le mauvais sort | Racine   En se retrouvant, on a l'impression de conjurer le mauvais sort | Racine Icon_minitime29.10.12 23:33

- Cher monsieur Racine ! Vos comédiens nous ont une fois de plus enchantés il y a quelques jours en donnant cette représentation d'Alexandre le Grand devant le roi ! Arrêtez-vous donc quelques minutes pour nous saluer, nous vous voyons si rarement à Versailles ces derniers temps.

Jean Racine, lancé dans la traversée rapide de la Galerie des Glaces, espérant ainsi éviter de rencontrer des personnes qu'il connaissait – de vue tout du moins car s'il mettait un point d'honneur à faire sa cour aux grands, les autres ne représentaient souvent pour lui qu'une foule de visage sans grand intérêt, stoppa des quatre fers en levant les yeux au ciel. Qui pouvait donc bien l'apostropher ainsi ? Il n'était pas dupe, on s'intéressait fort peu de prendre le temps de le féliciter pour son travail – c'était bien malheureux d'ailleurs -, on venait juste de le voir sortir du cabinet de Louvois et on espérait obtenir quelques rumeurs à se mettre sous la dent. Quelle foule de vautours enrubannés et maquillés à l'excès ! Bon, il fallait dire pour leur défense qu'il était rare de voir le secrétaire d'état à la guerre en compagnie du dramaturge favori de deux personnes qu'il exécrait... Madame et Colbert. Décidément, ces derniers temps, Racine avait du succès, on l'avait déjà vu parler en toute courtoisie avec Molière lors de la fête de fin d'année. Mais les courtisans avides de ragots en seraient pour leurs frais, le poète n'avait pas la moindre intention de révéler un mot de cette entrevue. Par pure vengeance envers ceux qui l'ennuyaient car en soit, il n'y avait rien de bien secret ou d'intéressant. Louvois s'était contenté de lui expliquer quelle place Racine occuperait dans le campement lors de la prochaine campagne militaire de Louis XIV qu'il allait devoir accompagner en tant qu'historiographe.

- Oh, vos compliments me ravissent, rien ne me fait plus plaisir que l'on me dise qu'une représentation était réussie, s'exclama Racine en se retournant avec un sourire crispé, mais pardonnez-moi, j'ai des préparatifs avant mon départ pour la Lorraine.

Non décidément, le visage de cet homme ne lui disait rien. Peut-être lui avait-il déjà été présenté mais la mémoire du jeune homme s'était empressé de l'oublier.

- J'avais oublié que vous alliez partir vous aussi... ! Il est vrai qu'on ne peut tout quitter comme cela sans donner des instructions, on profite bien souvent de notre absence pour...

Racine faisait mine d'écouter avec intérêt mais en réalité, il bouillonnait et se contentait de tapoter du pied, un peu excédé. A vrai dire, il avait menti. Ce n'étaient pas son hôtel ou ses paquetages – par ailleurs forts modestes, il avait appris à se contenter de peu même s'il appréciait ce que lui apportait la richesse – qui l'attendaient. Non, ses obligations étaient beaucoup plus agréables et Racine se prit à rêvasser à la façon dont la belle Whitney of Dover allait l'accueillir. Il aurait tant aimé la surprendre en arrivant en avance, une façon de se faire pardonner toutes les fois où il était en retard ou contraint de la négliger à cause de son travail à la ville comme à la cour. Certes, c'était se voiler la face que de formuler cela ainsi, Racine parvenait toujours à se libérer quand il le souhaitait mais laissons-le dans ses illusions. En attendant donc qu'on daigne le libérer, il jeta un coup d’œil aux alentours dans l'espoir de trouver un échappatoire. Malgré la faible luminosité de ce jour d'hiver, la galerie était resplendissante à son habitude et Racine fut frappé, comme cela lui arrivait de temps à autres de se trouver là, au centre de la cour, au centre du pouvoir et de la vie mondaine, partie intégrante de ce cérémonial compliqué, à quelques pas seulement du roi de France qui lisait ses vers et assistait à ses pièces, d'une comtesse qui était son amante et de ces nobles qu'il ne rencontrait auparavant que dans le salon de l'hôtel de Luynes lorsqu'il était chargé de les distraire comme un amuseur public auquel on ne prête aucune attention. Quel chemin il avait parcouru depuis le temps où il récitait ses poèmes à des femmes plus ou moins attentives ou enamourées qu'il rencontrait dans les tavernes. Il avait désormais la satisfaction d'être quelqu'un. Qui aurait pu s'en douter en voyant débarquer le petit orphelin sans le sou à Paris ? Ses dons de baratineur, son culot, son génie ou simplement la chance – surtout son génie espérait-il – l'avaient mené jusque-là.

Revenant à la réalité, Racine prit soudain conscience que le monologue de son interlocuteur s'était interrompu et qu'on le fixait dans l'attente d'une réponse à une question qu'il n'avait évidemment entendue. Bon, l'important était surtout de se débarrasser de ces hommes :

- Je suis d'accord avec vous... Mais j'oubliais, je suis malheureusement obligé de vous laisser, j'ai une entrevue avec Monsieur et je risque d'être plus en retard que lui si je reste plus longtemps en votre agréable compagnie. Le pauvre Monsieur, il a tant de choses à me confier... !

Et il s'enfuit sans autre forme de procès. De toute façon, avec ce qu'il venait de dire, il leur avait fourni un sujet de conversation tout trouvé et qui ne manquerait pas de piquer leur curiosité. Même si Monsieur préférait probablement devoir faire face à son épouse ou à la duchesse d'Alençon plutôt que de convoquer Racine chez lui. En tout cas, il était désormais entièrement libre de retrouver Whitney et ne comptait plus s'arrêter pour tout l'or du monde. Il se hâta donc pour être en avance et la surprendre, souriant par avance à l'idée de l'expression qu'elle aurait. Il adorait la voir à son lever, encore non apprêtée, toucher ses boucles noires abandonnées dans son cou... Entre eux, nul sentiment. Mais si la jeune femme n'était qu'un jeu, qu'un désir, le charme qu'elle exerçait sur lui était assez puissant pour que Racine continuât à la retrouver régulièrement et avec une joie certaine. Même s'il devait lui annoncer son départ ce qui ne serait probablement pas une partie de plaisir.

- Madame reçoit une couturière, annonça la domestique de la comtesse de Douvres en le voyant arriver, peut-être pouvez-vous...
- Madame ne m'en voudra pas de ne pas patienter, répliqua Racine désormais tout à fait joyeux et ajouta avec un sourire coquin qui fit rougir la jeune fille : après tout, j'ai déjà eu le privilège de la voir en déshabillé.

Il frappa à la porte et dès qu'il entendit le mot « entrez », ouvrit la porte avec entrain qui n'était pas feint pour pénétrer dans les appartements de sa maîtresse. Whitney était bien là, debout au centre de la pièce alors qu'une couturière dont Racine ne distinguait pas le visage s'affairait autour d'elle pour lui créer une robe qui la ferait encore plus resplendir. Le dramaturge s'arrêta un instant devant le spectacle qui se trouvait devant lui et admira la beauté de cette femme qui l'envoûtait toujours. Mais son regard finit par descendre vers l'employée qui relevait la tête au même instant. Et cette fois-ci, Racine fut cloué sur place à cause de la surprise. Il se retint de justesse de pousser une exclamation mais...

- Ah Jean, mon cher ami ! Vous tombez bien, vous allez pouvoir me donner votre avis sur cette nouvelle robe. Ma petite Zabo a vraiment des doigts de fées –et puis Zabo, ne trouvez-vous pas cela charmant comme surnom ? Vous devriez appeler un de vos personnages ainsi, songez-y à l’avenir...

Si Racine avait pu douter pendant quelques centièmes de secondes qu'il s'agissait bien d'elle, les paroles de Whitney lui confirma qu'il avait raison et que ce n'était pas seulement une vision qui avait surgi de son imagination débordante ou un fantôme. Non... Elle était bien là devant lui, occupée le plus naturellement du monde à coudre une robe pour la comtesse de Douvres comme si... Comme si plusieurs années ne s'étaient pas écoulées depuis la dernière fois qu'il l'avait vue ! Oh, elle avait bien changé depuis le temps, elle était loin la petite serveuse dans la taverne où les avait traîné ce bon vieux Le Vasseur parce qu'il en était amoureux. Mais Racine l'avait immédiatement reconnue. Comment pouvait-il en être autrement ? Elle avait été la personne à laquelle il avait le plus tenu pendant ses premières années parisiennes. Elle le conseillait pour ses écrits – avec le plus de prosaïsme dont elle était capable – et portait régulièrement ses courriers quand il avait un coup de cœur. Mais si les destinataires changeaient, ce n'était pas le cas de la messagère. Elle avait disparu du jour au lendemain sans un mot d'explication et le jeune Racine avait tout de suite imaginé le pire mais ses recherches avaient été infructueuses. Depuis le temps, il s'était résigné mais parfois, il se complaisait à remuer les souvenirs et songeait à elle et aux moments qu'ils avaient passés tous deux. Elle avait contribué à faire de ces années-là des années heureuses.

Bon d'accord, elle avait été aussi la plus incrédule des critiques de poésie, la plus moqueuse des postières et la plus agaçante des conseillères conjugales, trouvant toujours le moyen de se faire supplier ou de faire des remarques acerbes sur les élues du cœur de Racine. Mais le temps faisait oublier ce genre de choses pour ne garder que le meilleur, n'est-ce pas ? Malgré son sale caractère – qu'il adorait mais ne l'aurait jamais avoué, elle restait une vraie amie.

- Vous êtes bien silencieux tous les deux ! J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?

Racine reprit soudain conscience de l'endroit où il se trouvait et de la présence de Whitney. Il était resté silencieux, les yeux fixés sur Isabeau. Celle-ci ne montrait aucun signe de trouble mais elle lui jetait des regards furtifs qui indiquaient assez qu'elle l'observait à la dérobée. Il n'en revenait toujours pas de la retrouver là, dans ses circonstances et se sentit brûler de curiosité. Comment avait-elle fini par atterrir comme couturière chez Whitney ? Pourquoi était-elle partie sans lui dire au revoir ? Mais avant de pouvoir poser toutes ses questions, il fallait gérer la comtesse. Maintenant qu'il l'avait à l’œil, Racine avait la certitude qu'elle ne s'envolerait pas ! Le cœur plein d'allégresse, se sentant soudain léger, il s'avança de quelques pas pour baiser la main de sa maîtresse qui se pâma devant lui :

- Ma douce, vous m'éblouissez, j'ai dû prendre quelques instants pour me remettre. Me pardonnez-vous ? Je ne suis que votre serviteur, si vous me permettez d'assister à vos essayages, je vous donnerais mon avis mais je crains de manquer totalement d'objectivité et donc de ne pas beaucoup vous aider.

Un sourire éblouissant toujours collé aux lèvres, les yeux pétillants, il se retourna vers la demoiselle qu'il connaissait si bien pour la saluer avec la plus grande courtoisie :

- Mademoiselle, vous avez la dame de mon cœur entre vos mains, je vous fais confiance pour créer une robe à la hauteur de sa beauté. Mais quelque chose me dit que l'on n'a jamais eu à se plaindre de vos services, n'est-ce pas ? Vous êtes bien installée à Paris ?

Il sentit toutefois que Whitney s'impatientait à ses côtés. Elle voulait être le centre de l'attention et n'appréciait guère de voir son amant faire la conversation à sa couturière. Aussi, Racine reporta son intérêt sur elle et ajouta, tout en lui prenant la main et en la serrant doucement :

- Je suis de votre avis, madame, Zabo est un très beau surnom. C'est le diminutif d'Isabeau, je crois me souvenir. J'aurais aimé accéder à votre demande et mettre un tel personnage dans une de mes pièces mais j'ai connu une Isabeau dans ma jeunesse et elle est tellement unique que je n'oserais jamais en faire un simple personnage de théâtre.
- Qui était donc cette femme ? Demanda Whitney d'un ton faussement boudeur, l'une des ces écervelées tombées entre vos filets... ?
- Une écervelée complète... Rendez-vous compte, elle m'a quitté en me brisant le cœur !
- Mon pauvre ami, s'exclama la comtesse, il ne faut pas remuer de tels souvenirs ! Heureusement que je suis là pour vous consoler... !

Racine acquiesça non sans jeter un coup d’œil taquin vers Isabeau. Au même moment, la porte s'ouvrit sur la petite domestique rougissante qui apportait un courrier urgent. Whitney soupira et présenta ses excuses pour s'éloigner quelques instants. Isabeau en profita pour s'éloigner et replonger dans ses boîtes mais selon une habitude bien acquise quelques années auparavant, Racine la suivit et la rattrapa alors qu'elle se penchait vers des rubans.

- Zabo, je...

Mais il ne sut quoi dire et ne poursuivit pas au-delà, l'émotion lui serrait la gorge. Pour une fois, Isabeau avait réussi à couper le sifflet à Jean, c'était un événement ! Il fallait dire qu'elle avait fait des efforts pour soigner son entrée dans la vie de Racine !
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MessageSujet: Re: En se retrouvant, on a l'impression de conjurer le mauvais sort | Racine   En se retrouvant, on a l'impression de conjurer le mauvais sort | Racine Icon_minitime26.11.12 1:13

Pour la première depuis bien longtemps, pour la première fois de sa vie peut-être même, Isabeau maudissait ses mains, qui habituellement lui obéissaient si bien et aujourd’hui avaient décidé de n’en faire qu’à leur tête. Ces maudites mains qui se mettaient à trembler, si bien qu’elle était obligée de serrer les poings pour qu’elles se tiennent enfin tranquilles et ne viennent pas trahir l’émotion qui submergeait littéralement Isabeau à cet instant précis. Si elle avait été seule, elle se serait certainement relevée, serait allée à la fenêtre pour l’ouvrir en grand et laisser l’air froid lui remettre les idées en place. Elle aurait baissé les yeux sur ses mains trop nerveuses et les aurait pressées sur son visage, comme pour en même temps contenir les larmes qui lui montaient aux yeux et l’espèce de tic nerveux qu’elle sentait parcourir les muscles de son visage. Elle aurait fait tout cela, puis se serait redressée, aurait inspiré un grand coup, et aurait refermé la fenêtre d’un coup sec avant de repartir à l’assaut. Mais elle ne pouvait pas, pour la simple raison qu’elle n’était pas seule. Alors elle ravala tout ce qu’il y avait à l’intérieur, les souvenirs enfouis, les fous rires et les engueulades, les longues soirées à la taverne, les courses-poursuites, cet élan désespéré qu’elle avait eu lorsque les soldats l’avaient emmenée pour la Nouvelle-France alors qu’elle voulait juste le prévenir, parce qu’elle ne supportait pas l’idée qu’il croit qu’elle l’ait laissé tomber. Toutes ces images, ces sons, ces odeurs et ces ressentis qui défilèrent en accéléré dans le cœur de la jeune fille faillirent le faire chavirer. Heureusement qu’elle l’avait solide, ce petit cœur, sans quoi elle aurait eu l’air maline à craquer devant son ancien meilleur ami –mais pouvait-elle encore l’appeler ainsi, la considérait-il encore comme telle ?- et encore plus devant l’amante de ce dernier. Alors elle se mordit la lèvre et fixant ses mains, au lieu de jeter des regards à la dérobée vers cet ami si cher qui était si brusquement sorti de nulle part pour réapparaître dans sa vie comme il y était déjà entré : avec fracas !

- Ma douce, vous m'éblouissez, j'ai dû prendre quelques instants pour me remettre. Me pardonnez-vous ? Je ne suis que votre serviteur, si vous me permettez d'assister à vos essayages, je vous donnerais mon avis mais je crains de manquer totalement d'objectivité et donc de ne pas beaucoup vous aider.

Isabeau ne put retenir un sourire qu’elle s’empressa de réprimer, de même que le rire qu’elle avait senti naître dans sa gorge. Décidément il était toujours aussi doué pour parler aux femmes, celui-là. Au moins cette diversion eut le mérite de lui permettre de reprendre contenance, et d’ordonner à ses mains d’arrêter de trembler et ses yeux d’arrêter de briller et ce sourire idiot de disparaître de son visage, ça ne faisait pas très professionnel.

- Mademoiselle, vous avez la dame de mon cœur entre vos mains, je vous fais confiance pour créer une robe à la hauteur de sa beauté. Mais quelque chose me dit que l'on n'a jamais eu à se plaindre de vos services, n'est-ce pas ? Vous êtes bien installée à Paris ? lui demanda-t-elle, lui adressant la parole pour la première fois depuis les six années qui les avaient vus séparés. Elle s’éclaircit discrètement la gorge pour être en mesure de répondre d’une voix assurée qui ne tremblerait pas sous le coup de l’excitation.
« Monsieur peut me faire confiance, je n’aime rien tant que savoir que mes clients les plus fidèles sont pleinement satisfaits. Il est vrai que je suis à Paris, mais la plupart de mes clientes sont à Versailles, comme madame la comtesse. » répondit-elle, très fière d’avoir aligné tous ces mots sans en écorcher un seul.

Elle reporta donc son attention sur ce maudit ourlet qui avait décidé de lui résister mais qu’elle était bien déterminée à vaincre coûte que coûte, gardant une oreille discrètement attentive à la conversation qui se déroulait au-dessus d’elle, toujours incrédule quant au fait que la voix de Racine sonne de manière si… Réelle. Surtout après toutes ces années passées à se la remémorer, elle avait fini par acquérir cette inconsistance propre aux rêves, comme un écho déformé, alors que dans cette chambre après six ans, elle devenait presque physique et palpable tant elle était vraie, entière, et bien ancrée dans ce monde-ci. Ne pouvant encore relever les yeux sur lui pour s’assurer qu’il était bien là, vraiment là, elle se raccrocha à cette voix si familière et chargée de souvenirs comme le naufragé à son radeau.

- Je suis de votre avis, madame, Zabo est un très beau surnom. Reprit-il. C'est le diminutif d'Isabeau, je crois me souvenir. J'aurais aimé accéder à votre demande et mettre un tel personnage dans une de mes pièces mais j'ai connu une Isabeau dans ma jeunesse et elle est tellement unique que je n'oserais jamais en faire un simple personnage de théâtre.

Mais avait-il donc décidé de tester ses limites et de la faire pleurer, ce traître ? Levant les yeux au plafond pour éviter que ses yeux ne brillent trop, elle se mordit la lèvre inférieure pour réprimer un sourire. Le ton joyeux de sa voix, ces espèces de déclarations camouflées, étaient tout autant de messages de paix et de pardon –ou du moins était-ce ainsi qu’elle mourait d’envie de les interpréter- alors qu’elle l’avait –involontairement certes- abandonné.

- Qui était donc cette femme ? L’une de ces écervelées tombées entre vos filets... ? (Isabeau faillit pouffer de rire mais se retint à temps une fois de plus.
- Une écervelée complète... Rendez-vous compte, elle m'a quitté en me brisant le cœur !
- Mon pauvre ami, s'exclama la comtesse, il ne faut pas remuer de tels souvenirs ! Heureusement que je suis là pour vous consoler... !

Isabeau releva les yeux, un peu trop brusquement peut-être, vers Racine… Pour constater qu’il la regarder d’un air de quelqu’un qui s’amuse beaucoup. N’y aurait-il pas eu Whitney, elle l’aurait giflé pour se moquer ainsi d’elle alors qu’elle était en position de faiblesse, ce vil. Au lieu de ça, elle lui jeta un regard noir dans lequel on pouvait presque lire "... sérieusement ?". Enfin, elle l’avait bien mérité, supposait-elle… Après tout, ne l’avait-elle pas de nombreuses fois provoqué, ou ne s’était-elle pas inlassablement moqué de lui, même gentiment ? Mais il ne l’emporterait pas au paradis, foi de Zabo !
Isabeau releva la tête lorsqu’entra la domestique de Whitney et que celle-ci s’excusa auprès d’eux pour s’absenter quelques minutes. Subitement prise au dépourvue à l’idée qu’elle se retrouverait seule avec Racine dans une seconde, elle se releva d’un bond et alla jusqu’à ses boîtes pour se donner une contenance, faisait outrageusement semblant d’être très concentrée ou très occupée, alors que son cœur battait à cent à l’heure pendant qu’elle imaginait ce qu’elle allait dire ; des reproches ? Ou au contraire qu’il était content de la voir ? Mais elle n’eut pas le temps d’y réfléchir plus avant ; soudain elle sentit se refermer sur son bras une poigne amie qu’elle avait ressentie tant de fois alors qu’il essayait d’attirer son attention sur ses ennuis amoureux pendant qu’elle travaillait ! Il la força à se retourner, alors qu’elle n’avait même pas eu le temps de se réfugier une fois de plus derrière son masque de sévérité…

- Zabo, je...

L’espace d’un instant elle crut qu’un cataclysme allait arriver, en proie à ce moment où l’émotion est telle que tout est exacerbé, jusqu’à un simple regard accompagné de deux mots. Si un spectateur extérieur était entré, qu’est-ce qu’il aurait pu rire ! Rire de ces deux idiots qui, après avoir passé six ans à rêver de ce qu’ils pourraient se dire si l’autre était à leurs côtés, ne trouvaient maintenant plus la force de prononcer le moindre mot, si bien que tout restait suspendu dans l’air comme une bulle de savon sur le point d’éclater. Et ? C’était tout ? Isabeau, qui était sur le point de ne plus pouvoir tout à fait tenir debout à cause de l’émotion qui l’étreignait toute entière, sentit l’étonnement la gagner. Alors ? Racine ne trouvait rien à dire ? Ca c’était une première ! Le grand Racine qui ne trouvait plus ses mots, cette pipelette qui lui avait donné tant de migraines par le passé !

« Eh bien Jean ? Ne m’accuse pas de t’avoir arraché la langue en même temps que je t’ai brisé le cœur, je n’y croirais pas une seule seconde, et tu aimes tant parler que tu serais capable de t’en faire pousser une deuxième ! » finit-elle par lancer d’un ton qu’elle voulait léger… Mais dont le léger tremblement trahit bien évidemment son émotion. Elle n’osait y croire. Jean, SON Jean devant elle, comme six ans plus tôt, comme hier, comme dans les souvenirs qu’elle ressassait sur le bateau pour ne pas craquer, ou en Nouvelle-France pour ne pas oublier. Mais à cet instant-là, Racine était présent, Racine était vivant, et Racine se tenait là, devant elle. Bien réel. Comme avant.

Et sans réfléchir une seconde de plus elle se jeta à son cou. Elle ne pensait plus une seconde à Whitney qui pouvait revenir d’une seconde à l’autre et n’aurait sûrement pas apprécié de trouver sa couturière pendue au cou de son amant, ni au cou de Racine qu’elle devait probablement étouffer d’ailleurs, elle ne pensait qu’à une chose : à cet ami qu’elle avait retrouvé et qui avait laissé un si grand creux dans sa vie le jour où on le lui avait arraché.

« Mon Dieu je n’y crois pas, c’est vraiment toi ! Oh si tu savais ce que tu m’as manqué ! Mais qu’est-ce que tu fais ici, à Versailles ? Ca y est, tu es devenu le plus grand écrivain du royaume ? Mon Dieu ce que tu as changé et… Non, tu n’as pas changé, tu es comme avant, mais enfin si, un peu quand même… En tout cas tu ne sais toujours pas faire un pli correctement. » babilla-t-elle, un sourire radieux aux lèvres, en riant à moitié, les yeux brillant d’un bonheur mal contenu qu’elle avait envie de partager avec la terre entière. En se détachant de lui elle avait, mécaniquement, remis en place le col de son pourpoint comme elle avait l’habitude de le faire des années plus tôt. Elle avait tellement de choses à lui demander, tellement de choses à lui dire, qu’elle avait juste envie de lui prendre la main et de l’emmener dehors en courant pour échapper à Whitney et rattraper le temps perdu. Mais assez de sentimentalisme pour le moment : sa cliente était dans la pièce d’à côté et pouvait revenir d’un instant à l’autre. Ce n’était pas le moment pour les effusions ! Et aussitôt, la femme d’affaires revint sur le devant de la scène, chassez le naturel, il revient au galop, n’est-ce pas ? Elle se détourna vite de son ami, pour jeter un œil alarmé vers la porte et se tourna de nouveau vers lui en mettant un doigt sur sa bouche pour lui intimer le silence.

« Plus un mot. Nous parlerons plus tard, je ne voudrais pas être la cause d’une dispute entre toi et ta douce, et je t’en voudrais de me faire perdre une cliente ! » chuchota-t-elle d’un air malicieux. Puis elle se retourna et en un courant d’air se retrova de nouveau agenouillée aux pieds de la chaise pour reprendre quelques tissus, juste quand Whitney ouvrait la porte.
« Me revoilà, ah ces courriers urgents, on ne peut jamais y échapper… Tout va bien ici ? J’ai cru entendre des voix… »
« Ce n’est rien comtesse, simplement monsieur qui me demandait quelle pouvait être la mode chez les hommes pour cet hiver. » répondit aussitôt Isabeau avec un sourire professionnelle et une assurance que Racine aurait pu trouver chez ses comédiens. La journée s’annonçait décidément merveilleusement bien !
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MessageSujet: Re: En se retrouvant, on a l'impression de conjurer le mauvais sort | Racine   En se retrouvant, on a l'impression de conjurer le mauvais sort | Racine Icon_minitime02.12.12 19:14

C'était bien elle. Comment simplement en douter malgré les années qui avaient passé, malgré le temps qui avait fait apparaître des cheveux blancs sur leur tête et des pattes d'oie aux coins de leurs yeux à force de trop sourire ? Mais si ce temps inexorable avait emporté les anciennes amours de Racine et ses chagrins dans un vaste tourbillon ainsi que les visages de celles qu'il avait adorées ce qui lui paraissait n'être qu'un court instant dans le long chemin de l'existence, les souvenirs que le dramaturge avait d'Isabeau n'avaient pas pu s'estomper ni même perdre de leur couleur ou de leur saveur. Il avait de temps en temps repensé à elle en se demandant ce qu'elle était devenue, espérant de tout cœur que sa vie s'était améliorée et que sa disparition ne recelait aucune tragédie mais le visage de la jeune femme, sa silhouette maigre ou sa manière de froncer les sourcils pour avoir l'air en colère alors que ses yeux ne savaient pas mentir étaient restés gravés dans sa mémoire avec autant de netteté que s'il l'avait vue la veille. Comment aurait-il pu ne pas la reconnaître ? Certes, elle avait un peu changé, pris un peu de poids, ce qui la rendait encore plus jolie mais c'était bien elle qui était bien réapparue dans sa vie, de manière à la fois si peu crédible mais si naturelle que pendant tout le temps où il avait parlé galamment à Whitney pour que celle-ci ne se doute point du trouble qui s'était emparé de lui, Racine avait gardé un œil sur la jeune couturière comme si elle allait de nouveau lui échapper. Il avait encore peine à croire qu'il l'avait retrouvée fortuitement et quelque part, il était content que Whitney soit présente car les paroles que celle-ci prononçait, d'un ton tout à fait habituel, inconsciente du séisme qui se produisait sous ses yeux, obligeaient le jeune homme à reprendre contenance. Comment aurait-il pu réagir s'il s'était retrouvé seul avec elle ? Mais là, il avait réussi à conserver une attitude posée et une voix calme même si perçait derrière son enthousiasme, pour une oreille avertie, la joie profonde qu'il ressentait en cet instant. Viendrait sans doute le temps des explications, il souhaitait savoir pourquoi elle avait disparu sans le prévenir mais à ce moment précis, Racine savourait uniquement l'idée d'avoir retrouvé celle qui avait été sa meilleure amie. L’allégresse qui faisait battre son cœur ne voulait pas laisser de place à tout autre sentiment. Et dans quelles conditions l'avait-il retrouvée ! Après avoir répliqué à la comtesse de Douvres quelques compliments bien choisis, il n'avait pu s'empêcher de s'adresser à elle directement. Voir la tête fine se lever vers lui, ses yeux bienveillants se poser sur lui et ce sourire... Ce sourire qu'il avait tant de fois vu sur cette bouche qui ironisait à son égard et lui lançait des critiques sur ses poèmes ou sur les femmes à qui il les envoyait... Tout cela lui réchauffa le cœur et il eut la certitude que non seulement elle l'avait reconnu mais qu'en plus, son bonheur était partagé.

- Monsieur peut me faire confiance, je n’aime rien tant que savoir que mes clients les plus fidèles sont pleinement satisfaits. Il est vrai que je suis à Paris, mais la plupart de mes clientes sont à Versailles, comme madame la comtesse.
Elle était bien installée à Paris... Jean marqua un temps d'arrêt avant de reprendre sa conversation avec Whitney. Ce n'était pas tant l'envie de répliquer qu'il savait qu'il pouvait lui faire confiance pour prendre soin des personnes qui lui étaient chères – ne le faisait-elle pas des années plus tôt ? - que l'assurance avec laquelle la jeune femme avait parlé de « ses » clients. Oubliée la jeune fille obligée de travailler dur dans les tavernes tard le soir à servir des pintes à des soûlards infréquentables... Elle était là penchée sur un ourlet avec la plus grande concentration, du moins le laissait-elle paraître, à faire la conversation avec une dame de Versailles... Par quels chemins était-elle arrivée jusque-là ? Que s'était-il passé durant toutes ces années pour qu'elle puisse être accueillie à bras ouverts au château royal et évoquer avec tant de fermeté son nouveau métier de couturière ? L'ironie de la situation n'échappa pas à Racine qui laissa apparaître un sourire moqueur sur ses lèvres : deux amis qui s'étaient rencontrés dans une taverne se retrouvaient à présent à l'endroit le plus convoité du royaume – Versailles, pas la chambre de Whitney elle-même – et même pas à servir ces nobles au sang bleu en baissant la tête mais s'offrant à leurs regards comme des égaux, comme des personnes qui pouvaient leur apporter ce qu'ils n'avaient pas.

Profitant de l'éloignement momentané de la comtesse, Racine avait sauté sur l'occasion pour s'approcher d'Isabeau et lui avait attrapé le bras pour la retenir... Un fort sentiment de déjà vu lui sauta au visage mais cette fois-ci, à l'inverse des longs monologues qu'il pouvait tenir des années auparavant, il ne put rien dire. Non mais quel imbécile, vraiment ! Debout devant elle, se tortillant presque sous son regard pétillant, il n'arrivait pas à faire sortir un seul mot de sa bouche. Lui, le grand dramaturge du roi, le poète qui avait toujours un vers dans l'esprit, un alexandrin prêt à s'échapper... L'apparition miraculeuse d'Isabeau l'avait rendu muet ! Ah, elle pouvait être fière d'avoir réussi son effet, la vile ! Mais la vile en question paraissait presque aussi désemparée que lui et le masque de la sévérité qu'elle avait conservé jusque-là s'était fissuré et l'émotion l'étreignait. Et quelque part, c'était cela qui avait rendue la voix de Racine inutilisable. La voir dans un tel état lui fit brusquement prendre conscience qu'une boule grossissait dans sa gorge et qu'il s'était presque mis à trembler. Que dire ? Quels mots étaient assez forts, assez signifiants pour traduire la vague de sentiments qui s'était amusée à le secouer ça et là sans pitié ? Pour une fois, le maître des mots, l'homme capable d'écrire des tragédies où le destin frappait les marionnettes qu'étaient les personnages, le futur académicien ressentit pleinement la vacuité de la parole. Rien de ce qu'il aurait pu dire n'aurait pu sonner juste. Et pourtant, il avait tant de choses à lui transmettre et ils manquaient de temps, Whitney pouvait revenir d'une minute à l'autre ! Heureusement pour lui, la jeune femme le relaya :
- Eh bien Jean ? Ne m’accuse pas de t’avoir arraché la langue en même temps que je t’ai brisé le cœur, je n’y croirais pas une seule seconde, et tu aimes tant parler que tu serais capable de t’en faire pousser une deuxième !
- Aie donc un peu pitié de mon cœur justement, souffla Racine en essayant d'avoir l'air boudeur sans y parvenir complètement, il fait de tels bonds depuis tout à l'heure qu'il m'a privé de ma capacité à te noyer sous mes tirades !
Et sans qu'il ne le voit venir, elle fondit soudain sur lui et ouvrant ses bras, elle le serra contre lui tout en laissant échapper des rires. Racine, surpris de la sentir si réelle contre lui, ne lui rendit pas immédiatement son étreinte mais l'émotion finit par le submerger et il répliqua de la même façon, glissant ses bras dans le dos dans la jeune femme et fourrant son menton sur son épaule. C'était si bon de savoir que c'était Isabeau, la seule et l'unique, qu'il avait dans les bras ! Finalement, il n'avait pas d'autre manière d'exprimer sa profonde affection pour elle que de se laisser aller à ce câlin impromptu. Et quand elle se détacha de lui, il sentit sa vue se brouiller et ses yeux se remplir de larmes de gratitude et de joie. Oh non, il n'allait pas pleurer tout de même ! Il baissa le regard sur les mains fines et blanches de la jeune femme qui replaçait le col de son pourpoint pour se donner une contenance et éviter de craquer devant elle et se mordit la lèvre inférieur. Elle, à son grand soulagement, continuait de babiller avec entrain :
- Mon Dieu je n’y crois pas, c’est vraiment toi ! Oh si tu savais ce que tu m’as manqué ! Mais qu’est-ce que tu fais ici, à Versailles ? Ca y est, tu es devenu le plus grand écrivain du royaume ? Mon Dieu ce que tu as changé et… Non, tu n’as pas changé, tu es comme avant, mais enfin si, un peu quand même… En tout cas tu ne sais toujours pas faire un pli correctement.
- Je peux te retourner la question, petite idiote, répliqua Racine dans un bref rire, ne t'avais-je pas dit qu'un jour, mes poèmes seraient écoutés ailleurs que dans des tavernes malfamées et par d'autres amateurs que par des serveuses qui frappent leurs clients et les menacent de leur briser les cruches de vin sur la tête ?... Mais je sais bien que même si c'est le roi ou une comtesse qui les apprécient, cela n'aurait jamais la même saveur que lorsque c'était comme par une petite folle comme toi...
Il lui lança une bourrade amicale pour essayer de se débarrasser du tremblement de sa voix et de la boule qui menaçait toujours.
- Si je t'ai manqué ? Pas autant que tu m'as manquée, te rends-tu compte du nombre d'années que j'ai passé à porter le col de mon pourpoint de travers par ta faute ? Mais que s'est-il passé ? Pourquoi est-tu...
Entendant peut-être un bruit, Isabeau l'interrompit avec vivacité et posa un doigt sur sa bouche pour le faire taire ce qu'il fit avec une certaine frustration. Si cela ne tenait qu'à lui, il l'aurait prise par la main et ils auraient quitté cet endroit sans attendre, juste pour l'emmener à Paris dans les endroits de leur jeunesse. Mais il n'était pas encore temps et la jeune femme s'était déjà éloignée sans que Racine n'eut le temps de faire le moindre geste pour reprendre sa place alors que Whitney pénétrait dans la pièce avec un air contrarié. Racine s'était un peu détourné dans l'espoir que son visage ne laisse plus apparaître le trouble qu'il éprouvait mais pouvait-elle être assez aveugle pour ne rien voir des sourires qu'ils arboraient tous deux ? Il avait tant de peine à cacher son bonheur, c'était bien le genre de chose qui se partageait !

- Me revoilà, ah ces courriers urgents, on ne peut jamais y échapper… Tout va bien ici ? J’ai cru entendre des voix…, demanda la comtesse en fermant la porte derrière elle et en retournant à l'endroit qu'elle avait quitté quelques temps auparavant.
- Ce n’est rien comtesse, simplement monsieur qui me demandait quelle pouvait être la mode chez les hommes pour cet hiver, répliqua Isabeau avec un grand naturel.
Un tel naturel que Racine crut un instant que le mensonge allait passer et tout demeura un instant suspendu aux lèvres de Whitney... Qui éclata de rire non sans jeter un regard mauvais à Isabeau – ce dont Racine ne s'aperçut pas.
- Vraiment ? Mon cher Jean s'intéresse à la mode, désormais ?! Mais qu'est-ce qui l'a donc fait changer d'avis, lui qui est toujours débraillé et qui n'a jamais entendu parler du mot « style » ?
Jean n'avait pas la moindre idée de ce qui pouvait pousser Whitney à se montrer aussi cruelle à son égard soudainement – c'était un homme après tout – mais il devait bien avouer que ce n'était pas très crédible de sa part qu'il puisse s'intéresser à la mode. Il laissait cela à Monsieur avec grand plaisir. Sa seule préoccupation était de paraître soigné devant le roi et c'était déjà beaucoup de travail.
- Quelle haute opinion avez-vous de moi, ma chère, protesta-t-il vigoureusement, en se forçant à ne pas jeter un regard mi-noir mi-amusé à Isabeau, n'ai-je donc pas le droit de me poser des questions et de vouloir changer pour vous plaire ? Je sais bien que vous allez finir par avoir honte de moi...
- Oh non, mon pauvre ami, ce n'est pas ce que je voulais dire, répliqua Whitney en descendant de son piédestal et en tendant un bras nu vers lui, je sais bien que vous êtes tel que vous êtes et que c'est cela que j'apprécie chez vous.
Racine lui prit la main et la baisa avec un certaine raideur avant que Whitney n'entoure le cou de son amant de son bras et dépose ses lèvres douces sur les siennes, voulant sans doute se faire pardonner de son aigreur. Le dramaturge, gêné de la situation, lui répondit sans ferveur puis la vit se détacher avec un certain soulagement. Après tout, Isabeau était à quelques mètres et il lui semblait assez irrespectueux de penser à elle alors que sa maîtresse se trouvait là. Certes, elle avait l'habitude des affaires sentimentales de Racine mais en ces moments-là, le jeune homme n'avait que faire de Whitney et de ses états d'âme, tout son intérêt était porté sur la réapparition de sa meilleure amie.
- Bien, je crois que je vais ôter cette robe, vous avez fait du bon travail, Zabo, nous reprendrons les essayages lors de votre prochaine venue... Je vais me changer, vous avez d'autres pièces de tissu à me montrer ensuite, n'est-ce pas ?... Et vous, mon tendre ami, je suppose que vous vouliez me parler de votre futur départ, n'est-ce pas ? Je reviens tout de suite.
Sur ces mots, la comtesse disparut derrière un paravent en compagnie de sa jeune domestique. Racine avait passé les bras derrière le dos et s'était promis de garder le silence tant que sa maîtresse était dans les parages – après tout, ils auraient tout le temps d'en profiter une fois qu'ils seraient sortis de là – mais il ne tint pas très longtemps et s'approcha à pas de loups d'Isabeau pour lui chuchoter les questions qu'il continuait à se poser :
- Tu as donc ta propre maison de couture ? Quand as-tu appris à coudre ? Que s'est-il passé toutes ces années ? Pourquoi ne pas avoir gardé le contact avec moi ? J'aurais juste tellement aimé savoir pour ne pas m'inquiéter comme je l'ai fait...
Oh non, il était bien incapable de lui en vouloir, il l'aimait bien trop pour cela, tout ce qu'il désirait, c'était des explications. Mais une voix impérieuse le fit sursauter et se retourner brusquement :
- Encore des messes basses ! Mais je vais finir par croire que vous me cachez quelque chose !
Whitney, désormais vêtue d'une tenue plus simple, avait croisé les bras et son air buté indiquait assez bien qu'elle désirait des explications. Pour une fois depuis le début de leurs retrouvailles, Racine fit preuve d'à propos et lança sans réfléchir :
- Oh, je joue décidément de malchance, ma douce...
- Je ne suis pas votre douce...
- Je dépose les armes puisque vous avez un œil de faucon ! Je discutais simplement avec mademoiselle car je voulais vous faire présent de cette robe qui vous va si bien... Voyez comme vous gâchez ma surprise ! Répondit Racine d'un ton boudeur.
Et pendant que Whitney, les soupçons brusquement détournés, retrouvait son sourire et sa verve pour se louer d'avoir un amant tel que lui, aussi prévenant et généreux bien que peu discret, Racine ne put s'empêcher de laisser échapper entre ses dents à Isabeau, toujours à ses côtés, avec une voix teintée d'ironie :
- … Bon maintenant, tu as intérêt à me faire un bon prix.

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MessageSujet: Re: En se retrouvant, on a l'impression de conjurer le mauvais sort | Racine   En se retrouvant, on a l'impression de conjurer le mauvais sort | Racine Icon_minitime20.01.13 2:52

Etait-il possible de mesurer le bonheur ? Et si oui, comment ? En litres, en pieds, en livres ? Isabeau l’ignorait, et au fond cela n’importait guère, surtout maintenant que son attention était de nouveau concentrée sur sa tâche constituée d’ourlets, points de croix, et autres minuscules détails pour satisfaire sa cliente. Isabeau aimait se concentrer sur une chose à la fois, et se concentrer sur son ouvrage avait au moins le mérite de l’empêcher de sourire stupidement en relevant les yeux vers Racine toutes les cinq secondes. Elle se maudissait de se montrer aussi… Aussi nunuche tout d’un coup. Elle qui avait justement pris soin de s’endurcir, de mûrir, afin de devenir la femme de tête qu’il était nécessaire qu’elle soit pour rencontrer enfin le succès, voilà qu’elle se sentait régresser à l’âge de seize ans ! Alors qu’elle en avait vingt-quatre ! C’était proprement ridicule. Elle était une adulte maintenant, pas une gamine en mal d’un ami… Mais plus elle se débattait dans ce conflit pratiquement schizophrène, plus la petite Isabeau Vermeersch de la taverne semblait revenir au grand galop et chasser Isabeau Lacassagne, veuve et bourgeoise, à grands coups de pieds aux fesses. Elle n’en voulait pas, de la petite Vermeersch, elle n’en voulait plus : elle était synonyme de pauvreté, de saleté, de faim, de froid, et d’exil. Synonyme d’une époque désormais révolue et que pour rien au monde elle ne voudrait retrouver. Même sa sœur, ultime témoin de cette période –puisqu’elle ignorait ce qu’étaient devenus ses parents- n’était plus de ce monde. Isabeau Vermeersch aurait dû disparaître de la surface de la planète le jour où elle avait posé le pied sur ce bateau et embarqué pour le Nouveau Monde, ou même, au moment précis où les gardes l’avaient empoignée et qu’elle franchi les portes de son appartement miteux pour n’y plus jamais revenir. Cette Isabeau-là était révolue, enterrée à jamais. Du moins était-ce ce qu’elle avait cru jusqu’à la réapparition inopinée de Racine. Son ami, presque un frère, son plus grand souci et sa plus grande joie. Il ne le savait certainement pas, mais ce guignol qui ne savait que babiller à tout va et l’embêter avec ses histoires d’amour plus bancales les unes que les autres lui avait, d’une certaine façon, permis de survivre pendant ces années passées à arpenter les allées poussiéreuses de la taverne, cruches crasseuses en main. Elle avait son petit caractère, la petite Isabeau à l’époque, mais elle était loin d’être aussi forte qu’elle n’avait voulu le paraître. Elle s’était débattue, voilà tout. De nombreuses fois, en rentrant chez elle épuisée, ou même pendant un service, elle avait eu envie d’abandonner, de se laisser s’effondrer dans un coin et attendre que le sort ne décide de son destin. Et il était apparu, ce drôle de lutin, qui tout à coup avait fait irruption dans sa vie sans qu’elle ne demande rien et s’y était incrusté toujours sans qu’elle n’ait rien demandé. Le seul relief dans une vie sans but, le seul élément auquel sa main avait pu s’agripper. Et finalement, cette prise s’était transformée en roc. Un pilier, la seule chose qui la motivait à se lever le matin pour aller travailler dans l’espoir que peut-être, il serait là. Sans qu’il n’en ait conscience, sûrement, elle s’était construite en prenant appui sur lui, apprenant à ses côtés l’endurance, la détermination, et tout ce qui lui avait permis de ne pas abandonner. Et lorsqu’on l’avait arrachée à cette vie, Théophile avait pris le relai. D’abord Jean, puis lui ; les deux hommes qui l’avaient formée et lui avaient offert les moyens de prendre sa vie en main. En quelque sorte, ils étaient les deux hommes de sa vie.

Et cela, il était hors de question qu’elle le lui dise un jour. Le vil pourrait bien essayer d’en tirer avantage ou se moquer d’elle.

- Vraiment ? Mon cher Jean s'intéresse à la mode, désormais ?! Mais qu'est-ce qui l'a donc fait changer d'avis, lui qui est toujours débraillé et qui n'a jamais entendu parler du mot « style » ? s’interrogea Whitney d’un ton sec qui ramena aussitôt Isabeau à la réalité. Plus lucide que Racine sur ce qui concernait les femmes et surtout leur jalousie, elle piqua du nez en comprenant qu’elle ferait mieux de faire profil bas maintenant. Voilà qui serait bien le comble pour leurs retrouvailles : qu’elle perde une cliente parce qu’elle serait jalouse d’elle, à tort en plus ! Décidément, les amourettes de Raine finiraient vraiment par avoir raison d’elle… Il allait falloir qu’elle fasse encore plus attention, maintenant qu’elle avait ses clientes à Versailles. C’est qu’il pouvait lui attirer de sacrés ennuis, le bougre ! Elle n’avait aucune envie de se retrouver à la Bastille parce qu’elle avait offensé sans le vouloir une maîtresse un peu trop haut placée de ce séducteur !
- Quelle haute opinion avez-vous de moi, ma chère, n'ai-je donc pas le droit de me poser des questions et de vouloir changer pour vous plaire ? Je sais bien que vous allez finir par avoir honte de moi...
- Oh non, mon pauvre ami, ce n'est pas ce que je voulais dire, je sais bien que vous êtes tel que vous êtes et que c'est cela que j'apprécie chez vous. Répondit aussitôt Whitney en fondant comme neige au soleil alors qu’Isabeau ne put s’empêcher de lui décocher un regard mi-ironique mi-blasé. Au moins, il était toujours aussi baratineur, celui-là… Ainsi que le lui confirma le baiser fougueux qu’elle lui imposa sous le regard toujours très amusé d’Isabeau, apparemment satisfaite de voir que certaines choses ne changeaient pas. Elle ne dit rien, détourna le regard, mais le haussement de sourcils qu’elle se permit pendant que la comtesse était de dos, cela Racine devait être capable de l’interpréter… Ou bien c’était qu’il avait vraiment perdu la main depuis ces huit dernières années !

La comtesse de Douvres échangea encore quelques mots avec eux, Isabeau acquiesçant sagement lorsqu’elle s’enquit de la suite des opérations –dont Isabeau finalement aurait bien voulu se débarrasser pour pouvoir plus vite se retrouver avec Jean et procéder à des retrouvailles dignes de ce nom. Finalement, elle s’éclipsa derrière un paravent pour se changer, et Isabeau résolut de faire preuve de patience et d’attendre que les affaires soient terminées et d’être sortie de ces appartements pour se laisser aller aux effusions, aux explications, et à la joie dont décidément, elle ne pouvait se défaire. Mais une fois encore, Jean avait décidé de venir contrecarrer ses plans et elle sursauta presque lorsque tout à coup il se retrouva à ses côtés à lui chuchoter à l’oreille :

- Tu as donc ta propre maison de couture ? Quand as-tu appris à coudre ? Que s'est-il passé toutes ces années ? Pourquoi ne pas avoir gardé le contact avec moi ? J'aurais juste tellement aimé savoir pour ne pas m'inquiéter comme je l'ai fait...

En temps normal elle lui aurait volontiers accordé un coup de coude pour le faire taire, assorti d’un regard noir d’avertissement. Comme elle l’avait fait tant de fois pas le passé. Elle faillit le faire d’ailleurs, mais dès qu’il lui eut demandé pourquoi elle n’avait pas gardé le contact elle fut coupée en plein élan alors qu’un affreux sentiment de culpabilité la submergeait ; ce n’était pourtant pas de sa faute, avait-il oublié qu’elle ne savait pas écrire à l’époque ? Comment aurait-elle pu garder contact avec lui ? Elle ne connaissait alors ni son adresse ni le moyen de l’écrire de toute façon. Lorsqu’elle avait arrachée à sa vie par les gardes du roi, c’était au sens propre du terme. Aussi s’apprêtait-elle à lui répondre lorsque la voix de Whitney l’interrompit à nouveau :

- Encore des messes basses ! Mais je vais finir par croire que vous me cachez quelque chose !
- Oh, je joue décidément de malchance, ma douce... répliqua Racine aussitôt, à la grande surprise d’Isabeau qui préparait déjà un nouveau mensonge. Perplexe, elle lui jeta un regard alarmé, qu’heureusement ses balivernes purent par la suite expliquer. Je dépose les armes puisque vous avez un œil de faucon ! Je discutais simplement avec mademoiselle car je voulais vous faire présent de cette robe qui vous va si bien... Voyez comme vous gâchez ma surprise !

Isabeau dut se mordre l’intérieur de la joue pour ne pas rire alors que Whitney, ravie et totalement bernée, se jetait au cou de son amant pour le remercier avec effusion et chanter ses louanges. Si elle savait ! Et alors que Whitney se détournait tout en continuant à s’extasier, Racine de lui glisser :
- … Bon maintenant, tu as intérêt à me faire un bon prix.

Isabeau retint un large sourire, et au lieu de quoi se contenta d’un sourire en coin tout en arborant un air parfaitement indifférent, les yeux baissés sur ses ongles qui tout à coup étaient diablement intéressants. Bien sûr qu’elle lui ferait un bon prix, voire même mieux que ça ; mais c’était si bon de pouvoir le taquiner de nouveau qu’elle n’allait certainement pas se priver ! C’est donc avec un sourire angélique qu’elle lui glissa sur le même ton :

« Nous aviserons mon cher. C’est que je suis une couturière très prisée, maintenant ! » Le tout avec un petit mouvement fier du menton que venait démentir la lueur pétillante dans son regard. Sans attendre de réplique, elle se détourna avec élégance et regagna ses cartons dont elle sortit les échantillons de tissus en question afin de terminer ses affaires avec Whitney, et en commencer d’autres. Ces dames de la cour ne savaient décidément jamais s’arrêt, et elle ne doutait pas une seconde d’avoir affaire une fois de plus à la comtesse de Douvres. Et de plus, cette dernière aurait certainement un nouveau sujet de conversation pour elle : son cher et tendre Racine… Pauvre Whitney, si seulement elle savait combien avant elle lui avaient tenu ce discours, raconté à quel point Racine était merveilleux avant de se plaindre de lui au moment où il commençait à s’en lasser et à s’enticher d’une autre. Une situation qu’elle semblait condamnée à vivre encore et encore, avec ce rôle de conseillère conjugale qui paraissait devoir lui coller à la peau tant qu’elle serait dans l’entourage du dramaturge. Enfin, pour une fois elle ne s’en plaindrait pas : Whitney allait certainement être capable sans le vouloir de lui apprendre tout ce qui était arrivé à Racine depuis son départ, et surtout tout ce que lui ne lui dirait pas en personne.

Les deux femmes conversèrent pendant une dizaine de minutes encore, l’éternelle indécise Whitney prenant son temps pour examiner chaque tissu, demander successivement à Isabeau puis à Racine quelle couleur ou quelle matière était la plus seyante, les deux autres répondant patiemment à ses inquiétudes, comme deux parents rassurant leur adolescente sur son apparence pour son premier bal. Whitney semblait follement s’amuser ; alors qu’Isabeau avait de plus en plus envie de sortir d’ici pour renouer avec son éternel ami, lui demander de ses nouvelles, tout savoir de son parcours depuis huit ans, et aussi lui raconter, s’excuser, lui expliquer pourquoi elle était restée invisible pendant toutes ces années.

Et finalement le moment vint, lorsque Whitney se déclara satisfaite et qu’Isabeau eut remballé ses affaires et prit note de la prochaine commande de la comtesse. Elle fit la révérence à Whitney, puis se tourna de nouveau vers Racine, son éternel sourire au coin des lèvres :

« Monsieur, m’accompagnez-vous dehors afin que nous puissions discuter des modalités pour la robe que vous avez la gentillesse d’offrir à la comtesse ? »

Autant dire qu’elle n’avait aucunement l’intention de lui parler de la robe ou de quoi que ce soit en rapport avec les affaires ; mais il fallait qu’elle le voit seule à seul et c’était bien la seule excuse qu’elle avait pour l’arracher des griffes de son amante ! Curieusement cette excuse eut l’air de satisfaire la comtesse qui accepta de s’en séparer, en plus des excuses qu’il lui fournit lui-même. Ils saluèrent une fois de plus la comtesse, puis ils sortirent de la chambre, puis des appartements. Ni l’un ni l’autre ne parlaient ; pas tant que Whitney était encore à portée de voix. Et même, Isabeau eu la prudence –ou la cruauté ?- de lui intimer le silence jusqu’à ce qu’ils aient rejoint l’extérieur du château, là où personne ne viendrait les déranger sous quelqu’excuse que ce soit ! Mais à Versailles, les yeux et les oreilles des autres étaient partout, même dans l’orangerie ou les labyrinthes d’arbustes. Réfléchissant à un moyen d’enfin discuter à leur aise, elle eut une idée et lui enjoignit :

« Suis-moi, nous allons prendre ma voiture pour regagner Paris. Au moins, dans le véhicule, nous n’aurons personne pour nous déranger ou nous dénoncer à ta belle ! »

Et d’autorité, elle l’emmena en direction de l’endroit où elle avait laissé le cocher et tout l’attirail qui allait avec. Rien ne lui appartenait, ce n’était que de la location, mais c’était bien pratique pour se déplacer d’une cliente à l’autre par ce froid hivernal ! Elle aida le cocher à caler les cartons, puis monta, suivie de Racine qu’elle invita à s’asseoir en face d’elle, et donna le signal du départ. Le convoi se mit en branle, et enfin les deux amis se retrouvèrent en tête à tête, libres de parler de ce dont ils voulaient. Et Isabeau n’allait certainement pas s’en priver.

« Dieu merci, nous voilà enfin seuls ! Si tu savais ce que j’ai eu du mal à me retenir devant la comtesse, mais les regards noirs qu’elle commençait à me jeter m’ont certainement bien aidée. Décidément tu maîtrises toujours autant l’art de bien les choisir ; jolies et jalouses ! Mais laissons-là tes amours, tu auras tout le temps de me les conter après, c’est toi que je viens de retrouver, pas tes amantes ! » débita-t-elle pratiquement d’un trait, décidément incapable de remettre Isabeau Vermeersch, trop heureuse de retrouver son Racine, au placard. Tellement de temps s’était écoulé, et il y avait tant à raconter ! A commencer par le commencement certainement, il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas eu de ses nouvelles…

Et cette pensée de la propulser quelques minutes en arrière, alors qu’il lui demandait pourquoi elle ne lui avait pas donné de nouvelles et qu’il lui faisait part de son inquiétude. Aussitôt son visage se transforma et elle blêmit presque sous le poids du remords. Elle n’était peut-être pas toujours un cadeau, mais si il y avait bien une chose qu’elle ne voulait pas, c’était lui causer du souci, de l’inquiétude, ou pire, le décevoir. Cette seule pensée lui était si insupportable qu’elle ne put s’empêcher de lui agripper le bras et de lui lancer un regard implorant –une première !- tout en enchaînant, comme si leur amitié en dépendait :

« Oh Jean, je suis tellement désolée de n’avoir pas donné signe de vie pendant tout ce temps ! Mais je t’en supplie, ne m’en veux pas, je te jure sur tout ce que j’ai que c’était contre ma volonté ! » Sa voix baissa d’un ton alors qu’elle poursuivit, baissant les yeux comme si elle avait honte : « Il y a huit ans, alors que je dînais avec ma sœur dans la chambre que tu connais, des gardes du roi sont venus frapper à notre porte. Ils connaissaient nos noms, et nous convoquaient pour partir en Nouvelle-France comme « filles du Roy », ces femmes qui l’on envoie pour… Pour peupler le continent, pour ainsi dire. » Elle fit un geste de la main comme pour chasser une mouche –ou un mauvais souvenir- et poursuivit : « Ma sœur était fiancée, et a donc pu échapper au recensement. Ce ne fut pas mon cas évidemment, et j’ai été emmenée de force au bateau sans qu’on ne me laisse le temps de prévenir qui que ce soit. Le lendemain matin, nous mettions les voiles… Une fois arrivée là-bas, j’ai passé quelques semaines dans une maison où les nouvelles arrivantes vivent en attendant de trouver un mari lors de soirées organisées, et finalement j’ai épousé un luthier, Théophile Lacassagne… » Son regard s’embua alors que le souvenir de son défunt mari et surtout ami lui revenait en mémoire. Après tout, c’était la première fois depuis son retour qu’elle mettait des mots sur son périple. Même Loïc et la Reynie en savaient moins que cela. « Il m’a appris à lire, à écrire, mais même alors je ne pouvais rien t’envoyer, tout bêtement parce que je ne connaissais pas ton adresse, seulement le chemin pour aller chez toi… Et finalement, à sa mort, j’ai pu revenir ici, vivre chez ma sœur et mon beau-frère… Et là encore, impossible de te mettre la main dessus, tu paraissais t’être volatilisé. Jean, je suis tellement désolée, je ne voulais pas que tu t’inquiètes et encore moins que tu penses que je t’ai oublié ! » s’exclama-t-elle avec émotion, alors que les mots se bousculaient dans sa bouche, alors qu’enfin elle était libre du poids de l’absence mais que maintenant, à l’heure des retrouvailles, elle craignait de le perdre de nouveau.

Un bref silence s’installa, pendant lequel Racine semblait rassembler ses pensées alors qu’Isabeau, morte d’inquiétude à l’idée qu’il rejette ses explications, ne le lâchait pas du regard –ni du bras d’ailleurs.

« … Tu m’en veux ? » finit-elle par demander d’une toute petite voix. Une voix de petite fille qui n’ose pas croire à ce qu’il lui arrive et a peur qu’on le lui arrache par cruauté.
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En se retrouvant, on a l'impression de conjurer le mauvais sort | Racine Empty
MessageSujet: Re: En se retrouvant, on a l'impression de conjurer le mauvais sort | Racine   En se retrouvant, on a l'impression de conjurer le mauvais sort | Racine Icon_minitime18.02.13 17:10

Maintenant qu'elle était devant lui, il semblait à Racine qu'Isabeau ne l'avait jamais quitté, pas très longtemps en tout cas, comme si les années passées sans elle n'avaient été qu'un songe qui n'avait pas duré plus d'une nuit. Il retrouvait en elle toutes les mimiques qu'il avait connues chez la petite Zabo de sa jeunesse, celle qui n'arpentait pas les appartements des dames de Versailles mais les tavernes malfamées où le trio improbable que formaient Racine, son cousin Vitart qui avait la critique acerbe et ce cœur d'artichaut de Le Vasseur aimaient à se rendre au gré de leurs affections passagères. Malgré le temps qui avait coulé sur eux, qui les avait transformé à jamais (car cela Racine lui-même n'en doutait pas, leur situation abracadabrante actuelle de le permettait pas), malgré les kilos qu'elle avait gagnés (à son plus grand profit), c'était toujours le même sourire qui éclairait son visage, la même moue dubitative qui voilait son amusement ou le même regard sombre qu'elle laissait aller sur le monde qui l'entourait. Bien plus, au delà de ses manières de faire qui n'avaient pas changé – sinon vers un peu plus de civilité, elle ne semblait pas menacer Whitney de lui briser une cruche sur la tête et pourtant, Racine refusait de croire qu'il était plus agaçant que sa maîtresse –, il semblait que ce lien qui les avait uni avait perduré. Étrange de voir à quel point il pouvait être gêné devant sa propre sœur quand elle parvenait à le faire rentrer quelques jours à La Ferté-Milon car il ne reconnaissait plus Marie, ses aspirations et ses caresses et au contraire, comment l'éloignement n'avait pu effacer la familiarité qu'il partageait avec Isabeau. Il osait à peine embrasser sa sœur quand il la saluait alors qu'il n'avait pas hésité à laisser Isabeau lui sauter dans les bras (c'était bien ce qui s'était passé en toute objectivité, n'est-ce pas ?). C'est cette évidence de ce qu'il y avait entre eux, qui n'avait jamais été ambigu, compliqué ou tordu qui le frappa lorsque Whitney, se laissant prendre aux filets de son discours séducteur était venue l'embrasser passionnément. La jeune femme brune se contenta de hausser les sourcils et de lever les yeux au ciel devant cette scène qui devait lui rappeler bien des souvenirs ! Racine n'en fut ni vexé ni troublé ni surpris : il comprenait toujours aussi bien Isabeau et son exaspération à moitié feinte. Ce fut cela qui lui mit encore plus de baume encore – si cela était possible tant celui ci semblait avoir de plus en plus de mal à contenir l'allégresse qui le faisait battre devant quelques dizaines de minutes –, bien plus que le pardon de Whitney ou son baiser pendant lequel il avait été étrangement absent. Dès que la comtesse se fut retournée vers sa fournisseuse et couturière, néanmoins, malgré l'émotion qui l'étreignait, Racine écarta les paumes d'un geste qui voulait bien dire qu'il n'y était pour rien avant de froncer les sourcils, faussement sévère.

C'était pourtant lui qu'il aurait fallu gronder car il ne put s'empêcher de tenter d'obtenir les réponses aux questions qu'il s'était de si nombreuses fois posées depuis quelques années et qui tournoyaient dans son esprit depuis qu'il était entré dans cette pièce. La comtesse avait pourtant montré sa défiance peu de temps auparavant mais Racine était de ceux qui vivaient dangereusement. Si on le lui avait dit, il aurait de toute façon eu peine à croire qu'on pouvait être jaloux de sa relation avec Isabeau (sinon pour l'envier lui d'avoir une telle amie) et encore que ce fut Whitney avec laquelle il entretenait une liaison aussi passionnée que libre, dépourvu de trop de sentiments inutiles qui éprouvât ce sentiment. Il fut néanmoins comme un enfant pris en faute quand la comtesse de Douvres réapparut de derrière son paravent où Racine, sans charité aucune, aurait bien aimé qu'elle disparaisse définitivement en cet instant. Il réussit à bafouiller une excuse qui impliquait une robe, un cadeau et beaucoup (trop) d'argent qui arrangea néanmoins la situation non au sien mais au profit des deux femmes dont l'une venait de gagner une robe et l'autre d'en vendre une mais il se força à garder un sourire de façade devant Whitney, laquelle était partie dans de nouveaux compliments sur son amant décidément trop parfait et trop généreux (ce que Racine approuvait mille fois).
- … Bon maintenant, tu as intérêt à me faire un bon prix, marmonna-t-il entre ses dents.
Il lui sembla qu'Isabeau prit le temps de réfléchir à la réponse qui pourrait le plus l'agacer avant de lâcher d'un ton badin tout en examinant ses ongles :
- Nous aviserons mon cher. C’est que je suis une couturière très prisée, maintenant !
L'effronterie laissa Jean stupéfait pendant un instant, manquant par là de pouvoir lui répliquer d'un ton cinglant mais elle s'était déjà éloignée au milieu de ses cartons qu'elle paraissait gérer sans aucune difficulté (qualité que savait apprécier Racine perdu au milieu de trois bouts de papier sur son bureau). S'il s'efforçait de prendre un air choqué, ses yeux rieurs et son sourire le démentaient et gâchaient ses efforts de comédie.

Il n'eut pas l'occasion de se retrouver de nouveau seul en tête à tête avec Isabeau et pendant que les deux femmes parlaient tissus et chiffons, sujet de conversation auquel il n'entendait rien, il rongeait son frein en se demandant quand il pourrait enfin lui parler sans avoir un impromptu dans les pattes. Il avait pourtant tant de choses à lui dire et à lui demander ! Le destin devait bien se moquer de lui en lui offrant un tel cadeau mais en lui commandant de continuer à patienter pour enfin l'obtenir. Tantale lui-même n'aurait pas renié ce supplice. Et pendant que Racine préparait les quelques mots qu'il avait retenus tant d'années pour lui dire comme ces vers savamment polis qu'il glissait dans ses pièces, Whitney continuait d'hésiter entre deux coloris (« croyez-vous que le bleu soit plus seyant que le pourpre ? ») ou deux motifs imprimés (« ces indiennes ne sont-elles pas vulgaires ? ») demandant sans cesse leur avis à la couturière ou à Racine qui se contentait d'approuver Isabeau, l'esprit ailleurs. En d'autres circonstances, sans doute se serait-il inquiété de savoir ce que choisissait Whitney en sachant que c'était lui qui débourserait de quoi l'acheter mais le contexte ne se prêtait pas à ce genre d'inquiétudes. Quand sa maîtresse cessa enfin de parler, il ne put s'empêcher de pousser un soupir de soulagement. Enfin son désir de quitter les appartement de la comtesse de Douvres allait pouvoir devenir réalité ! Il en piaffait d'impatience. Il eut à peine le temps de se demander quelle excuse il allait pouvoir trouver pour quitter aussi rapidement sa douce – même si évoquer ses préparatifs de guerre qui lui servaient de raison à tout alors qu'ils n'avaient pas encore commencé le tentait grandement – que déjà Isabeau se tournait vers lui avec un sourire en coin qui promettait beaucoup plus que ce qu'elle voulut bien en dire :
- Monsieur, m’accompagnez-vous dehors afin que nous puissions discuter des modalités pour la robe que vous avez la gentillesse d’offrir à la comtesse ?
- Oh, est-ce vraiment indispensable ? Feinta Racine qui avait lui aussi envie de la taquiner.
- Allons mon ami, ne faites pas attendre Isabeau, l'interrompit Whitney, elle est déjà suffisamment aimable de venir à Versailles et d'avoir accepté de partager ce secret avec vous même si vous avez été incapable de le tenir (à ce souvenir, Racine eut une grimace contrite), suivez-la.
Racine protesta quelques instants pour la forme mais se rangea bientôt à l'avis des deux femmes et fit des adieux, déchirants évidemment, à sa maîtresse qu'il promit, main sur le cœur, de revenir voir avant son départ définitif pour la guerre (ce fut Whitney qui le qualifia ainsi ce que le jeune homme détesta), même s'il n'était pas sûr de tenir ce serment. Après un dernier baiser et une dernière révérence respectivement de Racine et d'Isabeau, ils purent enfin sortir des appartements de Whitney dans un profond silence comme s'il craignait être suivis par une comtesse qui aurait eu des velléités d'espionne. Plus d'une fois, Jean voulu le rompre mais Isabeau fut intraitable. Ce ne fut que lorsqu'ils firent dans la cour qu'elle parut se rendre compte de sa présence à ses côtés et lui ordonna d'un ton qui n'admettait pas de réplique bien que Racine n'eut aucunement l'envie de ne pas lui obéir :
- Suis-moi, nous allons prendre ma voiture pour regagner Paris. Au moins, dans le véhicule, nous n’aurons personne pour nous déranger ou nous dénoncer à ta belle !
- Me dénoncer ? S'étonna-t-il avec la plus pure mauvaise foi.
Mais ce n'était pas une mauvaise idée, lui-même avait besoin de rentrer à Paris et son cher hôtel de Bourgogne après tant d'émotions. Il grimpa donc dans un carrosse de location (mais pas de premier prix comme il put le constater une fois à l'intérieur) après avoir aidé Isabeau à faire de même. Très vite, la voiture se mit en route en direction de la grande ville et Versailles s'éloignait derrière eux comme si cette rencontre dans l'Olympe du royaume n'avait été qu'un rêve. Mais les beaux habits qu'ils avaient revêtu tous les deux et les cartons d'Isabeau étaient là pour prouver le contraire. Comme si elle se sentait protégée par ce lieu, la jeune femme fut soudain beaucoup plus bavarde :
- Dieu merci, nous voilà enfin seuls ! Si tu savais ce que j’ai eu du mal à me retenir devant la comtesse...
- Je le savais bien que je n'étais pas le seul à m'impatienter, s'exclama Racine d'un ton jovial qui lui attira un regard noir.
- ...Mais les regards noirs qu’elle commençait à me jeter m’ont certainement bien aidée. Décidément tu maîtrises toujours autant l’art de bien les choisir ; jolies et jalouses !
Il fit mine de prendre un air boudeur mais sa voix ne parvenait décidément pas à s'y accorder :
- Quel dommage, je voulais justement te demander ce que tu pensais d'elle ! Je suis certain que malgré les années et la sagesse que tu as du accumuler – normalement –, tu as encore un avis péremptoire sur mes conquêtes. Au moins, tu m'accordes qu'elle est jolie, c'est un premier pas !
Il s'interrompit devant l'expression de son visage qui lui rappela la petite Zabo et sa cruche.
- Mais laissons-là tes amours, tu auras tout le temps de me les conter après, c’est toi que je viens de retrouver, pas tes amantes !
- Certaines choses ne changent pas, dit-il en guise d'explication avec un geste qu'il voulut désolé.

L'atmosphère, alors que le rire de Racine s'évaporait après ses dernières plaisanteries, changea brutalement. Le dramaturge redevint sérieux devant le visage soudain blême de son amie et il comprit en un instant ce qui venait de lui traverser l'esprit. Il n'eut pas le temps de lui poser de nouveau ses questions, de lui dire à quel point elle lui avait manqué, à quel point peut-être il était heureux s'il en avait le courage que la jeune femme lui débitait toutes les réponses, toute son histoire depuis le moment où ils s'étaient quittés, après une dispute au pas d'une taverne, Racine s'en souvenait encore avec une certaine nostalgie. Parfois on ne se rend pas compte de la chance que l'on a ou de l'intensité avec laquelle on tient aux personnes. Tant qu'il avait eu la certitude de pouvoir la retrouver facilement, à l'époque il avait même fini par connaître les quartiers de Paris où il était susceptible de la voir se faire employer, il ne s'était pas rendu compte à quel point elle était importante dans sa vie. Combien la messagère des courriers de son cœur avait dépassé allègrement le rôle qu'on lui avait confié à l'origine pour devenir la confidente, l'amie, la petite sœur agaçante vers laquelle on revient toujours car quoi qu'il arrive, quels que soient les difficultés, la faim, les échecs, les ruptures, elle est là en permanence pour se moquer, dédramatiser la situation, consoler. Le metteur en scène qu'était Racine aurait dû désapprouver qu'un personnage prenne ainsi le devant de la scène au détriment des autres mais il ne s'en était aperçu qu'au moment où elle avait disparu de la circulation du jour au lendemain. Il avait tellement pris pour acquis de l'avoir toujours à portée de main – ou du moins à moins d'une lieue de lui qu'il ne s'était jamais inquiété de pouvoir la perdre. A cette époque (et certaines mauvaises langues diraient que cela n'avait guère changé), il vivait dans l'insouciance de ce que serait fait le lendemain. Et la brutale absence d'Isabeau n'avait certainement pas fait parti de ses quelques plans. Et comme une ironie du sort, c'était à ce moment-là exactement qu'il avait pu apprécier à sa juste mesure la place que la jeune fille avait pris dans sa vie. Elle avait été un repère constant, indéfectible. Il s'était retrouvé d'un coup, seul, l'âme en peine, la pièce de théâtre qu'était son existence privée de son héroïne principale et de sa comédienne fétiche. S'il avait au moins su pourquoi le hasard lui avait ôté celle qu'il lui avait si généreusement offert quelques temps plus tôt mais ce n'avait pas été le cas.

La honte que semblait éprouver Isabeau était si sincère, si pure qu'elle en égratigna le cœur de son ami et qu'il sentit de nouveau la gorge lui serrer. Il aurait voulu lui dire qu'elle n'avait pas à se torturer ainsi mais il préféra la laisser terminer, aller jusqu'au bout de son histoire, jusqu'à la façon dont elle s'était retrouvée là, chez Whitney en train de coudre, de prendre des notes, elle qui ne savait écrire, à lui faire la surprise de retrouvailles impromptues. Il écarquilla les yeux à l'idée de toutes les aventures qu'elle avait vécues, l'envoi en Nouvelle-France comme une « fille du Roi », celles qui étaient réputées comme des pauvresses et des prostituées pour peupler ce monde lointain et si exotique à ses yeux, le mariage arrangé et contraint aussi qui le fit momentanément serrer les poings mais la façon dont elle avait réussi à s'échapper, à revenir à Paris, à s'en sortir comme la battante qu'elle était lui fit montrer les larmes aux yeux. Pourquoi n'avait-il pas été là quand elle avait eu besoin de lui alors qu'elle avait toujours été présente pour lui ? Le récit de son amie était terminé mais Racine en gardait un goût amer. Elle s'était accrochée à son bras comme pour attendre une réponse et relevant les yeux vers elle, il se demanda s'il devait lui dire ce qui était pourtant une injonction royale même, que les Filles du Roy étaient des volontaires et qu'elle avait été trompée, qu'il lui aurait suffi de refuser... De mentir sinon, il aurait été ravi de mentir pour elle s'il l'avait pu. Mais il ne put rien lui avouer de tel car l'inquiétude qu'il lisait en elle lui empêchait toute cruauté, tout regret. A quoi bon après tout ? Cela s'était passé ainsi, il n'y avait rien d'autre à ajouter.

-... Tu m'en veux ? Demanda-t-elle d'une voix de petite fille toute penaude, question qui permit à Racine de retourner à la réalité.
Avec un vrai sourire, il se pencha en avant malgré les cahots de la route et lui saisit les mains qu'il serra doucement dans ses paumes.
- Comment t'en vouloir ? Je connais ma Zabo, je sais que jamais elle ne ferait souffrir n'importe qui avec une intention délibérée et surtout pas ce grand type agaçant qui venait la déranger tous les jours à son travail pour lui demander son avis sur ses chef d’œuvre immortels.
Il redevint sérieux et continua d'un ton plus solennel :
- Dire que je ne me suis pas inquiété serait mentir, je t'ai cherché partout, pendant des mois, j'ai arpenté tout Paris dans l'espoir de voir ta petite silhouette maigrelette. Je me disais qu'après tout même si je te voyais pas, je pouvais entendre de loin ta voix exaspérée et exaspérante. Quand j'ai fini par abandonner, je n'ai pas pu empêcher mon imagination de courir à folle allure... Mais tu as réussi à duper un écrivain, jamais je n'aurais pensé à aller te retrouver en Nouvelle-France ! Finalement... On ne choisit pas son destin, il emprunte des voies impénétrables pour nous, sans nul doute y a-t-il eu du bon dans tout cela, tu as fait d'autres rencontres qui t'ont permis d'être la femme que tu es aujourd'hui. Et crois-moi, je suis impressionné, poursuivit-il en lâchant un éclat de rire et en faisant mine de la faire tournoyer.
Il s'interrompit quelques secondes avant de lâcher à son tour d'une petite voix, ne parvenant pas à dissimuler davantage son émotion derrière ses badineries :
- Tout ce que je te demande c'est de ne jamais recommencer, tu entends ? Je t'ai retrouvée et je ne vais plus te lâcher, tu peux compter sur moi !
Sans prêter plus attention à l'endroit dans lequel ils se trouvaient et qui se prêtait peu à ce genre d'effusions, Racine se redressa pour la serrer à nouveau dans ses bras. Pour tenter de tromper les larmes qui menaçaient à nouveau de couler, il marmonna :
- Et puis vraiment, avec cette rencontre chez ma chère comtesse de Douvres, tu as battu toutes mes espérances, petite sotte, de quoi ai-je l'air moi maintenant, le grand dramaturge du roi, auréolé de tous ses succès, aimé de tous, que dis-je adoré, vénéré ? Moi donc qui suis en train de pleurer !

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MessageSujet: Re: En se retrouvant, on a l'impression de conjurer le mauvais sort | Racine   En se retrouvant, on a l'impression de conjurer le mauvais sort | Racine Icon_minitime16.04.13 22:52

Elle avait régressé de plus de trois ans, maintenant. Envolée, Isabeau Lacassagne, femme d’affaires accomplie et parfaitement maîtresse d’elle-même ! Si elle se débattait encore au fond de son cerveau pour reprendre le contrôle, c’était désormais Isabeau Vermeersch qui avait le dessus, et ces deux versions de la jeune femme se battaient dans sa tête becs et ongles pour avoir la primeur de dominer. Elle avait si longtemps réprimée la petite Vermeersch, l’avait reléguée au placard en essayant d’oublier toutes les difficultés de sa vie d’avant pour se concentrer sur ce présent bien plus glorieux qui paraissait tant lui sourire, en essayant d’aller de l’avant sans regarder derrière, qu’aujourd’hui elle prenait sa revanche. Les souvenirs avaient la peau plus tenace qu’elle ne l’avait cru, et elle était pourtant bien placée pour savoir qu’une Vermeersch avait la peau dure elle aussi. Et elle savait où frapper : au moment où elle était la plus faible, la plus vulnérable, elle revenait en force pour s’imposer à son souvenir comme un reproche muet et assourdissant à la fois. Isabeau avait bien changé depuis le temps, mais elle ne pourrait jamais tout à fait oublier son reflet dans le miroir chez Courtenvaux plus de trois ans plus tôt. Le portrait de la pauvreté et de la misère dans toute sa splendeur, avec ses os saillants comme un cri de douleur ou de fureur réprimé, ses yeux sombres brillants de fièvre et de méfiance comme une accusation jetée à la face d’une société qui l’oubliait, elle et tant d’autres, dans les rues crasseuses de Paris alors qu’elle mourait de faim malgré ses luttes perpétuelles pour s’en sortir. Un reflet qu’une fois mariée à Théophile, elle avait tenté un nombre incalculable de fois de renvoyer dans les tréfonds de sa mémoire pour l’y enfouir à jamais, comme si cette période de sa vie n’avait jamais existé. Mais Isabeau Vermeersch n’avait pas l’intention de se laisser faire si facilement.

L’accouchement avait été difficile. Les mots étaient sortis en pagaille, l’histoire n’était pas complète, et elle avait eu le plus grand mal à ne pas s’interrompre et se contenter de dire ‘oh, finalement ce n’est pas important, ne t’inquiète pas’ ou tout bonnement mentir à Racine. Chaque aveu avait été un supplice qui lui avait arraché la gorge, mais Isabeau Vermeersch lui avait tenu la tête pour la forcer à continuer, refusant de lui laisser le moindre répit, forçant chaque mot à sortir enfin de sa bouche après trop de temps passé ravalés. Sa rencontre inopinée avec Racine et leurs confessions dans la voiture avaient agi à la fois comme une clé pour la délivrer de toute cette pagaille qui traînait depuis trop longtemps, et comme une gifle en pleine face alors qu’elle réalisait la stupidité de la situation. Elle avait appris sur le bateau qu’elle avait été roulée dans la farine, qu’elle aurait dû avoir le choix, qu’elle avait eu le choix, mais qu’elle avait été trop idiote pour le réaliser ou même songer à le demander aux soldats qui l’avaient emmenée. Elle avait été trop surprise, trop prise au dépourvu pour seulement songer à mettre en doute leur autorité ou protester. Elle était tombée dans le piège avec une facilité déconcertante et avait mis des années à en ressortir. Mais pas indemne. Si nos erreurs construisent ce que nous sommes, alors cette idée ne pouvait pas être plus vraie que pour elle. Et au fond, qu’est-ce qui était le mieux ? Qu’elle ait été contrainte à cet exil forcé, arrachée à ses proches et sa vie pour finalement devenir une femme d’affaires en vogue ? Ou si elle était restée à Paris, et n’avait pas quitté Nanette, ni Jean, ni le marquis ? Que se serait-il passé si elle était restée Isabeau Vermeersch ? C’était la question sans réponse, la question que ces vieux souvenirs s’amusaient à lui balancer à la figure chaque fois qu’ils remontaient à la surface. Isabeau n’était pas le genre de femme à avoir des regrets, et pourtant, revoir enfin Racine les faisait émerger de nouveau. Si seulement elle avait réagi à temps, si seulement elle avait protesté, si seulement elle avait été moins naïve, si seulement…

Perdue dans ses pensées angoissantes, elle sursauta lorsqu’elle sentit les mains de Racine se refermer sur les siennes et releva les yeux sur lui, incapable de dissimuler son angoisse… Puis son étonnement face à l’émotion qui s’était gravée sur les traits du poète. Mais surtout, le sourire qui éclaira son visage eut l’effet d’une flèche qui se planta droit dans le cœur d’Isabeau. Elle le sentit chavirer, sans savoir si c’était de soulagement, d’incrédulité, ou d’un surplus d’émotions pour cette après-midi improbable.

- Comment t'en vouloir ? Je connais ma Zabo, je sais que jamais elle ne ferait souffrir n'importe qui avec une intention délibérée et surtout pas ce grand type agaçant qui venait la déranger tous les jours à son travail pour lui demander son avis sur ses chef d’œuvre immortels. Finit-il enfin par dire. Une affirmation qui sonnait comme une plaisanterie, mais qui soulagea Isabeau plus qu’aucune parole de réconfort plus sérieuse qu’il aurait pu prononcer. Ravalant les larmes qui auraient pu menacer de couler, Isabeau ne put réprimer un rire et sentit immédiatement son cœur s’alléger. Au fond de sa tête, Isabeau Vemeersch commençait à céder du terrain.
- Dire que je ne me suis pas inquiété serait mentir, je t'ai cherché partout, pendant des mois, j'ai arpenté tout Paris dans l'espoir de voir ta petite silhouette maigrelette. Je me disais qu'après tout même si je te voyais pas, je pouvais entendre de loin ta voix exaspérée et exaspérante. Quand j'ai fini par abandonner, je n'ai pas pu empêcher mon imagination de courir à folle allure... Mais tu as réussi à duper un écrivain, jamais je n'aurais pensé à aller te retrouver en Nouvelle-France !
« Crois-moi, je n’y aurais jamais pensé non plus à ta place… » souffla-t-elle, incapable de trouver quoi que ce soit de plus intelligent à dire.
Finalement... On ne choisit pas son destin, il emprunte des voies impénétrables pour nous, sans nul doute y a-t-il eu du bon dans tout cela, tu as fait d'autres rencontres qui t'ont permis d'être la femme que tu es aujourd'hui. Et crois-moi, je suis impressionné.
« Mais j’espère bien, avec tout le mal que je me suis donné pour t’arracher un mot d’admiration ! » ne put-elle s’empêcher de le narguer. C’était de bonne guerre, après toutes les fois où il avait pratiquement exigé des compliments sur son œuvre !

Puis ce fut à lui de perdre un chouïa ses moyens. Isabeau resta un instant décontenancée, encore sous le choc de leurs retrouvailles et aussi peu habituée à le voir dans un tel état, sans son habituelle fanfaronnade ou son éternel sourire beaucoup trop confiant. Elle le savait sensible, bien sûr. Elle n’avait juste jamais imaginé qu’il pourrait l’être à son sujet, et le réaliser était à la fois un constat qui la rendait heureuse et qui la peinait, justement parce qu’elle était la cause de ce regard qu’elle savait trop brillant pour être honnête.

- Tout ce que je te demande c'est de ne jamais recommencer, tu entends ? Je t'ai retrouvée et je ne vais plus te lâcher, tu peux compter sur moi !

Et avant qu’elle ne puisse répondre, il l’attira contre lui et la serra dans ses bras. Aussitôt, Isabeau referma les siens sur lui. Toutes vannes ouvertes, le soulagement, la reconnaissance, et une joie profonde déferlèrent sur elle et elle dut faire appel à toutes ses forces pour ne pas se faire emporter par ce tsunami. Moins solide que ce qu’elle croyait apparemment, moins solide que Racine, elle enfouit sa tête dans son épaule en sentant une première larme rouler sur sa joue, refusant dans un accès de fierté de le laisser voir sa faiblesse du moment. Il y avait des années qu’elle n’avait pas été aussi vulnérable. Et aussi libérateur que ce soit, elle détestait cette sensation. Même devant son meilleur ami.

- Et puis vraiment, avec cette rencontre chez ma chère comtesse de Douvres, tu as battu toutes mes espérances, petite sotte, de quoi ai-je l'air moi maintenant, le grand dramaturge du roi, auréolé de tous ses succès, aimé de tous, que dis-je adoré, vénéré ? Moi donc qui suis en train de pleurer !
« Tu as l’air d’un grand idiot qui harcèle les serveuses dans les tavernes pour leur lire ses poèmes, comme toujours ! » répliqua-t-elle dans un éclat de rire en resserrant son étreinte. « Je ne recommencerai plus, c’est promis. Je ne quitterai plus Paris de plus d’une lieue, je t’informerai de tous mes déplacements, je ne te quitterai plus d’une semelle, et dans un mois c’est toi qui me supplieras de te laisser tranquille et de repartir en Nouvelle France ! »

Quand elle sentit ses forces revenues, elle se détacha de lui et essuya précipitamment les potentielles traces de larmes qui pouvaient subsister, un immense sourire de toute façon collé sur le visage. Oui, l’accouchement avait été difficile, mais bon Dieu, que ça en valait la peine, réalisait-elle à présent. Son cœur était beaucoup plus léger, et elle était incapable de dire à partir de quel moment il s’était à ce point débarrassé du poids qui pesait dessus ; et quelque part elle sentait la silhouette osseuse d’Isabeau Vermeersch battre en retraite et disparaître peu à peu. A moins qu’elle ne se soit fondue dans le paysage, un paysage dont elle avait toujours fait partie même si Isabeau avait tant essayé de le nier. Et peut-être n’était-ce pas une si mauvaise chose, finalement. Accepter plutôt que rejeter à tout prix. Jean avait raison sur un point ou deux : on ne pouvait pas changer le passé, et au final, elle pouvait être plutôt fière de ce qu’elle en avait fait. Malgré tout ce qui avait pu arriver, malgré ses erreurs, maintenant qu’elle avait pu mettre les choses au clair avec son meilleur ami, elle n’avait plus à s’en faire. Elle ne se souciait guère de l’opinion des autres… sauf de celle du poète. Son pardon à lui équivalait tous les pardons du monde. Y compris celui qu’elle ne s’était jamais vraiment accordé à elle-même, trop occupé à éviter soigneusement d’y songer.

« Eh bien, si j’avais su que cette simple sortie d’affaires prendrait une telle tournure… Mais je crois qu’il ne faut plus s’étonner de rien avec nous. Il était tout à fait improbable que je te retrouve par surprise en me rendant sans le savoir chez ta maîtresse, mais en y repensant, ne sont-ce pas là des retrouvailles dignes de nous ? » remarqua-t-elle avec un sourire taquin. « Tu me surprendras toujours, Jean. A vrai dire, j’aurais été déçue si tu ne l’avais pas fait. Au moins maintenant, je suis sûre que rien n’a changé malgré nos trois ans de séparation ! »

S’installant plus confortablement sur la banquette, elle s’accouda à la fenêtre et, sans se départir de son sourire en coin ou de la flamme de joyeuse curiosité qui dansait dans son regard, reprit :

« Que dirais-tu de venir à la maison ? Mon beau-frère n’est pas là aujourd’hui, nous aurons tout le temps de discuter. Et maintenant que tu connais mon histoire, à toi de me raconter la tienne. Je suis bien curieuse de savoir comment un agaçant garçon qui harcelait les serveuses dans les tavernes a pu devenir dramaturge du roi… Et combien de conquêtes j’ai pu louper en trois ans ! »

Des histoires, il y en avait encore tant et tant à raconter, et si peu de temps pour ça. Mais après tout, pour deux amis que même un océan et trois années n’avaient pas réussi à séparer totalement, quelle importance, du moment qu’ils étaient enfin réunis ?

FIN.
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